Dialogue d’humains - Numéro 476
25/09/2018
Quel est l’apport de l’IA dans le déroulement d’une campagne publicitaire ?
Nicolas Bordas : À son stade actuel, l’IA, dite faible, est plus une révolution pour le marketing et la relation client que pour la publicité proprement dite. C’est dans le service et la communication clients qu’elle trouve ses applications les plus immédiates, avec les interfaces vocales ou les enceintes connectées (Google Home, Amazon Alexa, Apple Homepod…), ou les potentialités de la reconnaissance faciale aux points de ventes.
Cependant, elle affecte la publicité, en offrant de nouvelles capacités de ciblage en temps réel, qui améliorent l’efficacité des campagnes digitales, et en permettant une certaine personnalisation. On peut en temps réel non seulement cibler, mais aussi adapter le message (visuel ou texte) en fonction de l’audience, ou d’autres critères comme la météo ou l’actualité. Un autre usage croissant de l’IA dans la publicité concerne l’analyse des données en amont des stratégies et la production de données en aval. L’écoute intelligente des réseaux sociaux nous en apprend souvent plus sur les attentes des consommateurs que les méthodes traditionnelles. De plus, les données produites par les robots, analysées en temps réel ou différé, permettent d’améliorer la performance des messages. Pour autant, l’IA n’est pas prête à remplacer les créatifs…
Il existe déjà des progiciels qui créent des logos ou du texte. Une campagne de pub clé en main d’origine IA est-elle possible ?
N. B. : Rien n’est impossible, mais nous n’en sommes pas là. Il sera toujours temps d’en reparler, si nous sommes encore en vie, à l’avènement de l’IA « forte », c’est-à-dire dotée d’une conscience. Pour le moment, les machines peuvent composer avec de l’existant, copier et assembler, mais sont dans l’incapacité de procéder à ce que requiert l’acte de création publicitaire : une idée originale, faisant appel à une émotion, intégrant la capacité d’imaginer l’effet ou la réaction du public recevant le message. Les machines peuvent créer des messages, comme un enfant, en mode d’apprentissage, pourrait le faire en reproduisant et composant avec ce qu’on lui a appris, mais seuls les êtres humains ont aujourd’hui la capacité de créer des messages qui « parlent » aux humains tels qu’ils sont, des êtres sensibles, pas des machines purement rationnelles.
L’expérience menée par McCann au Japon, qui a mis en concurrence une intelligence humaine et une intelligence artificielle pour concevoir une campagne est révélateur : si l’initiative a fait parler d’elle parce qu’un jury a préféré la campagne de l’IA, le public, lui, a fait le choix contraire, préférant à 54 % la campagne faite par l’humain. C’est plutôt rassurant, même si aimer une campagne n’est pas le critère principal de son efficacité. Cela ne veut pas dire que l’IA n’apporte rien à la création. Elle sera de plus en plus utilisée pour inspirer et enrichir les possibilités créatives. Mais l’idée de campagne restera longtemps l’apanage des humains, à charge pour les machines de les optimiser éventuellement pour chaque audience particulière.
L’IA joue-t-elle un rôle dans l’élaboration de campagnes qui paraissent loin du numérique, comme l’affichage urbain ?
N. B. : L’IA peut enrichir, et même doper, tous les types de campagne, en permettant d’identifier des messages plus performants, et en ouvrant de nouvelles possibilités d’expression créative. Mais elle joue un rôle plus pertinent pour les médias ciblés (en particulier digitaux) que pour les médias de masse. L’affichage est particulier, car l’affichage papier devient de plus en plus de l’affichage digital, ce qui lui permet de bénéficier des avancées de l’IA. Avec la reconnaissance faciale, l’affichage pourrait devenir le plus personnalisé des médias de masse.
Va-t-on partout vers des publicités dites cognitives, qui adaptent leur message et interagissent avec l’internaute ?
N. B. : La publicité sera de plus en plus cognitive et interactive. Dans un monde où l’interface avec les machines sera principalement vocale, le degré de personnalisation passera par un protocole d’engagement qui tiendra compte de la personnalité et des réactions du récepteur. Des expériences de couplage de robot à des publicités vidéo – comme celle de Teads pour Tommy Hilfiger proposant le chatbot de la marque en surimpression de la vidéo diffusée en ligne – sont très prometteuses. Quelle marque ne rêve de continuer la conversation avec un consommateur intéressé par son offre publicitaire ? L’IA donne aux marques non seulement de nouveaux moyens de connaissance des clients, mais de nouvelles possibilités de dialogue personnalisé.
La gestion de crise demeure-t-elle le privilège de l’intelligence humaine ?
N. B. : L’humain reste irremplaçable, en particulier face à une crise. Rien ne vaut le jugement humain pour agir auprès des cerveaux et des consciences humaines. L’IA a de la puissance mais pas de conscience, et peut même s’avérer dangereuse, comme l’a montré Microsoft à ses dépens avec l’IA TAY, devenue raciste et complotiste en moins de vingt-quatre heures, au point de devoir être déconnectée dans l’urgence. Les chercheurs de Google qui ont développé DeepMind (l’IA qui a battu le champion du monde de go) envisagent d’ailleurs de doter les IA futures de boutons d’arrêt d’urgence, sans possibilité de réagir, au cas où leur action deviendrait préjudiciable.
L’IA a-t-elle eu dans votre agence des effets sur l’organisation ou le volume des emplois ?
N. B. : L’IA est pour TBWA une source d’emplois nouveaux, en particulier du côté de l’écoute sociale, car l’intelligence marketing est révolutionnée par les capacités d’analyse en temps réel, mais aussi du côté de la relation client et du design de l’expérience client, qui se doivent d’intégrer les nouvelles possibilités de personnalisation et d’interaction, en particulier vocale. Nous avons enrichi notre système créatif pour intégrer les possibilités des smart datas en amont et en aval de la création.
Quelle place pour des agences indépendantes, alors que le marché mondial de la publicité est en voie d’être accaparé par Google et Facebook ?
N. B. : Beaucoup d’observateurs font à tort la confusion entre le marché des médias et le marché du conseil. Plus les médias sont bouleversés par les plateformes digitales, plus la palette des moyens de communiquer s’enrichit, grâce au progrès technologique, plus les marques ont besoin d’agences conseils pour élaborer une communication intégrée neutre, qui ne privilégie pas un média propriétaire par rapport à un autre. Notre marché est entré dans une logique de « coopétition », faite de concurrence et de collaboration avec les grands médias, les plateformes ou les grands consultants technologiques. Tant que les hommes ne seront pas des machines, rien ne remplacera les agences créatives.