Transition alimentaire : une consommation paradoxale
13/06/2022
Franchissement un à un des caps vers un réchauffement climatique inéluctable, creusement des inégalités sociales et de la facture alimentaire, record de démissions dans les entreprises et grandes difficultés à recruter, explosion de l’anxiété et des dépressions, notamment chez les plus jeunes dont 75 % jugent l’avenir « effrayant » (The Lancet, 2021). Non, le monde ne va pas franchement bien. Le monde ne va pas bien et cela s’explique parfaitement, car nous sommes dans une phase de turbulences que le physicien Marc Halevy nomme la « bifurcation » entre un ancien modèle à bout de souffle et un nouveau modèle à repenser. Selon lui, cette phase inédite de notre histoire est la résultante de cinq grandes ruptures concomitantes.
Cinq grandes ruptures
La première rupture est la rupture « écologique ». Sous la pression de la croissance démographique (nous serions dix milliards en 2050), les ressources renouvelables diminuent. L’eau douce, les terres arables, les énergies fossiles, les métaux rares, s’épuisent, et nous passons d’une logique globale d’abondance à une logique de pénurie. La seconde rupture est la rupture « technologique ». Il s’agit de la « troisième révolution anthropologique », celle de l’apparition des technologies de l’information et de la communication. Cette révolution se traduit par le passage du mécanique au numérique, avec des répercussions nombreuses sur notre quotidien : accès illimité à l’information, réseaux sociaux, nouveaux médias, développement de l’économie des plateformes et ubérisation de l’économie. La troisième rupture est la rupture « organique », qui face à la complexité due à la multiplication des échanges nous impose de passer d’un fonctionnement traditionnel pyramidal à un fonctionnement en réseau. La quatrième rupture est la rupture « économique ». Notre modèle économique, hérité de l’après-guerre, a conduit peu à peu à la standardisation des biens de consommation, dont la seule variable d’ajustement est le prix, précipitant le système vers une perte globale de la valeur. Aujourd’hui, le modèle de la « grande consommation » s’ébranle. La dernière rupture est la rupture « philosophique », qui entraîne le passage de la philosophie du progrès à celle du mieux-vivre. Cette quête de sens nous fait passer d’un modèle au centre duquel il faut « réussir dans la vie » et accéder à un mode de vie, à un modèle qui enjoint plutôt à « réussir sa vie » et à tendre vers la « qualité de vie ».
Transformation de l’offre
Le secteur de l’alimentation au sens large n’échappe pas à ces lames de fond, nous plongeant dans ce qu’on appelle la « transition alimentaire ». Derrière cette notion, on retrouve quatre enjeux clés et prioritaires : mieux produire de façon plus durable (c’est-à-dire en prenant en compte les externalités sur les hommes et l’environnement) ; lutter contre la précarité alimentaire ; mieux éduquer et informer le consommateur ; défendre notre souveraineté alimentaire et notre compétitivité. Chez des consommateurs citoyens de plus en plus informés et conscients monte le sentiment de leur responsabilité sociale dans leurs choix de consommation. Du moins dans les sondages d’opinion : ils attestent de ce désir d’autres choses et parfois de changements radicaux.
La transition alimentaire est donc en route, les offres se transforment sous la pression de nouveaux acteurs, de la pression d’activistes plus radicaux, mais également sous l’influence de certains acteurs historiques dont les marques par leur le poids et leur notoriété ont une capacité d’entraînement très forte. Nous voulons globalement consommer plus responsable, faire attention à notre impact environnemental. La justice sociale, le bien être animal, tout comme la consommation locale et les circuits courts ou le bio rencontrent notre faveur. Mais on observe de nombreux décalages entre ces déclarations d’intention et nos comportements réels. Pourquoi ? Peuvent-ils mettre en question le mouvement de fond de la transition alimentaire ?
Biais de lecture
Le domaine de l’alimentation est d’une grande complexité. La masse d’information est de plus en plus importante et il est difficile d’en extraire quelque chose quand on n’est pas expert. Des applis comme Yuka ou le NutriScore font cet exercice de simplification, mais au risque de délivrer une information parcellaire et incomplète. De plus, les informations sont parfois instables et sujettes à polémique, sans compter des effets de reports vers des solutions pas si vertueuses qu’elles ne revendiquent. Pas simple alors d’arbitrer en connaissance de cause, d’avoir un comportement toujours rationnel.
La « grande consommation » est morte et la société est désormais un archipel de consommateurs citoyens culturellement très différents. Par conséquent, le premier biais est celui des traditionnels sondages commençant par « les Français pensent », qui confrontés les uns aux autres n’ont aucun sens. On peut également citer les biais de projection des interviewés devant un sentiment de culpabilité montant. Le deuxième biais de lecture est relatif au traitement médiatique qui surexpose certaines consommations. Par exemple, le bio représente 6,5 % de la dépense alimentaire (source Agence Bio 2021) et le vrac moins de 1 %, alors que leur part de voix est largement plus importante, accentuant le décalage entre la perception et la réalité. Enfin, nous devons prendre en compte le biais des projections personnelles des commentateurs, dont certains décryptent volontiers le monde avec leurs propres lunettes, passant le plus souvent à côté d’une frange périphérique de la société qu’ils ignorent.
