Retour sur le défi du frais en vrac
17/06/2021
Lors d’un entretien accordé l’année dernière à l’Ilec vous constatiez deux limites au vrac, dont une limite économique : « le vrac en produit frais [coûtant] paradoxalement plus cher en raison de solutions techniques onéreuses » Cet obstacle a-t-il été surmonté ?
Christophe Audouin : D’un point de vue économique, il est difficile de répondre, car l’obstacle est toujours présent, dans la mesure où nous n’avons pas encore d’effet de masse. Nous sommes plutôt dans le temps de l’ouverture d’une nouvelle route pour le frais en vrac. À court terme, la profitabilité, pour nous transformateurs, n’est pas au rendez-vous. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne le sera jamais. Les économies d’échelle et la massification à tous les niveaux permettront d’atteindre la performance économique souhaitée.
Pour autant, les barrières économiques au développement du frais en vrac – même en période de croissance –, seront toujours plus importantes que celles s’appliquant à l’univers classique du rayon ultra-frais des grandes surfaces. Dans le cas du yaourt, par exemple, il est nécessaire de disposer de machines distributrices qui ne font pas partie habituellement de ce rayon.
Il s’agit donc d’un investissement supplémentaire. De surcroît, il faut également tenir compte d’un autre investissement lié à l’intervention humaine nécessaire pour accompagner le service d’un produit frais, sensible. Les coûts de distribution et de commercialisation sont donc plus importants que ceux d’un yaourt classique. De manière générale, faire mieux dans l’univers alimentaire induit une augmentation des coûts ; c’est pourquoi rares sont les industriels qui ont réussi à s’affranchir de la vente d’un produit alimentaire au plus grand nombre le moins cher possible tout en innovant sur le plan environnemental. Aussi, nous sommes très vigilants sur le calcul et la mesure des effets extra-financiers de notre activité. Je fais le pari d’un modèle économiquement viable pour le vrac ultra-frais, mais je ne sais pas s’il sera aussi profitable que les modèles classiques du xxe siècle et leurs pots de yaourt en plastique par seize.
Il faudra, je pense, imaginer des modes de calcul différents, qui intégreront toutes les externalités et répercussions extra-financières de notre activité, empreinte environnementale des emballages utilisés – bien que réduite – incluse. Cette valeur n’a encore jamais été chiffrée, mais on sait que cela a un coût, compte tenu des dégâts produits.
Mutualisation qui fait sens
La seconde limite est d’ordre réglementaire, car, disiez-vous, « la responsabilité du risque alimentaire repose sur le fournisseur, qui sera sanctionné même si le consommateur, utilisant son propre contenant, n’a pas été vigilant sur sa propreté ».
C. A. : Sur le plan réglementaire, malgré les mesures prises pour enrayer la crise sanitaire, les barrières se sont globalement assouplies depuis la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (Agec), de février 2020. La commercialisation du frais en vrac bénéficie désormais d’un champ de responsabilité plus étendu, plus équilibré, et impliquant davantage le consommateur, à la condition que le distributeur ait effectué toutes les démarches réglementaires en matière de formation, d’information et de vérification du contenant du consommateur.
Si le marché du vrac est amené à croître à moyen terme, en raison d’une prise de conscience des consommateurs, leur niveau d’exigence quant à son exécution au point de vente va également augmenter.
Quels enseignements avez-vous tirés de votre première expérience sur le plan des contraintes techniques et logistiques (gestion de la chaîne du froid…) ?
C. A. : La première expérience a porté sur le distributeur de yaourt, jugé trop grand, trop encombrant et offrant un « sur-service » inutile. Aussi avons-nous décidé de le simplifier en réduisant sa taille pour le faire tenir sur une tablette. Il ressemble désormais à une machine à expresso à grains dans laquelle on placerait une poche de 4,8 kilos de yaourt. Son utilisation a également été simplifiée, pour permettre un dosage rapide et précis. Le contenant est désormais pesé en caisse et non plus sur la machine.
Comment rendre le modèle vrac rentable ? Les industriels doivent-ils avoir une approche mutualisée ?
C. A. : C’est à n’en pas douter une des pistes à creuser sur un marché au début étroit, et sur lequel le coût de transport reste excessif. La mutualisation fait du sens entre marques, entre entreprises, elle fait aussi du sens entre distributeurs et transformateurs.
Emballage maison
Deux ans après votre première expérience, qui dura deux semaines, vous relancez depuis mars Faire Bien en vrac dans cinq épiceries Day by Day à Paris et dans les Hauts-de-Seine. Quels sont les critères qui ont présidé au choix de ces épiceries ?
C. A. : C’est Day by Day qui a choisi selon certains critères : une zone relativement facile à couvrir sur le plan de la livraison, des magasins partenaires et volontaires, des franchisés dans un bon état d’esprit pour gérer la nouveauté et la complexité – ce qui ne fut pas difficile à trouver – et un échantillon représentatif sur le plan de la taille et de la zone de chalandise.
Quel premier bilan est tiré de cette deuxième expérience ventes, accueil des consommateurs, usage du distributeur et du système de conditionnement ?
C. A. : Nous sommes en phase de redéploiement avec Day by Day. En matière de ventes, les deux premiers mois sont très bons, d’autant plus si l’on intègre le confinement et une moindre fréquentation des magasins. Nous ne sommes pas encore au niveau des ventes d’il y a deux ans, quand nous étions dans une configuration idéale, mais nous vendons néanmoins dans un magasin deux à trois fois plus de yaourt en quantité que dans un hypermarché de grande taille, pour un yaourt bio brassé Les 2 Vaches par exemple. Chez Day by Day, les commerçants ont dix jours pour vendre les poches de yaourt, un jour et demi leur suffit.
