La légèreté ou le stress - Numéro 470
12/01/2018
Quel tempo musical caractériserait notre mode de consommation ?
Joël Figari : Parler de « notre » mode de consommation, en France, sous-entend une société post-industrielle. Dans ce cadre, la consommation ne se limite pas à l’acquisition de biens de première nécessité, répondant à nos besoins physiologiques et au besoin de sécurité, mais va jusqu’à l’acquisition et l’utilisation de biens et services répondant à notre besoin d’appartenance sociale, de reconnaissance, d’estime de soi et d’épanouissement. C’est le haut de la « pyramide des besoins » d’Abraham Maslow (Motivation and personality, 1970). Dès lors, il n’y a plus de limite à notre consommation, du moins en théorie. Elle n’est plus liée seulement à un besoin qui peut être satisfait de façon stable, elle va suivre le passage incessant d’un désir à u n autre, qui est la mécanique même du désir selon Platon. Comme nous avons toujours de nouveaux désirs, cela introduit une répétition dans le désir. Nous sommes comme les tonneaux percés des Danaïdes, qui se vident au fur et à mesure qu’ils se remplissent : « forcés de les remplir sans cesse, jour et nuit » (Platon, Gorgias, 493e), nous suivons le tempo de nos désirs insatiables, et cela tend à accélérer la réitération de l’acte de consommation. En démultipliant les objets de notre consommation, nous accélérons le tempo de celle-ci. La frénésie de ce mouvement ferait penser à un tempo excessif en musique, un perpétuel allegro, mais un allegro exagéré, un allegro troppo, voire un prestissimo.
Notre tempo social est-il comme on le croit vraiment plus rapide que celui de la société industrielle d’hier ? Et en tout plus rapide que celui des sociétés traditionnelles ? N’est-il pas plutôt moins homogène ? Plus arythmique que rapide ? Vivrions-nous la première société sans tempo ?
J. F. : Marx pensait que les formes de la société dépendent du système économique qu’elles mettent en place, et non l’inverse. Si le tempo de la production moderne s’est accéléré, celui de la vie sociale a suivi ce mouvement. Dans une large mesure, cela reste vrai. Il faut pourtant se demander si nous ne vivons pas dans une société à plusieurs vitesses. C’est devenu un cliché de le dire, mais tout de même : la croissance étant plus aléatoire que dans les Trente Glorieuses, et les inégalités socio-économiques s’étant maintenues voire renforcées, la consommation ne peut plus être comprise au singulier, comme un phénomène de masse, il faut la « segmenter ».
La possibilité, voire la nécessité selon certains, d’une décroissance succédant à la croissance remet en lumière le mode de vie des sociétés dites traditionnelles, c’est-à-dire des sociétés où le modèle de production est l’artisanat plus que l’industrie, et le modèle de consommation plus proche des besoins primaires que des besoins secondaires. Ce modèle n’est pas simplement une mode passagère, car il correspond aux exigences d’un développement durable et d’une préservation de l’environnement qui est aujourd’hui un mouvement de fond de la société civile, dans les pays « occidentaux » et dans les pays nouvellement développés. En nous rappelant un ancien mode de vie et de production, plus proche du rythme de vie des individus et des groupes tels que la famille ou le village, les sociétés « traditionnelles » permettent de penser de nouveaux modes de production et une nouvelle économie, où la lenteur recouvre ses droits.
Il devient absurde d’opposer les sociétés modernes aux sociétés traditionnelles, si le tempo de la consommation n’est pas nécessairement écartelé entre « trop rapide » et « trop lent ». Ne cherchons-nous pas plutôt la juste mesure d’un tempo qui éviterait les excès du passé ? Il est impossible de vivre sans lenteur ou sans rapidité, de vivre sans tempo. Mais la notion de rythme introduit dans le tempo des articulations qui lui donnent du sens : c’est à l’être humain d’articuler les moments rapides ou lents de sa vie, donc de sa consommation.
Le « tempo » évoque la régularité d’une action, à l’image d’une horloge, d’un métronome ou du temps astronomique. Mais le « rythme » n’est pas une donnée naturelle et monotone. C’est une construction culturelle qui se superpose au tempo en y introduisant des différences et des variations. Globalement, notre société a un tempo moyen (statistiquement observable), mais ce tempo connaît de variations et des ruptures. Suivant la volonté des individus et des organisations (économiques, sociales, culturelles et politiques), un rythme va s’élaborer conjointement à ce tempo, pour lui donner du sens. Par exemple, consommer le dimanche ou se reposer : c’est un choix de société.
Quand et pourquoi la vitesse est-elle devenue une nécessité valorisée per se dans la société ?
