Bulletins de l'Ilec

Lois et retouches - Numéro 472

25/04/2018

La pratique judiciaire française se fait plus réactive, mais elle doit compter avec la récurrence des interventions législatives, et un arsenal pas toujours facile à acclimater avec le droit communautaire et l’internationalisation des affaires. Entretien avec Jean-Christophe Grall, avocat, Grall & Associés

La France passe pour être un pays où les relations commerciales souffrent de nombreux retards, est-ce fondé ?

Jean-Christophe Grall : Cette réputation de retardataire n’est pas totalement justifiée. Dans le cas des délais de paiement la France a longtemps fait figure de mauvaise élève en Europe, mais les entreprises ont fait des efforts importants, probablement incitées par la recrudescence des sanctions administratives. Pour 2017, l’Observatoire des délais de paiement a noté que les retards sont descendus en moyenne pour la première fois sous onze jours, ce qui est très encourageant.

S’agissant de la conclusion des contrats, les entreprises françaises ne font pas volontairement traîner les choses ; il faut qu’elles s’accordent, le contrat scelle les volontés des parties, encadre et structure le partenariat, il est normal qu’elles prennent leur temps pour faire valoir leur position. Il arrive que la loi impose aux parties de conclure les contrats dans un certain délai. C’est le cas de la convention écrite récapitulative qui formalise le résultat de la négociation commerciale entre fournisseurs et distributeurs, et doit être conclue au 1er mars, sauf exception. La DGCCRF y veille sous peine de sanctions administratives qui peuvent être lourdes.

Le nombre de procédures, normes, codes, règlement, est-il excessif en France ?

J.-C. G. : Il est important, mais cela ne doit pas être perçu obligatoirement avec scepticisme. La vie des affaires est en incessante mutation, le législateur français et les autorités européennes doivent en tenir compte – ainsi du Règlement général sur la protection des données, qui entrera en vigueur le 25 mai. C’est moins le nombre de textes qui pose des difficultés aux entreprises que leur modification récurrente. En matière de pratiques restrictives de concurrence, les entreprises ont dû depuis quatre ans se mettre à jour des évolutions apportées par les lois « Hamon », « Macron », « Sapin II », et attendent avec vigilance le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales1, qui apportera certainement des nouveautés. Je pense aussi à la réforme du droit des contrats par l’ordonnance du 10 février 2016, dont certaines dispositions intéressent fortement la vie des entreprises (l’imprévision, la force majeure, la violence économique, le déséquilibre significatif par exemple). Alors que le projet de loi de ratification devait se contenter de rendre effectif ce que l’ordonnance avait prévu, il a pris une tournure inattendue en modifiant ou précisant certaines dispositions.

Cette intervention incessante du législateur peut créer un sentiment d’instabilité juridique. Les grandes entreprises qui disposent de directions juridiques pointues sont en mesure de former et d’informer leurs opérationnels. Les petites et moyennes éprouvent plus de difficultés et redoutent que leurs documents contractuels (CGV, conventions annuelles…) ou comptables (factures) ne soient pas en conformité avec la réglementation.

Les procédures, je ne les qualifierai pas d’excessives. La DGCCRF réalise un important travail et veille au respect du Livre IV, Titre IV du Code de commerce. C’est le cas en matière de transparence tarifaire (délais de paiement, facturation ou convention écrite des articles L. 441-7 et L. 441-7-1), mais également de déséquilibre significatif, notamment avec l’enquête sur les pratiques des places de marché en ligne, qui a permis de contrôler les principales. Les résultats ont mis en évidence des pratiques douteuses d’Amazon, et conduit le ministre de l’Économie à assigner trois sociétés de ce groupe devant le tribunal de commerce. Ces procédures et leur communication sont un signal fort pour les entreprises, notamment étrangères, qui doivent tenir compte des règles protectrices du droit français.

Qu’en est-il des instances européennes ? Les décisions de la CJUE sont-elles trop longtemps attendues ?

J.-C. G. : Les instances européennes font un travail digne d’être remarqué. Je pense à l’enquête sectorielle lancée en 2015 par la Commission sur le commerce électronique, qui a donné lieu à une analyse minutieuse de milliers de contrats de distribution d’entreprises de divers États. Le rapport final du 10 mai 2017 offre une vue précise de ce secteur ainsi que des pratiques contractuelles potentiellement anticoncurrentielles.

Concernant la CJUE, il est vrai que ses décisions sont toujours attendues avec impatience, notamment lorsque les solutions qu’elle rend peuvent affecter la pratique contractuelle de milliers d’entreprises dans l’UE. Je pense à la question préjudicielle dans l’affaire Coty, où elle devait se prononcer sur la licéité pour un fournisseur d’interdire à ses distributeurs la revente de ses produits sur des places de marché. Saisie en avril 2016, elle a rendu son arrêt le 6 décembre 2017 (en considérant qu’un fournisseur de produits de luxe peut interdire à ses distributeurs agréés de vendre les produits sur une plate-forme tierce). Assurément les fournisseurs, têtes de réseaux, ont trouvé le temps long avant la publication de la décision, s’interrogeant sur la légalité des clauses prévues dans leurs contrats, d’autant plus que cette question a suscité un débat dans toute l’Europe.

Les litiges industrie-commerce sont-ils plus vite traités sur les autres marchés européens ?

