Bulletins de l'Ilec

“Raison d’être” et “intérêt propre” - Numéro 473

15/06/2018

L’associé visé par le Code civil de 1804 n’existe plus. Et la redécouverte de « l’intérêt propre » donne un coup de vieux à la théorie de l’agence qui prévaut depuis les années 80. Entretien avec Jean-Baptiste Barfety, rapporteur de la mission Notat-Senard1

La retouche suggérée par le « plan Pacte » des articles du Code civil 1833 et 1835 peut-elle être un changement important ? Un coin enfoncé dans la théorie de l’agence ?

Jean-Baptiste Barfety : L’article 1833 du Code civil énonce de façon quasi inchangée depuis 1804 que « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Le rapport Notat-Senard propose l’ajout d’un alinéa rédigé comme suit : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Cela peut sembler une retouche légère, mais chaque mot en a été soupesé. Elle n’ouvrira aucun nid à contentieux, mais consolidera dans la « constitution civile des Français » une autre représentation de la société, et partant de l’entreprise. Aucune société, même une société civile immobilière, ne peut faire abstraction des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cette écriture consacre un mouvement enclenché par les entreprises elles-mêmes.

La consécration en droit écrit de « l’intérêt propre » ou de « l’intérêt social » serait évidemment un coin enfoncé dans la théorie de l’agence : la société ne se réduit pas à l’intérêt particulier des associés ou actionnaires. C’est un début de consécration d’une recherche française active depuis 2009 au Collège des Bernardins, voire depuis 1999 avec les écrits de Jean-Philippe Robé. En plus, la modification proposée de l’article 1835 permet d’ouvrir la possibilité d’entreprises à mission.

Les entreprises ne contribuent-elles pas déjà au bien commun ?

J.-B. B. : Un individu ou une entreprise peut contribuer à l’intérêt général exprimé par la loi, mais il peut aussi y nuire. Là n’est pas tellement la question traitée par le rapport. Il s’agit plutôt de reconnaître la formation au niveau de l’entreprise d’un « intérêt collectif » non réductible à l’intérêt particulier d’un seul membre. C’est le titre choisi pour le rapport : « l’entreprise, objet d’intérêt collectif ». Les auditions ont confirmé le besoin d’une réflexion sur l’entreprise, dans un contexte de financiarisation et de court-termisme de certains investisseurs.

Le détenteur provisoire de capital n’a plus grand-chose à voir avec la figure de l’associé, visé par le Code civil de 1804.

Et pour des entreprises issues du service public, parler de « raison d’être » (rapport Notat-Senard), serait-ce renouer avec leur origine ?

J.-B. B. : Le rapport porte la conviction qu’une entreprise se crée seulement si elle répond à un besoin spécifique, et perdure seulement si elle maintient une dynamique d’invention, d’innovation et de création collective. Chaque entreprise a une raison d’être non réductible au profit. De même que la lettre schématise l’esprit, le chiffre comptable n’est qu’un révélateur, d’une vitalité de l’entreprise qui se joue ailleurs. La raison d’être se définit comme ce qui est indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise. Elle est à l’entreprise ce que l’affectio societatis, bien connu des juristes, est aux associés : une volonté réelle et partagée. La formulation par chaque entreprise d’une raison d’être pourra fournir aux conseils d’administration un guide pour les décisions importantes, un contrepoint utile au critère financier de court terme, qui ne peut servir de boussole. Le rapport n’a pas eu l’occasion de se pencher sur les entreprises publiques, mais je suis persuadé qu’un tel exercice de formulation d’une raison d’être, dans une entreprise publique, correspondrait au service public.

En retouchant le Code civil dans le sens prôné par le rapport Notat-Senard, la loi viserait-elle aussi, dans la logique des ordonnances sur le travail, à donner plus de poids à la négociation sociale au niveau de l’entreprise ?

J.-B. B. : Le rapport n’a pas exploré les liens entre cette réflexion sur l’entreprise et le renforcement de la négociation d’entreprise entériné en droit du travail. La formulation de la raison d’être n’a pas été imaginée comme recourant à une négociation collective formalisée, mais c’est évidemment une possibilité. Le professeur de droit social Jacques Barthélémy réfléchit à cette convergence depuis de nombreuses années. Il considère notamment que le nouveau comité social et économique (CSE) de l’entreprise ne devrait pas, dans cette perspective, être présidé par le chef d’entreprise.

1. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/184000133/index.shtml. Voir aussi Jean-Baptiste Barfety, « Chaque entreprise a une raison d›être », Revue droit du travail, avril 2018 https://www.dalloz-revues.fr/Revue_de_Droit_du_Travail-cover-69162.htm.

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.