Levier de chaleur ajoutée - Numéro 462
26/12/2016
La pratique « collaborative » est-elle une nécessité pour l’entreprise, au risque, si celle-ci ne prend pas le tournant, de décliner voire disparaître ?
Brice Auckenthaler : Cette pratique, au-delà de ses résultats factuels – nouvelles idées venant de l’intérieur ou de l’extérieur –, a deux vertus supplémentaires : ouvrir les esprits parmi les salariés, stimulés par leurs partenaires ou clients, et faire prendre conscience à ces clients que la critique est facile mais que l’art est difficile. Les inviter à une démarche collaborative est un bon prétexte pour renforcer leur engagement. Une entreprise de 2016, époque du quasi-tout-digital, qui n’actionne pas le levier collaboratif risque effectivement de se refermer sur elle-même, et d’être en décalage avec les nouveaux comportements relationnels.
L’entreprise collaborative serait-elle plus agile, innovante, performante, dans le domaine de la RSE ?
B. A. : La prise de conscience relativement récente de l’importance de la RSE dans un modèle économique est une traduction concrète de l’ouverture de l’entreprise. Fini les œillères du tout-commercial, bienvenue dans un modèle où tout le monde, en interne et en externe, est sensible aux enjeux de la RSE. Fini les bastions ou logiques BtoB ou BtoC, bienvenue au HtoH, « H » pour humain. Fini l’époque où l’on pensait RSE en fin de processus, voici celle où la RSE infuse tous les maillons. Finie l’époque où les porteurs de RSE dans l’entreprise étaient accueillis comme des empêcheurs de tourner en rond, la responsabilité est collective car collaborative !
L’entreprise en est plus efficace non seulement en RSE, mais globalement. La RSE en mode collaboratif est une opportunité d’accélérer la simplification des procédures, de raccourcir les étapes, de fluidifier la relation, d’ouvrir le champ des possibles.
L’entreprise est-elle conduite à modifier ses relations avec ses partenaires (agences de pub, de design…) dans une dimension RSE ?
B. A. : Qui dit collaboratif ou collectif dit esprit ouvert, bienveillant, plus à l’écoute, plus humble quant à ses posture et statut, bref, plus en adéquation avec de vraies relations de partenariat. Par ailleurs, plus une entreprise tarde à adopter des postures de « coconstruction » et des engagements RSE, plus il lui va lui être nécessaire de s’appuyer sur le monde extérieur pour réduire l’écart. Il n’est pas surprenant à cet égard de constater l’accélération des démarches collaboratives dans le monde bancaire et assurantiel, traditionnellement assez opaque sur ses pratiques.
Les relations avec les grandes et moyennes surfaces de la distribution s’en trouvent-elles modifiées dans un sens plus constructif ?
B. A. : Le maître du jeu qu’est le distributeur a tout intérêt à rééquilibrer la pression sur les prix et les marges – qui resteront son fonds de commerce – par des actions et des engagements concrets qui valorisent ses fournisseurs devant le client final – ainsi les actions Leclerc avec les producteurs locaux. Avec le collaboratif mâtiné de RSE, tout le monde a à gagner de ce double effet : moi fournisseur, je m’efforce d’être encore plus impeccable dans mes conditions de production ; moi distributeur, je joue mieux mon rôle de vitrine d’offres exemplaires et mon rôle sociétal ou social. Whole Foods est aux États-Unis un cas d’école, les drugstores CVS également : décider de se passer de 2 milliards de dollars de revenus en supprimant la vente de cigarettes a été un pari financier gagnant pour l’entreprise.
La cocréation, entendue comme moyen de faire participer les futurs utilisateurs à la conception et au développement d’offres plus adaptées à leurs besoins, s’est-elle développée ? Dans les grands groupes plus que dans les ETI ou PME ?
