Opportune harmonisation - Numéro 482
30/06/2019
Avec la digitalisation, voyez-vous pour les produits de grande consommation la voie d’un modèle de distribution dont les acteurs ignoreraient les pratiques restrictives de concurrence (« PRC ») associées à la relation fournisseur-distributeur ?
Gaëlle Toussaint-David : L’objectif de la réglementation relative aux pratiques restrictives de concurrence est de couvrir le champ le plus large possible de situations, les relations fournisseurs-distributeurs, fournisseurs-intermédiaires ou encore intermédiaires-distributeurs, sans distinguer selon les types de distribution, physique ou digitale. L’évolution introduite par la réglementation ÉGAlim va tout à fait dans ce sens, en se référant désormais uniquement à l’« auteur » d’une pratique restrictive de concurrence, laquelle peut intervenir à tout stade de la relation, en ce compris la négociation, la conclusion et l’exécution du contrat, « par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services ».
En dehors d’une orientation vers un système de places de marché prévoyant une vente directe du fournisseur au consommateur, qui limiterait alors les interactions avec une centrale, et dès lors les excès qui ont pu être constatés dans certaines relations, la rédaction large de la disposition ne permet pas aux acteurs, à mon sens, de contourner la réglementation des pratiques restrictives de concurrence, en dehors des cas – pour lesquels ont opté certains acteurs, notamment des centrales d’achat – de soustraction de la relation au droit français (en particulier par l’implantation des centrales à l’étranger et par la négociation de contrats soumis à d’autres droits que le droit français).
Par ailleurs, dans le cas des places de marché, des conventions seraient en tout état de cause conclues avec la centrale support de la place de marché, et il serait possible d’y retrouver des écueils tels que ceux figurant encore aujourd’hui dans les conventions de la grande distribution alimentaire ou spécialisée.
La simplification souhaitée du droit des pratiques (ordonnance prévue par l’article 17 de la loi ÉGAlim), sous l’ombrelle du « déséquilibre significatif », sera-t-elle de nature à sanctionner plus efficacement les pratiques spécialement associées à certaines plateformes du commerce digitalisé ?
G.T.-S. : La réforme amorcée par la loi ÉGAlim a effectivement donné lieu à une modification de l’encadrement des pratiques restrictives, jusqu’ici envisagées au très usité article L. 442-6 du Code de commerce ; le changement a été effectué tout récemment par voie d’ordonnance, l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 « portant refonte du titre IV du livre IV du Code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées ».
Si la réforme a supprimé certaines pratiques de la longue liste précédemment prévue par le L. 442-6, elle n’a pas uniquement maintenu l’interdiction du déséquilibre significatif. Demeure également l’interdiction pour une entreprise d’obtenir, ou de tenter d’obtenir, un avantage sans contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie, qui est à mon sens une autre source intéressante de régulation, probablement plus aisée à mettre en œuvre que l’interdiction du déséquilibre significatif.
Si l’ordonnance réduit le nombre des pratiques restrictives prohibées, le nouvel article L. 442-1 du Code de commerce élargit le champ d’application des textes, qui avait tendu à se réduire dans les dernières années, au gré de jurisprudences qui avaient tenté de réguler cet important contentieux par une interprétation parfois restrictive de la notion de « partenaire commercial », pour exclure certains types de relations.
Cette notion de « partenaire commercial » ayant disparu dans le nouveau texte, il est probable que le droit des pratiques restrictives pourra plus largement s’appliquer, et dès lors appréhender plus de situations, dont celles liées aux pratiques des plateformes digitalisées. Il demeure que ce texte n’aura vocation à s’appliquer qu’entre professionnels ; les pratiques impliquant des consommateurs demeurent couvertes par le droit de la consommation, notamment par le droit des clauses abusives.
Dans leur aspect juridique, l’avenir des marchés de grande consommation en ligne est-il plutôt à des solutions de type vendeur-acheteur, ou vous semble-t-il s’orienter vers les places de marché, ou solutions d’agrégation d’offres ?
G.T.-S. : Sur le plan juridique apparaît sur le marché de la distribution une évolution forte vers des places de marché en ligne, qui peut tout à fait être – juridiquement – transposée aux produits de grande consommation, puisque les modèles juridiques s’adaptent à tout type de distribution.
Néanmoins, ces systèmes de places de marché nécessitent une organisation spécifique relativement lourde, du fait de la gestion d’une multiplicité de partenaires, commerçants indépendants, de leurs offres, de la nécessaire souplesse associée à ces offres du fait de leur qualité de commerçants indépendants, etc. En outre, tous les produits de grande consommation ne se prêtent pas aisément à ce type de distribution, notamment du fait des contraintes réglementaires pesant sur certains de ces produits, par exemple les produits frais, et de la difficulté que pourrait constituer pour une société de gestion de place de marché la logistique associée aux obligations légales (droit de rétractation sur un certain nombre de produits, gestion des litiges avec les vendeurs, etc.).
Les produits de grande consommation se prêtent probablement moins que d’autres aux places de marché en termes de communication et de compréhension du client. En effet, on peut s’interroger sur la lisibilité d’une offre de PGC, face à laquelle le client final est déjà soumis à la multiplicité des offres de produits (de par l’existence de nombreuses marques et références pour un même type de produit), si elle a pour résultat d’ajouter à ce choix de références multiples un choix supplémentaire d’un vendeur et d’un prix – puisque les prix de vente y sont déterminés par chaque vendeur, pour chacune des références qu’il y met en vente. Il est probable que ces contraintes contribueront à perpétuer, au moins dans les plus prochaines années, la relation de type vendeur-acheteur pour les PGC.
Sommes-nous, en France, devant un risque d’accaparement de la donnée par les grandes plateformes de l’e-commerce de PGC, au détriment des acteurs du tissu industriel ?
G.T.-S. : Il me semble utile de distinguer selon le type de données : les données relatives à la clientèle et celles relatives aux ventes.
S’agissant des données relatives aux clients, et bien que la clientèle des PGC soit souvent encartée dans les programmes de fidélité des enseignes, il est certain que les plateformes de l’e-commerce de PGC ont un avantage par rapport aux acteurs du tissu industriel, mais également par rapport aux vendeurs en points de vente physiques, dans la mesure où tout achat sur une plateforme d’e-commerce implique nécessairement la collecte d’un minimum de données au bénéfice de la plateforme. Il n’y a donc pas de déperdition d’information sur l’identité du client lors des achats digitaux.
Concernant ce point spécifique des données clients, qui sont collectées dans un cadre juridique plus strict, depuis l’entrée en vigueur du RGPD, la détention des données par des plateformes d’e-commerce ne se fait pas nécessairement au détriment des acteurs du tissu industriel, dans la mesure où la collecte de données par les plateformes n’exclut pas la collecte d’informations par les industriels par d’autres biais, en particulier par les stratégies de communication – majoritairement digitale – développées par les marques (réseaux sociaux…).
S’agissant des données de vente (donc non comprises les données personnelles des clients), il n’existe pas à mon sens de risque d’accaparement plus élevé de la donnée que dans le cadre de la vente de PGC dans les points de vente physiques, le vendeur restant en tout état de cause le premier détenteur des données, qu’il peut choisir ou non de partager avec ses partenaires industriels, généralement contre rémunération. Dès lors, la donnée, qu’elle soit collectée par les logiciels de sortie de caisses, les systèmes de cartes de fidélité ou par des systèmes de vente en ligne, sera tout autant retenue ou partagée par le vendeur, et le modèle de vente – physique ou digital – n’a pas d’impact particulier.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard