Bulletins de l'Ilec

Huit mois plus douze, plus vingt et un - Numéro 472

25/04/2018

Pour trompeuses que soient les moyennes, leur comparaison en matière de délais d’instruction n’est pas à l’avantage de la France. Les causes en sont multiples et font autant de pistes de réforme. Car le mieux ne viendra pas du seul « droit mou ». Entretien avec Joseph Vogel, avocat, cabinet Vogel & Vogel

Les délais judiciaires sont-ils spécialement longs en France en matière commerciale ?

Joseph Vogel : Par rapport aux attentes des acteurs du milieu des affaires, le temps de la justice est long. La durée moyenne des affaires en 2016 devant les tribunaux de commerce français était de huit mois. Ce délai est plus long que la médiane des délais moyens des pays du Conseil de l’Europe, qui est de six mois (six au Danemark, sept en Allemagne, dix en Espagne). En appel, le délai moyen, douze mois, est nettement supérieur à la médiane Conseil de l’Europe, qui n’est que de quatre mois (six au Danemark et en Espagne, huit en Allemagne). Enfin, la chambre commerciale de la Cour de cassation a mis en 2016 en moyenne vingt et un mois à juger ses affaires, trois fois plus que les sept mois de la médiane Conseil de l’Europe (six au Danemark, douze en Allemagne, dix-sept en Espagne).

Les délais d’instruction ont-ils tendance à se creuser, entre l’apparition de litiges et leur résolution ?

J. V. : Devant les tribunaux de commerce, les délais d’instruction ont en moyenne été allongés d’un mois cette dernière décennie. Mais les dernières années, c’est à un mouvement de raccourcissement qu’on assiste. En référé, les délais sont restés stables, autour de deux mois. Certains référés sont même trop courts, en ce qu’ils ne laissent pas le temps de décisions suffisamment réfléchies. En appel, les délais ont aussi augmenté d’un mois depuis 2010. Devant la chambre commerciale de la Cour de cassation, l’allongement est plus important : environ sept mois.

Le caractère suspensif des décisions est-il plus répandu en France ?

J. V. : En France, les voies ordinaires de recours, dont l’appel, sont suspensives. L’exécution provisoire est souvent prononcée, en général contre constitution d’une caution bancaire en tout ou en partie. Je ne suis pas favorable à la suppression de l’effet suspensif et à une automaticité de l’exécution provisoire de plein droit des jugements au fond. D’une part, seule une minorité des décisions de justice fait l’objet d’un appel, la plupart sont acceptées. D’autre part, le double degré de juridiction, pour jouer pleinement, doit s’accompagner de l’effet suspensif. Sinon, en cas d’infirmation en appel et d’exécution provisoire de droit sans garantie, la partie gagnante en appel sera souvent dans l’incapacité de récupérer les sommes versées en première instance. Le fait que les ordonnances de référé soient exécutoires de plein droit est par ailleurs suffisant à assurer le traitement des affaires urgentes.

Y a-t-il en matière commerciale beaucoup d’exemples extrêmes voire absurdes de décalage entre une décision et ce qui avait motivé sa demande ?

J. V. : En matière de concurrence, du fait que la procédure devant les juridictions commerciales vient souvent à la suite de la procédure de concurrence stricto sensu, il peut s’écouler quinze années, voire davantage, entre la première plainte auprès d’une autorité de concurrence et la décision judiciaire définitive sur les dommages-intérêts. Dans ce laps de temps, il arrive que la société incriminée ou plaignante n’existe plus. Toutefois, la réforme de la prescription a amélioré les choses, en mettant fin à des procès engagés très longtemps après le fait générateur du contentieux. L’exception de prescription est ainsi admise beaucoup plus fréquemment qu’auparavant.

Le 25 janvier 2017, la Cour de cassation a confirmé un jugement de cour d’appel sur le déséquilibre significatif (ristournes de fin d’année Leclerc) remontant au 1er juillet 2015, qui cassait un jugement de première instance du 24 septembre 2013 : le tout se rapportant à des contrats commerciaux de 2009 et 2010. Au total, les entreprises lésées par une pratique finalement déclarée illicite y auront été exposées pendant une demi-douzaine d’exercices après l’action en justice du ministre de l’Économie. Ce cas est-il représentatif du temps nécessaire à l’action judiciaire ?

J. V. : Pour les affaires sur le déséquilibre significatif, les décisions sont en général prises dans un délai plus court que les huit ans de procédure de cette espèce. Il s’agissait d’un dossier particulier, en ce qu’il soulevait des questions de principe, dont celle de savoir si, au nom du déséquilibre significatif, il est possible de contrôler les prix ou les réductions de prix. Il n’est donc pas vraiment représentatif de ce type de contentieux.

