Un esprit nouveau - Numéro 461
30/11/2016
L’esprit collaboratif, une mode ou un impératif catégorique ?
Jacques Lecomte : Ni l’une ni l’autre. Ce n’est pas une mode, car ce mouvement est irréversible, pour au moins deux raisons. D’une part, les gens sont beaucoup plus satisfaits dans le fonctionnement collaboratif, les équipes plus performantes. D’autre part, les jeunes générations ont été plus habituées que les anciennes au partage et à l’esprit collaboratif. Bon nombre d’étudiants des écoles de commerce pensent aujourd’hui que jouer seulement la carte de la compétition, de la recherche du profit en dominant les autres, n’est plus un objectif.
Cet esprit ne peut pas non plus être analysé comme un impératif catégorique, un devoir, mais comme un goût, une attirance. On ne peut imposer la collaboration, elle doit être vécue comme un plaisir.
L’entreprise, lieu de compétition, de rivalité, de jalousie ou d’ignorance entre les hommes, deviendrait-elle un lieu où l’homme peut s’épanouir ?
J. C. : Certains managers pensent que pour bien faire fonctionner leurs équipes et les rendre les plus rentables possible, ils doivent mettre en place des systèmes fondés sur la compétition, entre salariés d’une même équipe ou entre plusieurs équipes. Or les études montrent que cette manière d’agir est illusoire dans ses résultats. Les équipes qui fonctionnent sur un mode collaboratif sont plus performantes à moyen et long terme, grâce à la satisfaction des individus et à la motivation.
Parler comme vous le faites d’entreprises humanistes n’aurait-il pas été considéré naguère comme un oxymore ?
J. C. : Oui, car les mots empathie, altruisme, bonté, étaient ridiculisés il y a encore vingt ans. Ils étaient exclus du vocabulaire de l’entreprise. Aujourd’hui, ils s’affichent aux devantures des librairies. Un mouvement radical s’est opéré ; ce qui était tenu pour marginal est aujourd’hui partagé par le plus grand nombre.
L’entreprise collaborative ferme-t-elle l’ère du taylorisme ?
J. C. : La lassitude, le désintérêt, la démotivation vis-à-vis d’une tâche répétitive, ne peuvent qu’avoir un impact négatif sur la performance de l’entreprise. Mais les personnes qui mettent en place le système collaboratif n’ont pas comme premier objectif de s’opposer au taylorisme. Ils ont souvent deux origines : certains ont vécu dans des entreprises qui fonctionnaient par la tension, la compétition à outrance avec les collègues. Le jour où ils sont devenus dirigeants, ils ont décidé de changer de modèle. D’autres inversement ont goûté le plaisir de la collaboration et ont eu envie de la mettre en place. Reste qu’en effet l’esprit collaboratif a une vision radicalement autre que celle du taylorisme, où l’être humain n’est qu’un outil. Dans le collaboratif, il a une importance en soi.
Quelle est la place du profit dans une entreprise humaniste ?
J. C. : Depuis un célèbre article de Milton Friedman dans le New York Times, en 1970, beaucoup ont considéré que la finalité d’une entreprise est de servir les actionnaires. Mais aujourd’hui, à la performance nécessaire du profit on ajoute deux autres « p » : la performance des personnes et celle de la planète. Dans cette perspective, la performance sociale et environnementale demeure cependant au service du profit. Or cette vision change, car l’entreprise devrait d’abord être au service du bien commun, des salariés et des habitants de la planète, le profit étant alors un moyen et non une fin, pour pérenniser l’entreprise.
Quels sont les freins à l’entrée dans l’ère collaborative ?
J. C. : Un frein majeur est le regard sur autrui. On a longtemps enseigné dans les écoles de commerce que l’être humain est un homo economicus foncièrement égoïste. Cette conception est erronée. Si l’on a une conception négative de l’être humain, on entre dans un cercle vicieux : on ne veut pas coopérer, on conduit l’autre à ne pas le faire non plus. La recherche a montré que l’être humain est un coopérateur conditionnel, prêt à coopérer à condition que les autres s’engagent dans la même voie. Le frein le plus important est donc l’image que nous avons des autres. Arrêtons de penser qu’ils sont moins bien que nous.
Peut-on étendre le concept à la présence de consommateurs-citoyens dans les instances de pouvoir de l’entreprise, qui se transformerait en entreprise privée, d’intérêt public ?
J. C. : Les consommateurs peuvent avoir un rôle, mais il faut se méfier du travail gratuit sur internet. Tout dépend de l’intention, de l’état d’esprit qui porte ces actions. S’il s’agit uniquement de faire du profit, les consommateurs ne sont que des outils. Si le bien commun est la motivation première, si par la coopération des consommateurs l’entreprise apporte des produits et services utiles au bien commun, alors cela a du sens.
Le management collaboratif est-il plus approprié à certains types d’entreprises ?
J. C. : Il ne vise pas un type d’entreprise en particulier, mais la démarche est plus présente dans les jeunes pousses où domine un personnel jeune, dans les entreprises familiales où le profit à court terme n’est pas l’objectif premier, et dans les entreprises à taille humaine, car l’état d’esprit collaboratif risque toujours de se diluer dans les grands groupes. Pour autant, il est des entreprises qui n’entrent pas dans ces trois catégories et qui sont humanistes et mues par l’esprit collaboratif. L’élément majeur est la dynamique insufflée par le patron.
Est-ce un phénomène générationnel, lié aux générations Y et Z ?
J. C. : Ces générations ont été vite habituées au partage, mais elles ne sont pas biologiquement meilleures que les précédentes. Elles n’ont pas le gène de l’altruisme, de la coopération. Les outils modernes leur permettent d’exprimer le meilleur côté d’elles-mêmes. Chacun de nous peut développer l’esprit collaboratif.
L’esprit collaboratif suppose-t-il de solliciter la créativité des salariés dans d’autres univers que celui pour lequel ils ont été embauchés ?
J. C. : En tout cas le droit à l’erreur doit être reconnu, car il libère la créativité, comme il l’est, par exemple, dans le groupe 3M depuis longtemps : sans lui, le Post-it n’aurait pas été inventé !
Une limite au principe collaboratif tiendrait-elle au libre cours à des propos parfois contraires à l’éthique sur Google ou Facebook ? Les entreprises-marques n’ont-elles pas un devoir de contrôle du contenu qui circule librement sur leurs sites internet ?
J. C. : Le principe collaboratif repose sur le respect de l’autre, de la diversité et de l’empathie. Il est valorisation de la différence et non sa stigmatisation. En tant qu’entreprises responsables, celles que vous citez devraient agir dans ce sens.
l1. http://www.psychologie-positive.net. Au nombre des ouvrages de Jacques Lecomte : les Entreprises humanistes, comment elles vont changer le monde, Les Arènes, 2016 ; la Bonté humaine, Odile Jacob, 2012 (grand prix Moron de l’Académie française 2016).
Propos recueillis par J. W. A.