Marque et méthode - Numéro 471
09/03/2018
Dans votre expérience des cultures d’entreprise, quel est le noyau dur que les entreprises tendent le plus à pérenniser, lorsqu’elles s’interrogent sur ce qu’elles sont ?
Michel Hansen : Je distinguerais les entreprises familiales (et plus largement les petites entreprises) et les grandes entreprises, surtout multi-secteurs. Les entreprises familiales ont une culture forte, intégrée, vivante et incarnée par des personnes. La culture y est une évidence, elle est omniprésente. Pour autant, l’enjeu est de passer de l’évidence à la formalisation de cette culture, à une politique de marque forte afin qu’elle soit en phase avec le marché et permette de s’y différencier, qu’elle s’y exprime clairement par une communication forte. Henaff est un bon exemple de culture marque et entreprise réussie.
La situation est différente dans les grandes entreprises de marque, même s’il y a parfois un mythe de marque autour du fondateur ou de la fondation, comme chez Kellogg’s ou Coca Cola. Souvent la culture est essentiellement une culture de marque, avec des modèles de marque, par exemple chez Procter & Gamble. On peut dire que la culture de marque tend à prendre le dessus sur la culture et les valeurs d’entreprise. Dans ce modèle, on a parfois tendance à coller à la demande, à l’esprit du temps, la responsabilité sociétale, l’écologie, le naturel, plutôt qu’à défendre des valeurs inscrites dans le temps, un véritable engagement d’entreprise.
Les procédures et les méthodes de ces grandes entreprises multimarques sont singulières et nourrissent la culture de marque. Les meilleures grandes entreprises sont celles qui ont une méthode forte focalisée sur la construction des marques, des gammes, de leur territoire. La méthode tient alors lieu de culture d’entreprise. C’est je crois la grande force des lessiviers, dont les méthodes de construction et de positionnement des marques sont très sophistiquées et efficaces. Cette culture de la méthode est aussi forte dans les groupes de distribution performants
Les jeunes diplômés sont attirés par ces entreprises, car ils y acquièrent des méthodes rigoureuses. Le risque est que la méthode se fige et devienne une scolastique, que l’on s’enferme dans une méthodologie autocentrée qui tue la créativité, la recherche, l’ouverture au monde. L’idéal, c’est bien sûr d’arriver à marier la force d’une culture, d’une tradition, de savoirs et de valeurs pérennes sur plusieurs générations, avec l’efficacité et la puissance des outils et méthodes. On peut ici citer LVMH, chez qui tout converge dans la défense et illustration de l’excellence française.
La culture d’entreprise est-elle réductible aux valeurs affichées, souvent interchangeables ?
M. H. : La culture d’entreprise ne se réduit pas aux seules valeurs. L’industrie automobile allemande a une culture qui dépasse ses valeurs. Une vraie culture d’entreprise plonge ses racines dans une géographie, des relations sociales, les rapports de l’entreprise avec la région, les salariés, etc. Plus que des valeurs affichées, il faut des valeurs vécues à tous les niveaux de l’entreprise et dans la durée. On peut regretter que l’histoire des marques et des entreprises soit peu connue, car cela donne de la consistance à la culture d’entreprise. Peugeot est ainsi revenu à ses sources, alors que Citroën s’est dispersé.
Une culture d’entreprise forte repose-t-elle toujours sur une narration, un « story telling » au sens publicitaire ?
M. H. : La narration est la capacité à encapsuler tout ce qui décrit l’entreprise depuis sa création. L’essentiel, c’est le sentiment d’appartenance, la croyance en la marque, un peu comme en sport l’amour du maillot, à la fois du côté des collaborateurs de la marque et des consommateurs. Le mot consommateur est d’ailleurs réducteur ici. Une marque ou une entreprise forte a des afficionados. On pense à Apple, mais aussi à Nutella. On a bien sûr besoin de narration. Mais le mieux, c’est quand elle est intériorisée, que tout le monde la connaît pour ainsi dire par cœur. Dans ce cas, comme pour Nutella ou Mc Do, il y a peu de place pour les concurrents.
La transmission des principaux caractères d’une identité d’entreprise vous paraît-elle surtout informelle, ou affaire de procédures ?
M. H. : Les deux. Elle est informelle quand les salariés de l’entreprise y sont depuis longtemps. Elle est affaire de procédures, de sessions de formation, pour jeunes arrivants qui ont besoin d’un récit d’entreprise ou pour des chefs de produit qui vont rarement dans les lieux de fabrication. Plus vous êtes dans une logique marketing par opposition à la production, et plus les procédures sont importantes.
Le management peut-il changer diamétralement la culture d’une entreprise ? S’en exempter ?
M. H. : Il est des cas où il est nécessaire de modifier la culture, car elle ne colle plus au marché : on s’est endormi. Le management doit donc faire évoluer la culture, mais pas de manière brutale. L’entreprise est une entité vivante. Les exemples de fusion qui se sont mal déroulées le prouvent. Le problème est quand le nouveau management (souvent étranger) ou le groupe qui absorbe une entreprise la violentent, soit par arrogance, soit par ignorance. C’est pourquoi les fonds d’investissement font souvent réaliser un fond de marque quand ils achètent une entreprise : pour bien comprendre les fondamentaux, ce qu’on peut faire évoluer et ce qu’il ne faut pas changer. Le respect des équipes est aussi important, bien sûr.
J’ai beaucoup travaillé avec le groupe Sara Lee, qui a été démantelé et dont les marques ont été dispersées. Certaines, comme Sanex, qui était une marque forte et en phase avec les besoins, sont demeurées sur leur trajectoire. D’autres ont été retravaillées à partir de leur histoire, ce qui a permis de les relancer. J’ai aussi participé au repositionnement complet d’une marque selon la méthode très pointue du groupe qui l’avait achetée. Il y a donc eu une évolution forte, mais c’est l’équipe qui pilotait la marque chez Sara Lee qui a conduit le repositionnement ; et ça a fonctionné parce que l’équipe était convaincue de la valeur ajoutée de la méthode et se l’est appropriée. Un bon exemple de mue réussie.
La loi de la concurrence nécessite parfois des remises en question fortes. On peut et on doit parfois intégrer une partie de la culture d’un concurrent qui aurait de bons résultats, s’inspirer de ses méthodes pour rebondir. Mais ici aussi l’important est de s’approprier cette culture et ces méthodes, de les métaboliser pour ainsi dire. On peut suivre la dialectique hégélienne : la loi du devenir, c’est le dépassement des organisations et cultures déclinantes. Mais ce dépassement n’est pas que négation, rejet. Sous l’apparence de la rupture, il intègre l’acquis de ce qu’il dépasse. C’est un dépassement-conservation.
Une entreprise dont le système de valeurs et la culture propre entrent en dissonnance avec l’air du temps, le ton de l’époque, peut-elle longtemps persévérer dans sa singularité ?
M. H. : On peut citer des marques en dissonance, qui ne collent pas à la mode, comme Guerlain, mais qui conservent leur singularité. Guerlain a su préserver aujourd’hui des éléments de son histoire qui demeurent importants. Il est néanmoins des marchés où la marque doit coller à l’air du temps. La grande difficulté est de rester soi-même sans se couper du marché et des consommateurs.