Tribunes

Qu’est-ce qu’une marque ?

01/04/2022

De l’invention de la traçabilité sur les premiers marchés de masse à l’imagination de styles de vie, puis à l’assomption des responsabilités et des changements collectifs, les marques ont toujours été le génie de la consommation. Par Mercedes Erra, présidente et fondatrice de BETC Groupe.

Dans mon métier, la communication, la marque est l’objet par excellence. Celui sur lequel on travaille, celui qu’on façonne, au fil du temps, auquel on donne du fond et une forme, et que l’on considère comme un capital. On parle bien du capital de marque, parce que la marque cristallise une valeur, qui détermine pour partie, mais partie essentielle, celle de l’entreprise qui la possède.

D’abord un système d’identification

La notion est née un peu en amont de l’ère industrielle, et c’est l’industrialisation des produits de grande consommation qui en répand l’usage. Pas de marque dans les sociétés archaïques ou agraires où l’on mange ce que l’on produit soi-même. La marque apparaît dès lors qu’un système de production œuvre loin des yeux du consommateur final et que celui-ci perd le contrôle direct de ce qu’il achète. Dans les sociétés paysannes ou artisanales, on achetait ou on échangeait des biens produits dans le village ou alentour, où tout le monde se connaissait et personne n’avait intérêt à arnaquer l’autre. Tout change lorsque l’authenticité de la provenance, du procédé, n’est plus directement vérifiable. L’industrialisation, en centralisant la production de masse dans des usines éloignées des lieux de consommation, a rendu indispensable la marque : elle atteste de l’origine du produit, de son fabricant, elle certifie une conformité à une recette, à un goût, à une façon de faire, et à leur constance. Bref, elle crée un référentiel, un standard, qu’elle va revêtir de signes exclusifs, reconnaissables et qui n’appartiennent qu’à elle : un logo, le plus souvent un emballage. La marque est donc avant tout un système de confiance.

C’est très important, car de là découle largement notre rapport aux marques. “Trust me”, voilà ce que vous dit d’abord une marque. C’est pourquoi la contrefaçon est toujours une nuisance majeure pour les marques, depuis qu’elles existent. La marque est garante d’une vérité sur la fabrication.

Des agents communicants

Ensuite, pour se vendre, les marques ont eu besoin de se faire connaître de leurs clients potentiels, d’accéder à leurs publics. De là vient la publicité, avec son sens premier : rendre public. Rendre public le nom d’une marque, son produit, ses qualités, les bénéfices qu’on retire de son achat. La publicité des marques participe du jeu de la saine concurrence auquel elles se livrent. Il est édifiant que seuls les pays d’où le libéralisme économique est absent ne tolèrent pas la publicité. La propagande s’y substitue alors et affecte tristement d’autres champs de la vie publique.

Les marques ont donc passé des messages, d’abord sur leurs produits. Ce sont des agents communicants. Leurs discours se sédimentent dans la mémoire de leurs publics, en fonction de la pertinence et de la puissance de leurs messages, et des imaginaires qu’elles convoquent. Ils façonnent, construisent, l’image de la marque.

C’est toujours ainsi que ça se passe. Les marques ont eu le champ libre et la partie relativement facile pendant les Trente Glorieuses, d’autant que l’ère du grand tout économique, de la globalisation toute puissante, a longtemps fait reculer le politique et la croyance que le politique faisait tourner le monde. Les marques ont eu toute latitude pour régner, proposer des imaginaires puissants, des valeurs (“Just do it”, “Think different”, “Live young”), et devenir culte. Elles ont émis du sens, et même de l’idéologie. Les marques sont des systèmes de croyance, assez efficaces.

À la faveur de la digitalisation, de ce qu’autorisent les données en termes de connaissance du client, et les réseaux sociaux en termes d’interactions, elles ont aussi tissé une relation plus étroite avec les consommateurs, elles ont réussi à s’immiscer encore plus dans leur vie, avec des offres et des services plus performants, au risque parfois de l’intrusion.

Doutes sur la consommation et interrogation des marques

Mais le changement est arrivé : il est venu de notre relation à la consommation. Pendant tout le XXe siècle, la consommation a d’abord été libératoire. Elle a donné accès à de nombreux biens matériels essentiels au plus grand nombre, et permis d’alléger la vie des familles en donnant à chacun le sentiment que le manque n’était plus une fatalité et que toute la vie serait facilitée par la consommation. Elle a été perçue comme un facteur de progrès majeur. Après la chute du Mur, lorsqu’en Europe de l’Est les femmes ont eu accès aux marques de maquillage, ce rattrapage par la consommation a été vécu comme un espoir, comme une promesse de bonheur : le droit à la séduction et au plaisir. Et plus largement, sort-on encore de la pauvreté autrement que par la consommation ?