B. A. : Cette méthode s’est propagée avec la même vitesse que le déploiement en interne d’internet et de ses outils. Même si la cocréation ne doit pas se limiter au « 2.0 interactif » – qui n’est qu’un levier parmi d’autres et qui ne remplacera jamais une bonne réunion physique –, il est indéniable que cela a favorisé l’ouverture au monde. Les entreprises, grandes ou petites, y voient une opportunité de mettre en question les idées reçues et habitudes internes par leurs clients, qui deviennent ainsi non seulement plus fidèles, mais plus ambassadeurs. L’enjeu est de passer progressivement de la satisfaction à l’engagement.
Des consommateurs peuvent-ils être considérés comme des « collaborateurs » ?
B. A. : Le meilleur exemple est Lego, qui a constitué un groupe de 300 00 clients postant des idées sur diverses plates-formes de cocréation. Treize d’entre eux sont même certifiés Lego professionnels et rémunérés pour ce faire. On estime que 10 % du chiffre d’affaires de Lego est généré par cette foule de créatifs. Pour que cela fonctionne, il est évident que transparence, confiance mutuelle et réactivité sont la norme. Ces consommateurs d’un nouveau type peuvent être considérés comme la meilleure force de vente possible.
L’entreprise collaborative favorise-t-elle le changement des comportements dans le sens d’une « responsabilité sociétale du consommateur » – par exemple en faveur d’une seconde vie des produits ?
B. A. : Le modèle d’entreprise qui s’y prête naturellement est celui des coopératives ou des mutuelles. Ainsi aux États-Unis, Park Slope, supermarché où l’on trouve de tout (alimentaire ou non), ouvert uniquement aux membres de la coopérative, qui peuvent y faire leurs courses en échange de 2 h 45 de travail collaboratif par mois (caisse, stock, compost.)... Le supermarché ne compte que quelques permanents (fonctions achats par exemple). Si un membre faillit à ses obligations, il ne pourra plus y faire ses courses avant d’avoir effectué deux séquences de travail durant lesquelles il donne de son temps à l’enseigne. Chez Park Slope, il y a des « walkers », clients qui raccompagnent les gens chez eux à pied avec leur chariot, ou des assistantes maternelles qui gardent les enfants lorsque leurs parents travaillent à la coopérative. La cocréation ou le collaboratif, ce sont des intelligences mises en mouvement collectivement.
En adoptant les logiques collaboratives de l’économie circulaire et de la fonctionnalité, les marques peuvent-elles incarner des valeurs sociétales et environnementales fortes, source de fidélité des consommateurs et de leur adhésion ?
B. A. : Par essence, l’économie circulaire justifie un changement assez radical. Du séquençage traditionnel (de A à Z) on passe à un cycle itératif où l’idée neuve en court de construction est en permanence critiquée et améliorée. Si dans ces boucles itératives le consommateur et l’ensemble des acteurs de l’écosystème sont impliqués, quel que soit le sujet, il y a de fortes chances qu’en sortent non seulement des livrables concrets (nouveaux produits ou services), mais en plus des mises en question des modes de fonctionnement sociaux ou sociétaux. Le collaboratif apporte du sang neuf, mais aussi potentiellement des vents contraires. Un concessionnaire automobile devient recycleur de l’huile de vidange des véhicules qu’il n’a pas vendus ; un banquier peut ouvrir ses vitrines à des artisans qui n’ont pas les moyens de communiquer sur leurs savoir-faire, à l’instar de ce que fait Umpqua, quitte à ce que cela prive ce banquier d’espace ; Danone s’associe à la Grameen Bank ou crée ses Danone Communities, ancrant ses marques et impliquant ses salariés dans un mieux-vivre ensemble.
Le collaboratif et la cocréation sont deux leviers de chaleur ajoutée. Le client y comprend mieux la véritable raison d’être de l’entreprise ou de la marque dont il achète les biens. Et la marque se rapproche des vrais besoins de ses clients, en acteur qui démontre factuellement qu’il n’est pas simplement vendeur de biens mais constructeur de sens. Fini l’écoblanchiment, bienvenue à l’engagement de marque, Comme dit Javier Sanchez Lamelas, vice-président marketing de Coca-Cola : « Aujourd’hui, les gens surpaient des marques avec lesquelles ils ont un lien ; demain, ils achèteront des produits d’entreprises qui agissent selon des valeurs. »
Propos recueillis par J. W.-A.