J. F. : La vitesse, au sens de rapidité, a toujours été considérée comme un avantage. Dans le mythe de Prométhée, elle permet aux animaux les plus petits de ne pas se faire dévorer par les plus grands, grâce à leur capacité à courir plus vite et à s’enfuir devant le danger. De même, le dieu Hermès était l’équivalent d’internet dans l’Antiquité grecque : il transmettait les messages instantanément ! Inutile de dire que la rapidité est indispensable dans la guerre, militaire ou économique. Aujourd’hui, les possibilités techniques de transport des biens, des personnes et même des services, créent une nouvelle image de la consommation dans l’esprit des gens. Soit on est exclu de la société et du système économique, et il est difficile de conserver un tempo et un rythme de consommation, en particulier quand on manque de moyens pour consommer, soit on possède un emploi et on n’a guère le temps de consommer au cours d’une semaine de travail surchargée. Le développement du commerce en ligne permet de contourner cette difficulté, en organisant la vitesse, en équilibrant le travail, la consommation, les loisirs et le repos. Les transports à grande vitesse compensent la difficulté à prendre des loisirs et à maintenir des relations avec les personnes éloignées…
La vitesse reste ainsi une valeur, car elle devient un moyen d’équilibrer la vie quand on a un travail. Et le travail est lui-même une valeur, même si on ne travaille que pour se reposer, comme le disait Rousseau. Même quand on est sans travail, inactif, chômeur, retraité, on reste hanté par le rythme social imposé par le monde du travail : son tempo, sa vitesse, ses articulations.
Être le plus rapide à accomplir une tâche est-il toujours un signe de compétence ?
J. F. : La rapidité à accomplir une tâche est étroitement liée à un processus de production dont le but est d’atteindre une certaine productivité afin de livrer des biens ou des services dans les délais. En ce sens, la rapidité est une compétence attendue dans une entreprise, ou dans n’importe quelle organisation dont l’objectif est de produire des biens ou des services attendus par un client ou un usager. Même dans les écoles ou les hôpitaux, il faut aller vite pour finir le programme ou pour soigner les patients au bon moment.
Mais il serait excessif d’exiger de la rapidité dans tous les domaines d’activité économique ou sociale. Tout dépend de ce que l’usager ou le consommateur attend : s’il lui suffit de combler son estomac, il ira dans un mauvais fast-food pour consommer un produit congelé et réchauffé ; mais s’il désire manger équilibré, il choisira un restaurant, ou même un fast-food, où la bonne vitesse de préparation aura été préférée, afin de fournir un produit frais et de qualité. Il en va de même si le bon rythme du système d’assemblage – robotisé ou manuel – d’une voiture n’est pas respecté : il est contre-productif d’être le plus rapide. La tortue arrive à gagner la course contre un lièvre qui ne sait pas rythmer correctement les tempos lents et rapides.
Une personne perçue comme lente sera-t-elle considérée comme moins intelligente ? Sa lenteur perçue, un frein à l’embauche ?
J. F. : Rapidité et lenteur sont des notions relatives. On est toujours plus ou moins rapide ou lent, c’est une question de degré. Philosophes et essayistes ont réhabilité la lenteur d’un point de vue moral, psychologique et social. On peut penser à l’Eloge de la lenteur de Carl Honoré, qui illustre en 2004 le développement d’une pensée lente, d’une vie lente, à tous les niveaux (le mouvement « slow » qui se développe dans le monde). Cette idée n’est pas totalement nouvelle, puisqu’en 1880 Paul Lafargue prônait déjà une forme de société où les ouvriers pourraient rythmer leur vie de façon plus équilibrée, en augmentant leur loisir et leur droit à ne pas être soumis à des cadences industrielles infernales (le Droit à la paresse). Mais cet idéal est encore une utopie dans une économie mondialisée où la rapidité de la production doit faire face à la concurrence internationale « en temps réel ».
Bergson le disait : l’intelligence humaine est naturellement orientée vers la survie biologique de l’homme et utilise les objets techniques en ce sens. « Vivre d’abord, philosopher ensuite », aimait-il à rappeler. L’urgence de l’action impose la rapidité, non seulement comme une compétence, mais comme un moyen de survie. Dès lors, on comprend qu’elle fasse partie des critères techniques et comportementaux des recruteurs, qui ont besoin de répondre aux demandes urgentes de l’entreprise et de ses clients. À la limite, la lenteur peut être un motif de licenciement pour insuffisance professionnelle, par exemple si elle fait baisser le chiffre d’affaires habituel d’un point de vente. Toutefois, une organisation intelligente saura rythmer de façon équilibrée la lenteur et la vitesse du travail : par exemple, la gestion de la paye ne peut se faire rapidement, car il faut effectuer de multiples vérifications. La lenteur est donc également une compétence comportementale, qui ne se suffit pas à elle-même, mais qui peut être articulée à la rapidité. Le critère de recrutement devient alors la capacité à adopter un rythme adéquat en fonction de la nature du travail. Et ce rythme peut être pensé par le recruteur suivant un modèle ergonomique, en adaptant le travail au travailleur et non l’inverse.
Une conception plus positive de la lenteur émerge-t-elle vraiment aujourd’hui. ?