Mais au tournant du siècle, la consommation a perdu de son aura. Les signes de ce retournement étaient lisibles dans nos études au début des années 2000. En 2008, les gens se sont mis à dire que la crise que nous traversions n’était pas seulement financière, mais était une crise de la société de consommation, dont nous étions tous un peu responsables. Ils pensaient que l’emprise de la consommation sur nos modes de vie nous menait dans la mauvaise direction et que l’être humain ne pouvait s’y réduire. Le regard sur la crise était déjà moral— « il fallait bien que ça arrive » —comme si nous étions punis par où nous avions péché.

On s’est mis à questionner les marques, emblèmes de la société de consommation. Les gens, qui décryptent aisément le travail des marques, se sont aperçus qu’elles appartenaient à des entreprises, à des groupes, et ont voulu savoir qui ce qu’étaient ces entreprises, comment elles se comportaient, avec leurs salariés, avec l’environnement. L’idée d’une responsabilité individuelle a émergé : je peux à mon échelle décider d’acheter, ou pas, telle ou telle marque en fonction de son impact sur son environnement naturel, social, humain.

Marques et entreprises de marques

Après tout acheter c’est voter, pour le type de société dont on a envie, c’est là que réside le pouvoir du consommateur sur la machine économique. Désormais, les marques devenues entreprises sont mises en demeure d’expliquer comment elles traitent leurs employés, prennent part à la transition, résolvent les problèmes d’inclusion, comptent exercer leur métier pour qu’il contribue à un monde meilleur. Il y a vingt-cinq ans, ces questions ne nous auraient pas effleurés. Les frontières qui séparent produits, marques et entreprise sont floutées.

Derrière la marque, il y a toujours une entreprise, en prise avec la société, avec les citoyens. C’est elle qui se comporte bien ou mal avec ses salariés, son environnement. L’exigence de vision et de clarté vis-à-vis de l’ensemble du système s’est amplifiée. On en arrive à l’ère de la raison d’être, formalisée par la loi Pacte en 2019. Mais cet enjeu de la raison d’être était présent depuis longtemps : Antoine Riboud dans son discours de 1972 ne pensait pas autrement, en prônant l’équilibre de l’avoir et de l’être pour les humains et pour les entreprises.

Aujourd’hui, la quête du “purpose” est partout. Pas un de nos clients, entreprise, marque, qui ne questionne là-dessus l’agence que j’ai fondée. Cela focalise la réflexion, à l’excès parfois, quand on en arrive à de grandes idées généreuses mais génériques, à des raisons d’être hors sol par rapport au métier de l’entreprise. C’est la dérive de la raison d’être, lorsqu’elle se déconnecte du métier, et pour moi c’est incompréhensible. Mais lorsqu’une raison d’être est liée au métier, énonce comment l’entreprise se propose d’améliorer ce métier, sa valeur civilisatrice, sa contribution à la transition ou au changement, c’est très intéressant.

En fait, la reconnaissance du pouvoir économique et de son poids sur l’évolution de nos sociétés n’a fait que s’accentuer. Or l’économie, ce sont les entreprises, et les entreprises, ce sont les marques. Pas étonnant qu’on se tourne vers elles quand on pense « changement ». Les voici face à la transition climatique et écologique.

Elles vont s’y adapter, changer des choses, ce mouvement est massif. Je suis frappée de voir comme une entreprise, une marque, qui a décidé de changer peut aller vite. Cela donne un certain optimisme quant à nos capacités, par l’économie et ses instruments, entreprises et marques, à inventer un monde plus sobre en énergie et en ressources, en évitant la régression et le recul qui hantent les radicaux et les extrêmes mais conviennent si mal à l’esprit humain. L’écologie de demain ne sera pas un retour en arrière, mais un grand pas en avant, elle devra respecter la planète et les hommes, mais aussi leur désir d’avancer. La consommation n’est pas un mal en soi, il s’agit de déterminer vers quelle consommation orienter le monde.

Mercedes Erra, BETC Groupe

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