La marque et le porte-monnaie - Numéro 356
01/09/2004
Le libre-service a eu pour conséquence de créer le libre choix, c’est-à-dire qu’il a ôté au commerçant son pouvoir d’obstruction, souvent antinomique de la volonté de puissance de l’industriel, exprimée à travers la mercatique de la marque. La promotion des ventes en magasin s’est imposée naturellement, pour remplacer un vendeur désormais absent ou ayant abandonné sa capacité de prescription. En prenant conscience de cet abandon, le vendeur s’est arrogé progressivement le pouvoir de réguler et de diffuser de nouveaux moyens d’action sur le comportement d’achat des consommateurs.
En 1999, nous avons mis en évidence la nouvelle dialectique, conséquence de nouveaux modes de commerce, entre l’offre et la demande. Elle a montré que le privilège qu’une marque pouvait avoir aux yeux du consommateur n’était que relatif. L’efficacité de la marque est fonction de la nature des concurrents qui lui sont opposés au moment du passage à l’acte d’achat, donc de l’exposition accordée à chacun. Tout cela dans le court laps de temps consacré aux courses. La promotion intervient alors à un double titre : d’abord parce qu’elle facilite le repérage du produit, et à ce titre permet au consommateur d’aller plus vite (la corvée est à ses yeux toujours chronophage), mais aussi parce qu’elle va amplifier l’effet visuel relatif des marques, en compétition au sein d’une unité de besoin sur un linéaire partagé. Dans le commerce traditionnel, on sait que l’action prescriptive des vendeurs stimule la demande. La promotion joue-t-elle le même rôle ? Au-delà d’une vision mercatique de court terme comme amplificateur relatif de la part des marques, la question se pose de savoir si ce type d’action a un effet sur la demande globale des consommateurs. La réponse est affirmative à deux titres.
D’abord, par la réduction des prix des produits qu’elle entraîne, qui tend à accroître le pouvoir d’achat en dépenses commercialisables(1) : hors nouveaux instruments promotionnels (NIP), sur un panier de produits de grande consommation de plus de deux cents catégories, les promotions représentent 12 % des achats des consommateurs (soit environ 6,3 milliards d’euros), les bornes allant de 2 ou 3 % à près de 40 % pour les produits de saison exclusive. Elles s’accompagnent en moyenne d’une baisse de prix de 10 % . Les promotions concourent donc à une déflation de l’ordre de 1,2 % .
Ensuite, il a été démontré que l’activité promotionnelle en magasin, pour l’une ou l’autre des marques, n’est pas un jeu à somme nulle par lequel ce qui était gagné à court terme par un opérateur serait perdu pour l’autre et vice-versa. En fait, ce type d’action entraîne, sur la durée, des ventes additionnelles pour la catégorie de produits où elle a été menée. Sur l’ensemble des produits de grande consommation, en 2003, le chiffre d’affaires additionnel, c’est-à-dire celui apporté à la catégorie par les promotions une fois annulés les transferts à l’intérieur de la catégorie, a représenté 2,05 milliards d’euros, soit 3,7 % du chiffre d’affaires total des catégories de PGC où les promotions ont eu lieu. Evidemment, selon les rayons ce pourcentage de ventes supplémentaires est différent. En épicerie, les promotions contribuent à une augmentation de la catégorie de 3,8 % , alors que dans l’entretien elles n’augmentent les ventes de la catégorie que de 2,7 % environ, avec un minimum de 0,7 et un maximum supérieur à 20 % . Il est facile d’en comprendre les raisons : qui se soucie d’une rupture de porto dans son bar ? Mais qui ne s’en souviendra pas en présence d’une tête de gondole ? Il est établi qu’en l’absence de ce type d’opération ce marché baisserait de 10 % . Ainsi, il est incontestable que ces actions à effet « push » sont économiquement nécessaires à la consommation, puisqu’elles soutiennent la demande des consommateurs. Au-delà de cet aspect économique, et de l’intérêt, déjà mentionné, des promotions pour la marque et le fabricant, reste à examiner les avantages intrinsèques qu’elles présentent pour le consommateur et pour le commerce.