Fracture sociale, alimentaire et idéologique
Les comportements sont le fruit de nos idéaux sous contraintes. L’ObSoCo parle de trois grands idéaux présents dans notre société, dont celui de l’écologie serait dominant. Mais nous sommes tous confrontés à des contraintes comme le temps, l’espace, le niveau des connaissances et des savoir-faire, et bien entendu le pouvoir d’achat. Les épisodes de confinement nous ont contraints en termes de temps et d’espace, et nous avons modifié nos habitudes d’achat et de consommation : plus de circuits courts, plus de fait-maison, plus d’e-commerce. Mais certains de ces nouveaux comportements, une fois les contraintes levées, s’avèrent difficiles à prolonger.
Encore plus parfois que l’idéologie, notre rapport au temps (repli nostalgique sur le passé, décrochage dans le présent ou projection enthousiaste vers le futur) et à la mobilité (la France de la forte mobilité et celle des mobilités contraintes) creuse toujours plus la fracture sociale. Chaque groupe social se trouve chaque jour un peu plus conforté dans ses opinions, convictions ou croyances. Il est donc difficile de porter un discours identique sur la notion de changement. Parler de sobriété heureuse à une personne qui n’a pas assez d’argent pour finir le mois sera perçu comme une provocation. Sur un triptyque d’attentes autour du « bon », du « bien » et du prix, certaines offres sont allées trop loin, oubliant le plaisir. Mais c’est souvent davantage en prix que ces offres se dépositionnent, et se heurtent au frein majeur : celui du pouvoir d’achat.
Biais comportementaux
Plusieurs biais expliquent la différence entre nos intentions et la réalité de nos comportements. En premier lieu, la résistance au changement et la difficulté de mettre en question nos modes de pensée antérieurs et nos privilèges. Nous aspirons à des produits toujours plus sains en termes de composition, et avec moins d’additifs, mais sommes-nous vraiment prêts à accepter des produits qui se conservent moins longtemps ? Nous sommes de plus en plus nombreux à nous insurger contre le plastique, mais sommes-nous vraiment prêts à renoncer à la praticité des formats individuels ? Nous nous indignons devant l’injustice sociale, mais sommes-nous prêts à ne pas contribuer à financer certains produits d’importation aux normes sociales douteuses ?
Cette résistance se trouve facilitée quand des marques nous invitent à ne renoncer à aucun de ces privilèges, par exemple avec la compensation carbone. Nous nous projetons avec difficulté dans le temps long. En effet, bien que conscients de l’impact de notre alimentation sur notre environnement et sur notre santé : l’absence de danger imminent nous empêche de nous mobiliser.
Enfin, nous sommes de plus en plus défiants envers les grands acteurs politiques et économiques, et nous doutons des engagements des marques en matière de RSE. Si 56 % des Français pensent que les marques ne s’engagent pas suffisamment (LSA 2022), ils sont 75 % à éprouver de la défiance quand elles le font (Harris Interactive 2022).
Alors, faut-il vraiment croire en notre capacité à nous reformer par la transition alimentaire ?
Faire émerger de nouvelles logiques
En tant que professionnels et acteurs, cela dépend de notre posture et de nos lunettes, autrement dit de notre vision du monde. Nous pouvons appréhender les tendances en projetant les courbes comme un fait inéluctable sur lequel nous avons peu de prise, voire nous projeter dans un scénario catastrophe écrit à l’avance. Mais nous pouvons aussi travailler à un scénario souhaitable. En tant que protagonistes de l’alimentaire, nous avons ce pouvoir d’action pour faire émerger de nouvelles logiques. Comment faire ?
- Nous devons prioritairement œuvrer à enrichir un socle de connaissances, par exemple l autour du vrai coût de notre alimentation : l’éducation alimentaire chez les plus jeunes doit être une priorité absolue ; la transparence est un impératif mais elle doit toujours s’accompagner de pédagogie.
- Nous devons valoriser les actions de ceux qui ouvrent la voie et font bouger les lignes, en veillant à ne pas faire la promotion des actions de greenwashing dont notre époque est friande.
- Nous devons imposer des critères de performance qui dépassent la simple lecture financière et font de la place de l’homme et la durabilité de nos modèles des indicateurs.
- Nous devons faire des choix, pour un équilibre entre le bon, le bien et le juste prix de la qualité, pour rendre la transition alimentaire accessible au plus grand nombre.
- Oublions « décroissance », « sobriété heureuse », « bien-manger » ou « monde d’après » : nous devons imaginer et délivrer de nouveaux récits positifs et exemplaires, et surtout veiller à les personnaliser en fonction de notre auditoire : promouvoir la qualité de vie plutôt que le niveau de vie, le mieux-manger plutôt que le bien-manger, ringardiser certains modes de consommation, prendre du recul sur le vrai coût global de notre alimentation, interroger l’idée de croissance infinie, construire des récits alliant préoccupations écologiques et économiques (cuisine, antigaspillage), sont quelques pistes intéressantes de récits à explorer pour un futur souhaitable.