La réaction des consommateurs est identique à celle d’il y a deux ans : ils sont enthousiastes à l’idée de trouver dans leur magasin un produit frais en vrac. Le yaourt est un produit très simple, basique, peu élaboré, qui s’accommode de ce mode de commercialisation. Ajoutons que le consommateur peut se servir la quantité souhaitée, premier moteur de l’achat en vrac. Il ne regarde pas le prix, il ne compare pas, car il sait que celui-ci sera plus élevé que chez un discounter. Si le produit est vendu 5,95 euros le kilo – soit 3 euros les quatre yaourts –, les consommateurs économisent sur la quantité en optant pour la juste dose, et gaspillent moins.
Autre changement depuis deux ans : le contenant. Les consommateurs, habitués à venir avec leur propre contenant, ne voulaient pas de contenant non-réutilisable. Depuis la loi Agec, nous avons assumé de laisser les consommateurs venir avec leur contenant. En matière de date limite de consommation (DLC), le cadre est le même : une DLC à fabrication (30 jours), une pour le commerçant (10 jours pour vider la poche), une autre pour le consommateur (3 jours).
Le silo de vrac, défi de communication
Comment à son domicile le consommateur peut-il retrouver tous les éléments d’information nécessaires (composition, DLC…) ?
C. A. : Nous avons imaginé une étiquette qui n’est plus imprimée par la machine comme auparavant, mais collée sur le contenant du consommateur. Elle présente les informations de traçabilité et la DLC. La marque Faire Bien figure deux fois : sur la machine et sur l’étiquette.
Pensez-vous que les marques sont légitimes en vrac ? Quelle valeur ajoutée apportent-elles ?
C. A. : Oui, les marques sont très attendues par les consommateurs, mais toutes ne sont pas à l’aise avec l’idée du vrac, en raison tout d’abord du modèle économique, qui impose des contraintes qu’elles ne peuvent peut-être pas assumer au moment où elles souhaitent se lancer. Deuxième raison qui peut freiner les ardeurs : en matière de vrac, l’essentiel de la communication ne porte pas tant sur la marque que sur le produit – le café, les céréales, les graines… Aussi allons-nous être conduits, à la demande des magasins Day by Day, à mettre davantage en valeur le produit yaourt et un peu moins la marque Faire Bien. Or le propre d’une marque est de rayonner pour avoir de l’impact. Autre contrainte pour une marque : son produit est placé dans un silo, à tel endroit et pas ailleurs, et elle n’est pas libre d’en changer comme dans une grande surface. Les positions sont figées, on ne change pas de “facing” comme on le souhaite.
La valeur ajoutée des marques est qu’elles apportent leur capacité de déployer à plus grande échelle de tels projets, que seules de grandes entreprises sont en mesure de proposer à moindre coût et à des niveaux de prix acceptables par les consommateurs. La marque apporte sa caution de qualité, de confiance, et sa capacité à s’associer avec d’autres marques. Aujourd’hui, un silo de distribution de produits alimentaires en vrac est un espace de communication et de visibilité mal exploité. Le vrac conduit à repenser le concept de marque.
Pensez-vous que l’offre vrac doit être uniquement bio ?
C. A. : Non, même si aujourd’hui le vrac est constitué en grande partie d’offres bio pour des consommateurs « citoyens ». Le marché se développant, il va s’ouvrir à d’autres produits. L’offre de Day by Day n’est pas 100 % bio.
Ne pas fragiliser la filière
Quel délai vous donnez-vous pour juger de la pertinence du concept ? Quel critère pourrait conduire à renoncer à un déploiement national ?
C. A. : Passé six mois, on saura où ce modèle peut nous conduire. L’attractivité de l’offre par rapport à la demande est aujourd’hui validée. Cette configuration peut changer, car Day by Day n’a pas encore de chaîne du froid. Le seul critère qui pourrait arrêter l’expérience serait que ce modèle fragilise toute la chaîne de la filière, distributeur et transformateur.
En cas de succès, d’autres enseignes pourraient-elle accueillir Faire Bien ? Et le vrac peut-il exister de la même manière dans les enseignes de proximité et dans les hypermarchés ?
C. A. : Oui d’autre enseignes pourraient accueillir Faire bien, et même de façon générale notre concept de yaourt brassé en vrac, car le principal de notre chiffre d’affaires se fait avec la marque Les 2 Vaches, qui pourrait être vendue en vrac.
Le vrac peut exister dans tous types d’enseignes, moyennant au début un écart d’attractivité et de trafic, comme il y a un écart entre proximité urbaine et proximité rurale pour le vrac, en faveur de la seconde. Le point commun qui fait la force d’un réseau comme Day by Day est que le magasin est géré par des personnes qui maîtrisent parfaitement le concept du vrac. Car l’exigence des consommateurs augmente sur fond de crise sanitaire.
Pensez-vous ester une approche « consigne », comme Loop, un emballage consigné qui serait reconditionné en usine par la marque selon une boucle circulaire ?
C. A. : C’est une autre route. Le vrac tel qu’il est testé aujourd’hui est plus simple, plus économique et plus vertueux d’un point de vue environnemental que la consigne. Il existe des pistes hybrides de vrac consigné : en échange du contenant qu’il a rapporté, le consommateur reçoit un bon qui lui permet d’obtenir gratuitement un nouveau contenant propre… Mais on rend alors le concept plus complexe et plus coûteux.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard