Bulletins de l'Ilec

La quête du juste écart - Numéro 413

30/09/2010

L’image prix d’un distributeur dépend de la relation entre ses prix d’offre et les prix de demande effectivement payés par ses clients. La cohérence d’ensemble de son assortiment est essentielle. Bien différente est l’image prix pour un fabricant, attachée à la singularité de ses produits. Entretien avec Olivier Géradon de Vera, vice-président de Symphony IRI

Le niveau de prix d’une marque et son « image prix » peuvent-ils différer longtemps ? Peut-on avoir une meilleure image prix que la réalité de ses prix ?

Olivier Géradon de Vera : La notion d’image prix relève à la fois d’une réalité intrinsèque, le prix réellement payé, et d’une valeur imaginaire, celle que le consommateur lui attribue. Il existe une considérable différence entre une belle ceinture en cuir et une Hermès. Barilla bénéficie d’un privilège dans l’imaginaire du consommateur, en raison de sa connotation « à l’italienne », même si son prix réel, à qualité comparable, est plus élevé que celui de ses concurrents. Pampers a fait des efforts pour revenir dans les prix du cœur de marché, mais il conserve l’image haut de gamme de son lancement. Garnier a probablement aujourd’hui une image prix supérieure à son prix réel.

La quasi-totalité des consommateurs ne connaît de prix réels que ceux de cinq ou six produits, chacun les siens, de la baguette au Chivas, en passant par les yaourts par douze de la marque Malo en Bretagne. Chacun fréquente en moyenne trois cents produits par an. En face, le nombre de références d’un hypermarché est de l’ordre de cinquante mille !

Les consommateurs n’ont de repères prix que pour ce qu’ils achètent le plus souvent, sans pour autant être capables de citer le prix exact. Le choix s’effectue presque toujours face au linéaire, selon un mécanisme complexe qui inclut d’abord une comparaison des prix offerts puis une pondération inconsciente par l’imaginaire du prix. Il y a une dialectique entre les prédispositions des consommateurs avant d’atteindre le linéaire et le message que celui-ci leur adresse par la dispersion de l’offre. Il peut donc y avoir discordance entre l’image prix préalable et celle qui résulte de la comparaison des offres.

Et pour une enseigne ?

O. G.-V. : La relation entre le prix en linéaire et l’image prix, pour les magasins d’une enseigne, est d’une nature plus complexe, fonction à la fois de la composition de l’offre par catégories, donc de l’image qu’elle renvoie à ce titre au chaland, et de l’imaginaire que l’enseigne a voulu, à travers son histoire et sa communication, transmettre aux acheteurs. Il peut être possible, dans une catégorie, que l’offre soit localement plus chère, mais si l’enseigne du magasin a préempté l’image prix la moins chère, le résultat pour le consommateur reste une idée de modicité. La composition de l’offre d’une catégorie (unité de besoin) est essentielle dans l’idée du prix que se fait le consommateur. Une grande dispersion avec des prix de produits premium chers en relatif (une confiture à la fraise des bois et à la myrtille) même combinés dans l’assortiment avec une confiture premier prix, peut renvoyer une image de cherté injustifiée par rapport au prix réel. C’est ce qu’on appelle les « prix assassins » du linéaire. Les études que j’ai conduites avec Jacques Dupré montrent qu’en hypermarchés l’écart entre le prix moyen de l’offre, celui de la tentation ou vouloir d’achat, et le prix réel payé par le consommateur, celui du pouvoir d’achat, ne doit pas excéder 25 à 30 %.

Est-ce un enjeu récurrent pour une marque, une enseigne, d’être amenée à arbitrer entre son image globale et son image prix ?

O. G.-V.  : Il ne faut pas confondre l’enjeu pour l’industrie et pour le commerce, mais dans tous les cas il ne s’agit pas d’arbitrer mais de combiner ; pas de choisir entre l’une ou l’autre, mais de respecter une vraie cohérence.

« L’image prix » d’une grande enseigne peut-elle se construire autour d’un choix très réduit d’articles ?

O. G.-V.  : C’est le modèle du maxidiscompte, Aldi, Lidl, ED, Dia ou Netto : huit cents références pour les principales catégories de produits de grande consommation (PGC), pas de choix pour les consommateurs, des marques propres, et un positionnement : le bas prix. Il y a dans ces magasins une complète identité entre le prix de l’offre et celui de la demande, entre le vouloir d’achat et le pouvoir d’achat.

Si une enseigne peut avoir une « image prix » générale médiocre, tout en étant attractive dans certains rayons, pourrait-elle avoir a contrario une bonne image prix avec des prix élevés ?

O. G.-V.  : Il existe des cas intéressants, comme Monoprix, dont l’image prix est moins mauvaise que ne pourrait le laisser paraître l’écart moyen de ses prix avec les autres enseignes, pour plusieurs raisons. La première est que, dans ses rayons de PGC, il y a peu de prix assassins, même si les prix sont plutôt élevés. La deuxième tient à la particularité des emplacements de l’enseigne, en cœur de ville, où le pouvoir d’achat est plus élevé. La troisième est l’importance du textile et de l’hygiène-beauté, avec un style affirmé dans le premier cas et la largeur des gammes dans le second, ce qui rend ces magasins moins chers que la référence dans ces secteurs : les boutiques spécialisées.

Qu’en est-il de ce point de vue d’une marque de fabricant, et d’une gamme de produits hiérarchisée (automobile) ou horizontalement diversifiée (alimentaire, cosmétique …) ? Le levier le plus efficace est-il la gamme ou le produit ?

O. G.-V. : L’image de marque d’un fabricant d’automobiles se confond le plus souvent avec celle des produits de la gamme. Si d’aventure, à l’intérieur de celle-ci, un prix ne suit pas la logique de gamme, le constructeur court le risque que le véhicule concerné ne trouve pas son marché. La Logan, simultanément avec la Vel Satis, sont-elles compatibles avec le cœur de gamme de Renault ? Lorsque BMW a voulu se placer dans le segment de la petite voiture, il a acheté la marque Mini, et Mercedes, Smart… Il en va de même pour les PGC : dans la gamme d’une marque, les prix de l’offre doivent être homogènes. Les grands fabricants l’ont d’ailleurs compris, en choisissant d’en développer plusieurs.

Une bonne « image prix » est-elle toujours associée à des prix bas ?

O. G.-V.  : Non. Une bonne image prix peut, pour des consommateurs, être relativement chère, des lors qu’elle est compatible avec leur appréciation de la qualité intrinsèque, et d’une valeur immatérielle ajoutée. Chez Hermès, les accessoires sont plus chers qu’ailleurs, mais, par leur valeur faciale relativement basse, ils constituent une entrée de gamme pour la marque.

Quelle peut être l’image prix d’un produit auquel un autre n’est pas substituable ?

O. G.-V.  : Elle n’est plus du même ordre. C’est le cas de l’iPad, lancé au prix que le fabricant a estimé pouvoir être accepté par les consommateurs. Aujourd’hui, la présence d’autres marques, avec des produits de même genre, a ouvert la guerre des prix, mais une guerre des prix relative entre deux univers immatériels bien distincts : d’une part l’univers d’Apple, d’autre part celui de Windows, où la concurrence se bouscule.

Pour une enseigne, se polariser sur l’image prix n’est-il pas l’aveu d’un échec en tant que marque ? Le discours mettant en avant la qualité, l’innovation, ne vaut-il pas mieux, comme chez Décathlon, qui parle rarement prix tout en ayant une très bonne « image prix » ?

O. G.-V.  : Une enseigne doit préempter un territoire de communication spécifique qui la distingue des autres. Leclerc, des l’origine, a choisi celui du prix, Carrefour avait opté pour celui de la liberté, Auchan pour celui du choix, Système U pour celui du lien, Casino pour celui du meilleur fabricant de MDD (marque de distributeur). Si une enseigne se focalise sur un discours de prix pas chers, elle court à un échec probable, à la différence d’un Leclerc, légitime sur ce thème depuis ses origines.

Décathlon est un cas d’école : il a choisi dès l’origine un positionnement en prix économique et a progressivement enrichi son discours en s’appuyant sur une marque propre qui de surcroît préempte dans son créneau l’innovation et la qualité. Aujourd’hui, cette enseigne a le statut d’un fabricant qui possède des magasins.

Dans quel univers l’image prix est-elle la plus légitime ?

O. G.-V.  : Dans le luxe, car l’image prix est un message, qui dans ce cas précis incorpore une valeur immatérielle ajoutée très forte.

Et dans lequel l’est-elle le moins ?

O. G.-V.  : Là où les marques distributeurs sont les plus importantes, à l’exception de cas comme Décathlon, devenu fabricant et innovateur.

La quête d’une meilleur image prix ne nécessite-t-elle pas, pour créer une rupture psychologique, de « casser » les prix plutôt que de seulement les baisser ?

O. G.-V.  : On n’a jamais dit mieux que « viens chez moi, c’est moins cher ». Pour autant, à trop casser le prix des produits de marque, le distributeur risque de trop réduire l’écart de prix avec sa marque propre, en en pénalisant les performances, et d’entrer dans une spirale déflationniste préjudiciable à sa marge commerciale. Casser les prix, oui, mais avec discernement, en actionnant cette variable de l’attractivité dans la cohérence de l’image générale de l’enseigne.

Les enseignes dont l’image n’est que le prix, comme Aldi ou Lidl, ont-elles quelque chose d’autre à raconter ?

O. G.-V.  : Oublions leur statut très particulier outre-Rhin, où Aldi s’est souvent implanté comme enseigne de proximité avant les grandes surfaces traditionnelles, qui ne proposaient quasiment pas de MDD. Ces commerces, bâtis autour d’une offre restreinte la moins chère possible, exclusivement avec des marques propres, avaient pour objet de satisfaire les besoins élémentaires des foyers, laissant aux commerces voisins le soin de satisfaire leurs envies.

En France, où l’environnement concurrentiel est complètement différent, le maxidiscompte s’essouffle, car les marques nationales reviennent dans les cœurs de marché, qu’elles n’auraient jamais dû abandonner, et en outre repositionnent les produits premium à un niveau moins cher. En matière de politique de prix, la main appartient toujours à l’industriel, quand il a une vision stratégique, et non à court terme, de sa politique de produits. Cette capacité à inscrire le couple marque-produit dans une stratégie de long terme, en respectant une valeur ajoutée cohérente, est l’enjeu majeur pour l’industrie des PGC.

Une marque industrielle et une enseigne sont-elles à armes égales dans la maîtrise de leur image prix ?

O. G.-V.  : Non, bien sûr. Pour un fabricant, l’image est toujours attachée à un produit sur un segment de marché, comparé à un autre produit du même segment au moment de l’achat : l’image prix de Carte Noire n’est pas celle de Legal ou de Lavazza. Si le prix du produit est apprécié par le consommateur en valeur relative face au linéaire, l’image prix inscrite dans sa mémoire, elle, relève d’une prédisposition, qui diffère d’une marque à l’autre. Pour une enseigne, c’est le magasin qui est le produit (et non la marque d’enseigne). Son image prix est celle de l’ensemble de ses points de vente. Elle est un discours global sur l’enseigne elle-même, où les prix des produits tiennent compte de la politique d’assortiment de la catégorie.

Quels types de marques constituent le meilleur support de l’image prix d’une enseigne généraliste, les grandes marques ou les marques propres ?

O. G.-V.  : Les deux, mais l’enseigne doit privilégier la marque de fabricant, celle que les consommateurs peuvent comparer. Une marque de distributeur, elle, n’est pas une référence de prix entre enseignes, puisque par définition elle n’existe que dans une enseigne. N’étant pas comparables, les MDD n’ont pas grande influence sur l’image prix. Le consommateur sait comparer le café Grand-Mère entre Carrefour, Auchan ou Leclerc, il ne sait pas comparer les cafés Leclerc, Auchan ou Carrefour. Une MDD a cependant bien manœuvré : celle de Casino, qui a chez les clients de cette enseigne une excellente image prix, meilleure que celle de l’ensemble Casino.

Qu’est-ce que « travailler l’image prix » ?

O. G.-V.  : Pour un distributeur, c’est chercher le juste écart entre prix de l’offre et prix de la demande par catégorie, et rester cohérent, c’est-à-dire chasser les prix assassins. C’est aussi choisir des prix d’appel pour des marques universelles : plus une marque nationale est forte, plus l’appel est significatif. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’opération lancée par Carrefour à l’occasion de ses trente-cinq ans : l’enseigne avait réussi à créer de la rareté par le prix dans une économie d’abondance !

Est-il de bonne politique pour un distributeur de choisir les « îlots de perte » parmi les seuls produits qui lui paraissent compter le plus, affectivement ou budgétairement, pour ses consommateurs les plus sensibles aux prix ?

O. G.-V. : Non, car les clients les plus sensibles au prix sont les moins fidèles aux magasins. Les chasseurs de prix constituent une petite clientèle, alors que la plupart des clients décident de 85 % de leurs achats face au linéaire. Toutes les catégories ne sont pas fréquentées de manière homogène. Est-il nécessaire d’avoir une image prix sur du cirage ? Peu de monde en achète. Il est peut- être préférable d’agir sur le rayon des démaquillants pour les yeux. C’est en fonction de la fréquentation d’une catégorie de produits, et de l’écart entre prix de la demande et prix de l’offre, qu’une enseigne doit construire son image prix – sans oublier les spécificités de la demande locale.

Les consommateurs ont-il intérêt à rester fidèles à une même enseigne, de façon à bien connaître sa stratégie de prix et à acheter en connaissance de cause ?

O. G.-V.  : Une des caractéristiques du monde moderne est la multifidélité !

Propos recueillis par J. W.-A.

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