J. F. : étant donné que l’urgence existera toujours, dans la vie sociale, économique et politique, la lenteur ne peut pas remplacer totalement la vitesse dans le système de valeurs global des sociétés modernes. La modernité n’est d’ailleurs pas de revenir à des modes de vie archaïques qui refuseraient le progrès. Il ne s’agit pas de retourner à une vie sauvage, rythmée par une nature supposée lente (« marcher à quatre pattes », disait Voltaire en caricaturant Rousseau). Car la nature n’est pas lente en soi. Le retour à la nature apparaît certes comme une nécessité pour sauver la planète des dangers croissants de la technique, mais puisque ce retour est une urgence, la lenteur serait un défaut devant cette exigence.
Pour penser la lenteur de manière positive, il faut donc parler plutôt de liberté d’invention ouverte par la lenteur : si je n’ai rien d’urgent à faire, je peux réfléchir à des solutions, je peux agir plutôt que réagir. Il faudrait aussi considérer la lenteur comme un remède à une vitesse excessive : la « vitesse régulée » sur autoroute est un ralentissement relatif, qui évite la lenteur des bouchons, due à une vitesse excessive. La positivité de la lenteur tient finalement à la juste évaluation de son degré par rapport à son domaine d’application.
Y a-t-il toujours plus de sagesse dans la lenteur ?
J. F. : Au sens où la lenteur est le contraire de la précipitation, elle correspond à une règle de raisonnement méthodique dont parlait Descartes dans le Discours de la méthode. La sagesse demande en effet de raisonner suivant des règles, et Descartes en propose plusieurs, qui impliquent la lenteur : ne pas se précipiter sans réflexion sur la première idée venue ; prendre le temps de décomposer une difficulté complexe en éléments simples, puis de progresser du simple au complexe (règles de logique) ; adopter provisoirement la morale de son pays ou des personnes les plus sages, en attendant de savoir quelle est la morale parfaite (règle de morale).
La lenteur peut ainsi être associée à la prudence, qui est la vertu fondamentale du sage en train de délibérer intérieurement sur la meilleure pensée ou la meilleure décision à prendre. Mais comme on le voit avec la guerre, la médecine ou la production économique, il peut être sage d’agir avec rapidité. La sagesse, au singulier, est de savoir adapter notre vitesse en fonction du contexte de notre pensée et de notre action.
L’histoire de l’humanité peut se lire comme celle de la vitesse qui ne cesse d’augmenter (ordinateurs, moyens de transport…) : entreverrions-nous un point limite de l’accélération généralisée au-delà duquel nous ne voulons plus aller ?
J. F. : Les progrès techniques se sont développés inégalement sur la planète, car ils sont liés à un système de production particulier, qui privilégie le passage de techniques artisanales à des technologies industrielles complexes nécessitant des connaissances scientifiques approfondies : la découverte des nanoparticules a permis l’élaboration des nanotechnologies utilisées pour produire aussi bien des cosmétiques que des vêtements ou des téléphones portables. Ce qui est inégal, ce n’est pas la localisation de la production, qui concerne maintenant la Chine, l’Inde, etc., mais l’accès à ces techniques et technologies impliquant la vitesse comme ingrédient ou comme effet.
La planète ne pourrait pas survivre si toute l’humanité consommait autant de matières premières et d’énergie que les pays où l’on utilise les ordinateurs et les trains à grande vitesse. Le point de saturation n’est pas encore atteint d’un point de vue technique et économique, et l’on voit des pays comme le Maroc qui développent à un tempo inouï des infrastructures de transport et de logistique, liées à la délocalisation de la production des voitures, des téléphones, etc.
Mais les problèmes environnementaux, géopolitiques et sociaux sonnent l’alarme dans cette course aux technologies de la rapidité, à la rapidité des échanges et à la vie rapide. La multiplication des injonctions et sollicitations, au niveau de la production ou de la consommation, se traduit par autant d’excitations externes (stimuli) dans l’esprit de l’être humain. L’accumulation de ces excitations peut entraîner une incapacité de l’individu à répondre par un comportement adapté : c’est l’apparition du « stress ». Le stress n’est pas une réaction liée à une personnalité particulière, c’est plutôt le nom du danger que la vitesse implique quand elle devient excessive, en produisant des excitations insupportables par leur nombre, leur intensité ou leur fréquence.
Ce n’est donc pas la vitesse en soi qui peut atteindre un excès, mais les effets de la vitesse sur l’homme. La régulation de la vitesse à l’échelle des sociétés et du monde ne peut pas se réaliser en fonction de considérations purement techniques, car le critère décisif d’une vitesse équilibrée est en dernier recours l’équilibre global de l’homme et de son environnement. Alors seulement pourra être atteinte la légèreté de la vie humaine : « Celui qui apprendra à voler aux hommes de l’avenir aura déplacé toutes les bornes ; pour lui les bornes mêmes s’envoleront dans l’air, il baptisera de nouveau la terre – il l’appellera “la légère” » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « L’esprit de lourdeur »).