Du management, mais pas seulement - Numéro 471
09/03/2018
De quoi est faite surtout la culture propre d’une entreprise : des pratiques, des façons de parler et de s’y parler, des valeurs revendiquées, des références, des non-dits, un type de management, des types de savoir, une histoire… ?
François Enius : La culture se construit sur l’histoire de l’entreprise, qui commence par un fondateur. L’acte fondateur prend sa source dans diverses causes, comme la conquête de nouveaux marchés. Ce moment est important, comme le berceau géographique, créateur d’écarts de culture, puis il se fond dans une masse d’informations qui fait l’histoire de l’entreprise : le lancement du premier projet ou du premier produit rend compte de la réaction du marché, il traduit l’aptitude de l’entreprise à réagir aux première difficultés mais aussi aux premières réussites, comment elle définit sa stratégie, comment elle est capable de se mettre en question, comment elle embauche… Tous ces moments font sens pour la culture de l’entreprise. Comme les éventuels rachats, fusions, diversifications. La culture est-elle une construction consciente ou non, sûrement elle n’est souvent pas consciente ; c’est en regardant dans le rétroviseur qu’on la rend consciente.
Depuis quand parle-t-on de « culture d’entreprise » ?
F. E. : Avant la révolution industrielle prévalait une logique artisanale, familiale, avec une organisation courte sur de petites entités, le pater familias transmettait sa culture à quelques apprentis. La révolution industrielle amène la production de masse, avec des centaines voire des milliers de personnes qui font le même geste : se crée alors une logique de culture d’entreprise, une dimension collective, qui pose la question de l’organisation.
Deux modèles d’organisation vont s’opposer qui perdurent encore. Celui de l’Europe continentale, celui du Canada et des États-Unis. Dans le premier, ce sont d’anciens militaires de l’armée napoléonienne qui, ayant su gérer des hommes dans l’armée, savent le faire dans l’entreprise. On y transfère une culture de la hiérarchie. Toute autre est la culture d’entreprise de l’Amérique du Nord, où l’armée, au moment de la première révolution industrielle, n’existait pas. On y invente ce qu’on nommera plus tard culture managériale, fondé sur la capacité de certains à mieux gérer les hommes que d’autres, où ce n’est pas tant l’expertise que cette capacité qui prévaut. En France, durant les années 1970-1980, les directeurs du personnel étaient encore souvent des militaires en retraite. Aux États-Unis, une personne non experte sur le plan technique peut diriger l’entreprise, en Europe occidentale domine l’idée que seul l’expert peut diriger.
Y a-t-il des entreprises sans culture ?
F. E. : Non, car la culture définit la relation à l’autre. L’humain est un animal de tribu qui dès qu’il se lie à autrui pour un projet, une mission, crée une culture, des codes de reconnaissance, de comportements. Aussi bien, l’entreprise, réunion d’êtres humains, ne peut pas ne pas avoir de culture qui la singularise. Une entreprise a toujours une culture, mais peut ne pas avoir conscience de ce qu’est sa culture.
La culture d’entreprise est-elle parfois réductible à un nom, à une marque ?
F. E. : La culture peut se résumer à un nom pour l’extérieur, mais non pour l’intérieur, où les valeurs doivent être bien affirmées, assumées et déclinées dans les actes de management et au quotidien, dans toutes les opérations, commerciales, mar-keting, stratégiques… La culture ne consiste pas à afficher des valeurs, elle se voit dans les entretiens de recrutement ou dans les réunions de travail, qui ne se déroulent pas de la même manière dans toutes les entreprises, dans des actes de micro comme de macromanagement qui expriment la culture au quotidien.
La culture d’une entreprise change-t-elle toujours quand l’entreprise grandit ?
F. E. : C’est une des difficultés pour les entreprises de grandir : accueillir de nouveaux salariés sans perdre leur âme. La fidélité des salariés peut changer sur la durée, en fonction des vagues plus ou moins grandes de recrutement. Des risques de rupture culturelle existent en cas de grand écart. Comment conserver les valeurs tout en faisant évoluer les pratiques : comment conserver les liens entre la direction générale et les niveaux N – 1 et N – 2 quand ceux-ci, à force d’embauche, se retrouvent au niveau N – 3 ou N – 4 ? Le niveau de la décision change, comme le rapport à la hiérarchie. Le risque de perdre des salariés historiques existe, avec comme conséquence une perte de l’histoire de l’entreprise.
Une forte culture d’entreprise réduit-elle la rotation des effectifs ?
F. E. : Elle augmente le temps de présence en entreprise, mais des périodes de grande croissance peuvent nécessiter d’engager en nombre de nouveaux salariés. Au risque d’embaucher pour un temps des gens culturellement peu compatibles, et de connaître ensuite un plus important turn-over. Celui-ci peut aussi augmenter si l’entreprise, malgré une forte culture, ne peut fournir de nouvelles fonctions, de nouvelles responsabilités, faute de places disponibles.
La culture maison est-elle toujours plus forte dans les entreprises familiales ? Le fait que le fondateur soit encore présent joue-t-il toujours en faveur d’une permanence forte des traits culturels ?
F. E. : Dans ces entreprises, les symboles sont humains, incarnés. Elles disposent d’un outil supplémentaire pour fédérer. Pour autant, cette culture peut être fragile, si une nouvelle génération entend faire table rase. Il arrive qu’une entreprise en difficulté souhaite le retour du fondateur qui en a cédé les rênes. Son retour est souvent vécu comme un soulagement. Dans le cas de Michelin, le management n’est plus familial, mais la culture est conservée.
Quelles parts dans la perpétuation des cultures d’entreprise prennent respectivement le ciblage au recrutement et l’acculturation en interne ?
F. E. : Il y a deux aspects dans un recrutement : comportement et compétence. Certaines entreprises recrutent des gens qui sortent de telle ou telle école, selon un ciblage de compétence, en imaginant que leurs comportements sont les mêmes puisqu’ils sont issus des mêmes écoles. C‘est fondamentalement une erreur. Le ciblage doit être comportemental, pour que la personne, en fonction de sa propre culture, puisse apporter une contribution positive à la culture de l’entreprise. Même si parfois il n’est pas inutile d’engager des personnes un peu disruptives, des mouches du coche.
Une entreprise comme Toyota, champion du « fabriqué en France », y a-t-elle importé des aspects de sa culture japonaise ?
F. E. : Oui, on peut l’observer dans les premières minutes de travail le matin, intégration du zen dans la culture industrielle française, sous le couvert des difficultés musculo-squelettiques. Toyota a su marier les deux cultures par petites touches.
La financiarisation de l’économie est-elle préjudiciable à la pérennité des cultures d’entreprise ?
F. E. : Fondamentalement oui, car les entreprises sont analysées avec des outils de mesure identiques, standardisés. L’uniformité tue. Des exceptions existent, comme LVMH, qui a su marier la finance et le développement d’entreprises prestigieuses dans le luxe, dotées d’une forte culture préservée et cultivée.
Une culture forte est-elle pour une organisation porteuse d’un risque d’entropie ?
F. E. : Les excès sont toujours préjudiciables. Si la culture devient un dogme, il y a effectivement un risque d’entropie. Si la culture d’une entreprise est vivante, elle s’adapte à l’évolution des mœurs, des techniques, des modes de communication, etc.
1. Auteur de Culture d’entreprise, des racines et des hommes, Afnor éditions, 2017.