La moitié des consommateurs qui font leurs courses fréquentent au moins trois GMS, après avoir préparé une liste, qu’ils consultent d’ailleurs plus ou moins, pour faire le plein de leur placard. On sait que dans ce cas ils étudient les prospectus et repèrent les promotions du magasin qu’ils ont choisi pour la circonstance. Dans le point de vente, ils deviennent chalands et arpenteurs rapides de linéaires. Leur intérêt pour ces opérations tend d’ailleurs à accroître leur fidélité au point de vente. Mais ce qu’ils aiment surtout, c’est que les promotions portent sur les grandes marques et qu’elles soient organisées à l’emplacement habituel des produits en rayon. Rappelons que, dans la majorité des cas, l’acte d’achat se faisant en moins de dix secondes, la prise doit s’effectuer au premier coup d’œil. Ce constat plaide pour la clarté de l’offre. Avec l’apparition récente des NIP, la confusion s’est installée, et il est douteux qu’elle profite au marketing de l’offre. Les consommateurs aiment les messages simples, qu’ils peuvent décoder vite ; plus riches en temps, ils sont pourtant de plus en plus impatients. Compliquer la consommation des produits courants par la sophistication des systèmes promotionnels est une erreur. C’est se situer aux antipodes du statut même de ces produits et nuire à l’efficacité des systèmes promotionnels, qui requièrent une mécanique simple parce qu’aisément décodable. De même que l’on a pu dire que l’excès de communication tuait la communication, de même pour les consommateurs, l’excès d’offres spéciales complexes et variées engendre la confusion et nuit à leur efficacité. Pour le chaland, la promotion est soit une réduction de prix, maintenant ou peut-être différée, sur le produit choisi, soit une quantité supplémentaire, encore maintenant mais pas plus tard, sur n’importe quoi.
Imaginons un magasin français sans promotion, clair, propre avec des flux bien gérés, calqué sur le concept américain EDLP(2) (une espèce de Wal Mart). Il est aux yeux des consommateurs une usine à vendre sans chaleur et sans liens. Or les consommateurs, tout en restant individualistes, sont en quête de liens, et peut-être que demain le lien sera aussi important que le bien. Ce magasin ne fait que répondre à une demande qui relève de l’action publicitaire (effet « pull ») en offrant le prix le plus compétitif. C’est le schéma du maxidiscompte des marques. On a vu que les promotions soutiennent la demande, par les ventes additionnelles qu’elles suscitent. Dans ce schéma, de telles ventes disparaissent, au détriment de la consommation des ménages (peut-être compensées en partie par la baisse des prix liée à la pratique de l’EDLP, mais seulement dans la mesure où il existerait une élasticité volume-prix pour l’ensemble des produits de grande consommation).
Ne nous y trompons pas, une telle évolution constituerait un danger pour les distributeurs français. Les consommateurs, aujourd’hui attirés par les produits « à pouvoir d’achat », ceux offerts dans les maxidiscomptes, qui proposent des gains de prix et de temps, ainsi qu’une moindre tentation, se désintéresseront encore plus d’usines à vendre désormais dépourvues de l’animation et de la chaleur liées aux promotions. Ayant préparé les consommateurs à une approche désincarnée du commerce, ces distributeurs favoriseraient d’une part une implantation de Wal Mart, d’autre part l’émergence d’autres types de magasins, qui, eux, restaureraient la qualité des échanges entre les produits et ceux qui les consomment.
La promotion est en partie l’âme du libre-service. Les consommateurs aiment à la fois leurs marques et leur porte-monnaie. Les marques avec les promotions qui les accompagnent, si elles sont claires, permettent, à un moment où le moral des ménages n’est pas au beau fixe, de succomber avec un tant soit peu d’allégresse à la tentation.