J.-C. G. : La réglementation française qui encadre les relations industrie-commerce est très spécifique. Le droit français, à côté du droit antitrust et de la concurrence déloyale, sanctionne nombre de comportements per se au Livre IV - Titre IV du Code de commerce (« pratiques restrictives de concurrence et autres pratiques prohibées »). L’Angleterre ou la Belgique n’ont pas un corpus juridique analogue et sanctionnent la rupture abusive d’un contrat au travers de rouages juridiques plus généraux. En Allemagne, il existe une réglementation générale permettant le contrôle judiciaire des contrats rédigés par l’une des parties et dans lesquels se trouvent des clauses désavantageant injustement l’autre.

Les litiges survenant dans ces pays sont-ils pour autant traités plus vite ? Une question de droit comparé à laquelle il est difficile de répondre, tant les procédures judiciaires sont éloignées et le droit applicable substantiellement différent ; mais il ne faut pas toujours croire que nous sommes plus lents en France ! Nous pouvons ainsi obtenir une décision de référé en quelques jours…

Hors l’encombrement des juridictions, quel temps pourrait-on raisonnablement escompter entre la dénonciation d’une pratique restrictive de concurrence et le rétablissement de la partie lésée dans son droit ?

J.-C. G. : Il n’y a pas de délai type, de délai incompressible qui serait similaire en tout contentieux pour pratique restrictive de concurrence. Tout dépend des pratiques soumises à la sagacité des juridictions, de la complexité du dossier, de la pluralité des parties – s’agissant de l’article L. 442-6 du Code de commerce, le ministre peut intervenir, notamment en introduisant l’action.

Pour estimer un délai incompressible, il faudrait faire une distinction schématique entre les litiges complexes et ceux qui le sont moins. Un litige classique de rupture brutale de relations établies entre deux sociétés françaises devrait pouvoir être traité, dans un monde idéal, en moins d’un an (sauf urgence via une action en référé, voire un « bref délai »). Ce délai comprendrait l’acte introductif d’instance, la rédaction d’écritures en réponse et d’éventuelles conclusions récapitulatives, l’audience de plaidoirie, la signification de la décision et le versement des dommages et intérêts à la victime de la pratique restrictive. Mais il faudrait y ajouter un éventuel délai d’appel.

S’agissant de contentieux plus complexes, par exemple en matière de litiges internationaux, les délais seraient nécessairement allongés, car ces contentieux suscitent d’épineuses questions de droit international privé, donc de multiples jeux d’écritures entre les parties (notamment sur la compétence du juge français saisi). Il en est de même de contentieux où la victime ne se fonde pas sur une seule pratique de l’article L. 442-6 mais sur plusieurs. Il n’est pas rare qu’une entreprise introduise principalement une action à l’encontre de son partenaire qui a rompu les relations commerciales et invoque également à son encontre un déséquilibre significatif découlant du contrat conclu avec lui, ou d’une déduction arbitraire de pénalités. Dans ce dernier cas, nous nous situons de facto sur une échelle de temps plus longue, qui peut atteindre dix-huit voire vingt-quatre mois.

Qu’attendre de ce que prévoit le projet de loi Travert sur la médiation et l’arbitrage, et en matière de contrôle ?

J.-C. G. : Les conclusions des États généraux de l’alimentation insistaient sur un dispositif d’arbitrage permettant d’imposer rapidement une décision aux parties en cas d’échec des négociations et renégociations. Force est de constater que ce point n’a pas été pris en compte lors de la rédaction du projet de loi. Il fait en revanche la part belle à la médiation des relations commerciales agricoles, dans la continuité de la « loi d’avenir » du 13 octobre 2014. L’article 631-28 du Code rural et de la pêche maritime continue ainsi à poser le principe du recours à la médiation pour tout litige entre professionnels relatif à l’exécution d’un contrat de vente de produits agricoles ou alimentaires, sauf si le contrat en dispose autrement, ou en cas de recours à l’arbitrage.

En cas de litige relatif à la renégociation du prix (L. 441-8 du Code de commerce), seules deux options continuent à s’offrir aux parties : un recours à l’arbitrage ou un préalable de médiation, sans que les stipulations du contrat puissent y déroger. Avec le projet de loi Travert, cette disposition passe simplement du Code rural (article L. 631-28) au Code de commerce (article L. 441-8), ce qui devrait la rendre plus visible.

Les principales nouveautés de ce projet de loi se situent ailleurs. Le médiateur ne devrait plus être choisi par les parties, il s’agirait obligatoirement du Médiateur des relations commerciales agricoles ; sa mission devrait être plafonnée à un mois ; ses pouvoirs devraient être renforcés : il pourrait demander aux parties communication de tout élément nécessaire à la médiation, recommander la suppression ou la modification des contrats ou projets de contrats qu’il estime présenter un caractère abusif ou déséquilibré, émettre de sa propre initiative un avis sur toute question transversale relative aux relations contractuelles.

Pour autant, les recommandations du médiateur ne pourront s’imposer aux parties, à la différence d’une décision arbitrale qui a force exécutoire. Nous sommes donc loin de ce qui était attendu par les parties à l’issue des États généraux.

Côté contrôles et sanctions, l’article L. 631-25 du Code rural et de la pêche maritime – sanctions applicables en matière de contractualisation amont, entre les producteurs et leurs premiers acheteurs – devrait être réécrit et de nouveaux moyens de contrôles mis en place. Les agents de France Agrimer devraient pouvoir contrôler la conformité de ces contrats aux côtés de la DGCCRF et des agents chargés de l’agriculture et de la pêche. Le champ d’application de l’article L. 631-24 du Code rural devrait s’élargir à l’ensemble des produits agricoles et non plus seulement aux fruits et légumes et au lait.

1. http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/15/projets/pl0627/(index)/projets-loi.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.