En l’occurrence, est-ce que le temps nécessaire à la procédure s’explique par la complexité du cas, celle du droit applicable (du fait par exemple de l’apparente contradiction entre deux textes, comme la législation française sur la revente à perte et la directive sur les pratiques restrictives), ou l’encombrement des juridictions ?

J. V. : Comme souvent pour ce type de problématiques, il y a pluralité de causes. La procédure judiciaire prend du temps, car elle est fondée sur le principe du contradictoire, pour les écritures, pour les pièces et pour l’audience, et sur la résolution du litige pas un tiers indépendant. Il est donc nécessaire que la procédure dure plusieurs mois. Mais un délai de six mois à un an devrait suffire. Les retards sont dus à une combinaison de facteurs, notamment : la dualité de juridictions (l’ordre judiciaire et l’ordre administratif), l’encombrement des juridictions, avec un stock de décisions en attente, chaque nouvelle décision n’étant examinée qu’après l’écoulement de ce stock, la spécialisation encore insuffisante des juridictions, le manque d’assistants et collaborateurs travaillant pour les magistrats, et l’uniformité des procédures, indépendantes du montant en jeu. Les affaires d’importance moyenne devraient être traitées plus rapidement que celles qui concernent des sommes importantes. Pour réduire les délais de procédure, il conviendrait d’agir sur chacun de ces éléments.

L’imminence d’une nouvelle loi affectant le droit des affaires conduit-elle à la suspension de certaines décisions de justice ?

J. V. : Non, il n’y a pas de raison, en droit français, que l’imminence d’une loi affecte les procédures de justice. Le principe est la non-rétroactivité des lois par rapport aux contrats conclus avant leur entrée en vigueur. Dès lors, sauf exception, une loi nouvelle ne saurait affecter une procédure judiciaire relative à des contrats. Le Parlement vient de rappeler l’importance du principe de non-rétroactivité à propos de la réforme du droit des contrats. En tout état de cause, même en cas d’application immédiate d’une loi nouvelle aux procédures en cours, ce seul élément n’est pas de nature à prolonger sensiblement la procédure.

La spécialisation de la cour d’appel de Paris dans les litiges industrie-commerce s’est-elle traduite par un allongement des délais avant décisions d’appel ?

J. V. : La spécialisation de la Cour d’appel de Paris a effectivement entraîné une concentration des litiges sur les chambres spécialisées, et donc un allongement des délais. Alors qu’il était d’un an, en moyenne, en 2008, le délai est passé à quinze mois en 2010, après la spécialisation (il est aujourd’hui de dix-sept mois). L’objectif était pourtant tout autre : un gain d’efficacité était attendu de la mutualisation de compétences. Le même phénomène s’était déjà produit lors de la spécialisation de la Cour d’appel de Paris dans les opérations boursières : la spécialisation a entraîné des délais deux fois plus longs. Il devrait cependant s’agir davantage d’un problème conjoncturel que structurel. Par ailleurs, ce n’est pas la spécialisation qui est en cause, mais l’inadaptation de l’organisation et de l’affectation des ressources après la spécialisation.

L’Adjudicator britannique (qui a servi de référence à des débats parfois houleux dans le cadre des ÉGA) a-t-il effectivement permis de réduire le cycle des litiges de leur apparition à leur résolution ?

J. V. : L’Adjudicator britannique est un régulateur indépendant chargé de veiller à des relations fournisseurs-distributeurs loyales. Il travaille en collaboration avec les deux acteurs, lance des enquêtes en cas de suspicion de déloyauté, et peut arbitrer les différends. Il résulte d’un rapport d’activité à son sujet, sur la période 2013-2016, que la résolution des conflits s’est faite plus rapidement et plus facilement, en évitant le recours à un véritable arbitrage. Toutefois, il demeure des réticences des fournisseurs à s’engager dans un processus de règlement des conflits, à cause de la levée de l’anonymat que cela occasionne et de la peur des représailles. Et les fournisseurs manquent de formation pour se saisir de l’Adjudicator. Cette formation n’a pas été prévue comme un de ses rôles, il y a donc un vide sur ce point.

Quelles sont les limites de la médiation et de l’arbitrage ?

J. V. : La médiation et l’arbitrage sont généralement mieux perçus que les procédures traditionnelles. Il ne faut cependant pas en exagérer les vertus, car elles ont des inconvénients : coûts généralement plus élevés que les procédures judiciaires, et décisions parfois rendues davantage en équité qu’en droit. Dans un système de droit occidental, seul le procès dit le droit. Si l’on recourt trop souvent à l’arbitrage ou à la médiation, on ne sait plus quel est l’état du droit sur certains sujets. De même en matière de concurrence, on ne peut pas tout résoudre par la voie transactionnelle. Le défi est davantage de rendre notre justice traditionnelle plus efficace que de privilégier à tout prix l’arbitrage et la médiation.

Propos recueillis par J. W.-A.

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