Bien dans ses baskets - Numéro 468
09/11/2017
Y a-t-il des formes d’organisation, des types d’organigrammes, qui favorisent plus ou moins l’esprit de conflit à l’intérieur d’une entreprise et dans ses relations avec les autres ?
François Charron : Même si aujourd’hui les entreprises sont plus focalisées sur le profit maximum qu’auparavant, avec pour conséquence sur les salariés davantage de stress, les conflits naissent essentiellement de l’attitude des individus et de leurs relations interpersonnelles. Que ce soit dans une structure pyramidale à l’ancienne, ou matricielle comme c’est de plus en plus le cas dans les grandes entreprises, par projet comme dans certaines entreprises de l’industrie numérique, il faut avant tout que le responsable soit bien dans ses baskets, c’est-à-dire qu’il ait confiance en lui et surtout qu’il respecte ses collaborateurs. Avoir confiance en soi implique d’être en mesure de gérer ses émotions, de savoir décider après consultation de ses subordonnés, car ceux-ci, dans leurs domaines respectifs, en savent davantage que lui, et d’accepter les critiques.
Respecter les collaborateurs, c’est avant tout comprendre que chacun a son modèle du monde et que celui-ci est le fondement de la personnalité de chacun : qu’il ne peut être modifié que par lui-même. Partant de ce postulat, le respect passe par la bienveillance, l’écoute, la reformulation, pour éviter les malentendus, le questionnement et l’explication. Pour moi, il s’agit là des éléments clés d’un bon management. J’y ajouterais, selon l’approche de l’analyse transactionnelle, une connaissance des « états du moi », les miens et ceux de mes interlocuteurs. Enfin, il ne faut pas hésiter à user des « strokes » (au sens de « caresser », « amadouer » : Éric Berne, le créateur de l’analyse transactionnelle, a choisi ce terme pour désigner les signes de reconnaissance positive ou négative ; dans le monde du travail, complimenter quelqu’un ou lui dire ce qui ne va pas, dans la relation quotidienne), ne pas hésiter à encourager la formation continue et accepter la mobilité des collaborateurs, même des meilleurs d’entre eux.
L’« organisation scientifique du travail » est-elle devenue de l’inintelligence collective ?
F. C. : L’expression « organisation scientifique du travail » me dérange un peu. Aujourd’hui les organisations ne sont plus figées comme cela a été le cas pendant des décennies, dans des structures pyramidales. Elles s’adaptent en permanence aux marchés nationaux et internationaux, aux types de clientèles, à leurs besoins, aux contraintes réglementaires, aux progrès techniques. Ces changements fréquents perturbent les salariés ainsi que leurs managers, c’est pourquoi le rôle de ceux-ci est d’abord de bien comprendre eux-mêmes le sens de ces changements, pour être capables – cela participe de la confiance en soi – de les expliquer, à tous niveaux. J’ai vu dans mon entreprise des changements d’organisation décidés sans consultation aboutir à des échecs cuisants.
Par quel type de décision favorise-t-on l’émergence de l’intelligence collective dans une organisation ?
F. C. : L’intelligence collective passe par une approche consensuelle : en tant que manager j’ai confiance en moi, mais j’ai aussi confiance dans les autres. Attention, je ne dis pas qu’il faut attendre l’unanimité de l’équipe pour prendre une décision. Je dis que le point de vue de chacun est respectable et qu’il doit être entendu. La décision sera d’autant mieux acceptée qu’elle aura été prise à l’aune de l’avis de chacun. C’est l’esprit du management collaboratif trop peu souvent pratiqué en France, où le culte du chef est encore dominant, même si le modèle du « petit chef » est fort heureusement déclinant.
Le modèle de l’entreprise « agile » vous semble-t-il un effet de mode ou une tendance durable ?
F. C. : L’entreprise « libérée » est, à mon avis, un modèle qui a de l’avenir, car il responsabilise chacun dans son domaine, au demeurant élargi. Plutôt que de parler de faillite d’un modèle managérial, Éric Albert (Partager le pouvoir, c’est possible, Albin Michel) préfère dire que nous arrivons au bout d’un cycle, sous la pression de deux facteurs. L’avènement du numérique, d’abord, qui a radicalement changé le jeu relationnel dans la société. « C’est sans doute la première fois que l’entreprise doit s’adapter à la société et non l’inverse », observe le psychiatre. Ensuite, l’excès de financiarisation de l’économie et son corollaire, la chasse aux coûts, ont creusé à l’extrême les divergences d’intérêts entre les salariés et leur direction. Pour répondre aux impératifs d’innovation et attirer, ou retenir, les talents, les entreprises n’auront bientôt plus d’autre choix que de changer leur organisation. Comment ? En redonnant de la latitude et de la proximité, donc de l’agilité. Les salariés, s’ils sont insatisfaits, s’installent dans une attitude de soumission stratégique, et finalement lèvent le pied.