Le transfert modal par pragmatisme - Numéro 385
01/11/2007
Le Grenelle de l’environnement vous paraît-il avoir répondu aux défis du moment ?
Michel Dubromel : Pendant toute la période électorale du début de l’année, les associations de protection de l’environnement ont demandé que le ministère de l’Environnement ait un rôle stratégique et qu’un débat fondamental soit organisé. La création du ministère de l’Environnement, du Développement et de l’Aménagement durables (Medad) est une première partie de la réponse. Le principe d’un débat de fond impliquant les cinq collèges a permis aux acteurs économiques traditionnels de confronter leurs points de vue avec les associations écologistes et réciproquement. Dans le groupe Climat, toutes les propositions ont été faites en retenant un objectif principal de réduction des gaz à effet de serre (GES) ayant un impact sur le climat. Les solutions retenues par les groupes ont été prises en accord avec les acteurs économiques des secteurs concernés. Le Grenelle de l’environnement a répondu au défi du moment en intégrant au même niveau tous les acteurs et en proposant des solutions prenant en compte à la fois l’environnement et le contexte économique. L’inquiétude principale réside dans la phase actuelle : un programme réduit, pour la mise en place des solutions proposées, ruinerait l’investissement de toutes les parties et le crédit accordé par les citoyens à ce Grenelle.
Le transfert modal est-il une question de principe chez les écologistes ? Est-il aussi fondé sur un modèle économique ?
M. D. : Le transfert modal n’est pas un dogme, mais une proposition fondée sur des constats prenant en compte l’efficacité énergétique et les impacts sur le climat. Pour ces deux éléments, le transport routier – ainsi que le transport aérien – est celui qui a le plus d’impact. Il est donc préférable d’opérer un report vers les modes les plus efficaces et les moins polluants. Les transports les plus économes en énergie correspondent à des modèles économiques plus robustes, car ils sont moins dépendants des aléas des prix des produits pétroliers, comme nous le constatons actuellement. Les modèles économiques actuels sont fondés sur un transport majoritairement routier utilisant un pétrole très bon marché. Le choix de déplacer des produits à travers toute l’Europe sera peut-être différent si le coût réel du transport est deux à cinq fois plus élevé.
Comment concilier la liberté de décision microéconomique et la prise en compte des enjeux collectifs ?
M. D. : Le choix de produire et de consommer au niveau local génère beaucoup moins de transport que les choix faits au niveau global de déplacer des marchandises sur des milliers – voire des dizaines de milliers – de kilomètres, pour bénéficier des différences de coût du travail. La production prioritairement orientée vers les clients locaux permettra de réduire les impacts environnementaux collectifs : construction d’infrastructures, pollution atmosphérique liée aux transports, avec l’impact potentiel sur le climat. La comparaison environnementale rail-route est généralement menée au vu des pollutions atmosphériques et des émissions de GES.
Qu’en est-il sous l’angle des autres nuisances : atteinte à la biodiversité, bruit, dégradation du paysage, coupure territoriale, étalement urbain ?
M. D. : Tous les modes de transport nécessitent des infrastructures et nous évaluons à la fois l’impact de celles-ci et l’impact de l’usage qui en est fait. Quel que soit le mode de transport, toute infrastructure a un impact sur les milieux naturels ou les territoires. Ce sont les transports routiers qui ont l’impact le plus élevé sur le dérèglement climatique, un chantier à traiter en urgence. En dehors de leur utilisation, les infrastructures doivent toutes être évaluées selon leur impact direct sur les milieux. Comme toute autre installation, une infrastructure d’un mode plus efficace et peu polluant devra aussi respecter les milieux naturels et la faune, ainsi que l’intégrité des territoires.
Les « biocarburants » sont-ils une solution d’avenir pour le fret routier, alors qu’ils sont eux-mêmes contestés pour leur impact sur l’environnement – et sur la production agroalimentaire ?
M. D. : Les associations de protection de l’environnement ont toujours demandé une évaluation complète de la production et de l’utilisation des « agrocarburants » (le terme étant plus adapté, car leur mode de culture n’est pas forcément biologique). Cette évaluation doit prendre en compte la culture, la transformation, l’utilisation des agrocarburants et tous les transports associés. Dans la majorité des cas, le bilan est négatif pour le cycle complet, c’est-à-dire que la consommation d’énergie est supérieure à ce qui est restitué. La seule exception – c’est-à-dire celle qui a un bilan favorable – correspond à l’utilisation des huiles végétales par une exploitation agricole. L’indépendance énergétique des exploitations représenterait une contribution significative dont il ne faudrait pas sous-estimer l’impact. Il serait temps que les décideurs associent des exigences qualitatives aux agrocarburants, au lieu d’exigences quantitatives. Cela éviterait de grandes désillusions, lorsque le bilan réel sera dressé.
Le fluvial et le maritime n’ont-ils pas aussi des impacts négatifs ?
M. D. : Le transport fluvial et le transport maritime n’ont pas les mêmes impacts que le transport routier, mais l’absence de réglementation – notamment européenne – a encore conduit à des accidents comme celui de l’Erika. Les impacts du transport maritime sur l’environnement sont connus et facilement maîtrisables, à condition que s’exerce une véritable volonté politique, car c’est la qualité des milieux marins qui est directement concernée.
Au Grenelle s’est affirmé l’objectif d’amener « le fret non routier de 14 % aujourd’hui à 25 % du fret total en quinze ans ». Un objectif aussi général présente-t-il un intérêt environnemental véritable ?
M. D. : Cet objectif a été évalué en matière d’émissions de CO2. Le transfert de la route vers des modes de transport plus efficaces permet de générer moins de GES, comme cela a été vérifié par l’Ademe avant la publication des premières conclusions. Il faudra aussi un observatoire de suivi pour s’assurer que les transferts d’un mode vers un autre ont bien un impact positif en termes d’émissions de CO2.
Favoriser le fret non routier est-il aussi souvent praticable que souhaitable, alors que plus de la moitié des quantités de marchandises transportées (en millions de tonnes) le sont sur des distances inférieures à 50 km ?
M. D. : La distribution fine et locale restera toujours majoritairement le domaine privilégié du mode routier. Les données de travail concernant les déplacements ne sont pas fondées uniquement sur les distances parcourues par les camions, mais intègrent aussi les masses déplacées. Il faut donc être plus réaliste et faire l’analyse que 46 % des transports de marchandises, exprimés en tonnes-kilomètres, sont effectués sur des distances supérieures à 500 km, seuil à partir duquel le transfert modal prend toute sa pertinence. Il est certainement nécessaire de proposer des mutations qui intéressent près de de la moitié des marchandises transportées, sur la base du chiffrage en tonnes-kilomètres. Il est aussi nécessaire de se poser la question de la distribution en petites unités, pour réduire les stocks d’une industrie ou d’un magasin. La multiplication des livraisons – parfois une par jour – est fondée uniquement sur un pétrole à bon marché.
Que peut-on attendre des transports « intelligents » optimisés par les nouvelles techniques de l’information et de la communication ?
M. D. : Les transports intelligents ne pourront apporter des améliorations que s’ils prennent en compte les contraintes économiques, environnementales et de qualité de vie. L’optimisation d’un transport devra prendre en compte aussi bien l’optimisation de l’infrastructure que la réduction des impacts sur le milieu ou la qualité de vie individuelle. C’est certainement le « transport évité » – éviter la livraison en « quarante-huit heures chrono » quand la denrée n’est pas périssable – qui permettra la meilleure réduction des impacts sur l’environnement.