Au service du mieux-être - Numéro 476
25/09/2018
Quel peut être l’apport de l’IA dans la conception, la modélisation et l’innovation, domaines réservés du design ?
Dominique Sciamma : Les réponses ont d’une certaine manière été apportées, l’IA étant le dernier avatar du numérique, qui s’est invité depuis longtemps dans l’univers du design, des concepteurs, des ingénieurs, avec la 2D puis la 3D, en dessin, vidéo pour concevoir plus vite, différemment et mieux. Les plateformes et logiciels se sont multipliés. La révolution numérique permet de faire les choses plus vite, mais aussi des choses qu’on ne faisait pas avant. Ainsi, la structure en nid d’hirondelle du stade olympique de Pékin n’a pu être conçue que par l’ordinateur. En plus de mesurer ou contrôler, les algorithmes sont génératifs, ils proposent des formes, des structures, dès qu’on leur impose des contraintes en termes de matière, de flexibilité, de représentation. Les algorithmes s’invitent dans les outils de conception pour donner des formes auxquelles l’humain n’aurait pas pensé.
Mais ce qui est plus intéressant, c’est ce que le designer peut faire pour l’IA. Le numérique est dans notre vie. Il revient aux designers d’en préserver la qualité. Ils doivent permettre d’utiliser l’IA à bon escient, avec des propositions d’expériences à notre avantage et non à notre détriment. Les enjeux portent aussi bien sur l’usage (« que fait-on »), l’expérience (« comment vit-on l’IA ») et l’éthique (« pourquoi la vit-on »). Le design s’interroge sur les conditions d’expériences de vie réussies qui concernent le plaisir, la sociabilité, l’intimité. L’ingénieur se penche sur les aspects techniques et son horizon s’arrête souvent à des équations ; les marketeurs ont pour priorité leur marque, pour rentabiliser leur offre… Le designer se pose la question essentielle : qui je sers ? Il réoriente les deux autres acteurs vers la qualité de l’expérience.
De même que des algorithmes créent des vêtements personnalisés, pourrait-on imaginer une personnalisation dans l’alimentation, les cosmétiques ou toute autre catégorie de la grande consommation ?
D. S. : Bien sûr. La question est d’abord la capacité industrielle à fabriquer à l’unité de manière rentable. N’importe quel objet peut être fabriqué à l’unité, il suffit d’en payer le prix. La question porte donc sur le coût, or avec les systèmes d’information actuels et les procédés 3D, on peut piloter des systèmes de production numériquement. Ces chaînes relèvent de l’industrie 4.0, qui produit non plus en série mais en séquence, avec la possibilité de personnaliser. L’IA s’y invite quand, appuyée sur le big data, elle connaît, par les mobiles, les ordinateurs, les comptes en banque, les goûts et les pratiques des personnes.
L’IA contribue-t-elle déjà à la conception de produits du quotidien pour y intégrer l’expérience de l’utilisateur (comme elle le fait dans la conception des exosquelettes médicaux par exemple) ?
D. S. : Oui, depuis longtemps. Les systèmes de reconnaissance vocale comme Siri, les assistants vocaux comme Google Home ou Alexa sont déjà à l’œuvre. Et les voitures autonomes. Il y a déjà beaucoup d’intelligence artificielle dans les objets du quotidien, comme les machines à laver ou les réfrigérateurs. Pour autant, la vraie révolution est à venir : intégrer l’expérience de l’utilisateur. Aux designers de se mettre à la tâche. Les objets du quotidien, chaise, table, vêtements, robots ménagers, escalier, auront la capacité de percevoir et de représenter le monde, de prendre des décisions et d’interagir, de bouger, de donner de l’information, en somme d’avoir des comportements. Ces objets à comportement seront des robots. Les designers auront un rôle essentiel pour les concevoir, ainsi que les expériences de consommation qui iront avec, mais aussi pour protéger les utilisateurs de toute intrusion intempestive. Avec ces « robjets », on passe de la forme à la fonction, puis de la fonction au comportement. Et, du comportement, on passera à la relation. C’est une révolution intellectuelle.
Quelle relation aurai-je avec ma chaise ?
D. S. : La chaise connaît votre état de santé, car elle a accès à votre dossier médical et elle sait que vous venez de sortir de chez le kiné, que vous avez un problème ostéopathique avec une colonne vertébrale qui vous fait souffrir. Elle va donc se modifier, changer de forme, pour vous donner la meilleure assise possible. Elle va s’approcher de vous pour vous éviter de faire des pas inutiles, et quand vous serez installé elle va chauffer un peu au niveau de la vertèbre qui vous fait souffrir, et vous masser. L’été, elle va changer de couleur, en s’adaptant à celle de votre chemise. La table, elle, peut prendre différentes hauteurs en fonction des personnes.
La société de demain pourra osciller entre la surveillance et la bienveillance. Comme toute technologie, l’IA peut offrir le pire comme le meilleur. Les effets pervers tiennent à la perte d’indépendance, d’intimité, de capacité à décider soi-même. Nous devons nous interroger sur nos envies, nos besoins réels. Avant la naissance de l’Iphone, en avions-nous besoin ? Aurons-nous besoin d’une chaise intelligente ? Nous ne le savons pas. Leur acceptation suppose que ces produits soient bien conçus. L’être humain est plus qu’un utilisateur, plus qu’un client, il va devoir vivre avec ces objets, et suivant qu’il est jeune, adulte ou senior les biais culturels sont différents, les peurs et les conditions d’acceptation aussi. Il va falloir expérimenter, et les designers vont jouer un rôle important en faisant gagner du temps, en anticipant les conditions d’acceptation et d’usage.
L’IA est-elle utilisable pour recruter un créatif ?
D. S. : Non, ni pour recruter qui que ce soit ! C’est un rêve de dictateur. Pas plus qu’on ne peut juger de la qualité d’une personne sur son seul CV. L’intelligence émotionnelle prime et l’IA en est aujourd’hui dépourvue.