Le bien le plus précieux - Numéro 470
12/01/2018
Où et quand prend racine le « slow management » ? Comment le définissez-vous ?
Loïck Roche : De l’observation des dirigeants et managers qui réussissent, et notamment des plus grands CEO américains. Parmi eux Hewlett et Packard, qui dans les années 1970-1980 pratiquaient ce qu’ils appelaient du management by walking around. Ils n’hésitaient pas à se promener dans les couloirs, pour aller à la rencontre des hommes et des femmes qu’ils dirigeaient. Ils encourageaient les managers à sortir de leur bureau pour nouer des contacts avec leurs équipes, diffuser et promouvoir les valeurs de la société. Citons également Robert Eckert, de Matte, ou l’un des plus emblématiques, Jack Welch,
Le « slow management » est un concept que nous avons créé avec John Sadowsky, professeur et consultant en leadership. Il remet de l’humain dans l’entreprise, point d’ancrage du bien-être au travail. L’idée, c’est d’accepter de faire un pas de côté pour donner du temps aux hommes et aux femmes, opportunité de partage d’informations, d’échanges argumentés. Sans rien abandonner des enjeux de résultat, de performance. Bien au contraire : le slow management est certainement un des outils les plus sûrs pour travailler à une performance durable.
En quoi est-il plus qu’un effet de mode, parmi des techniques de management ?
L. R. : Il remet au juste endroit les hommes et les femmes, à savoir, et pour de vrai, au centre des organisations. En cela, il redéfinit les fondamentaux sur lesquels on peut ensuite poser différents styles de management. C’est donc un basique, un rappel du bon sens, sans lequel on ne peut rien faire.
Trop souvent, parce qu’on veut aller plus vite que la musique, arriver au résultat sans souci des dégâts humains que l’on peut occasionner dans les équipes, les techniques de management omettent l’essentiel, la capacité à ménager – une des étymologies de management – les hommes et les femmes qui font l’entreprise.
Le slow management n’est ni un style de management ni une mode, c’est un impératif qui rappelle, s’il le fallait, que le management est avant tout une histoire d’êtres, qui fait donc des relations entre les personnes une priorité cardinale. Rien ne peut fonctionner dans l’entreprise si ce principe n’est pas admis. Il faut donner du temps à ceux que l’on dirige, et cela passe par des rencontres avec eux. Cela veut dire savoir les écouter, les rassurer, savoir répéter les messages de l’entreprise. En lieu et place des seules ressources humaines, il faut penser, premières, les relations humaines.
Le temps serait-il la ressource la plus rare dans l’entreprise, celle qui manque le plus ?
L. R. : Oui, c’est la ressource la plus rare, le bien le plus précieux. Mais c’est cela qui est merveilleux. Si les managers, si les dirigeants peuvent donner ce qu’ils n’ont pas, à savoir leur temps, alors ils font un don extraordinaire à leurs équipes. Les hommes et les femmes qu’ils dirigent vont se sentir réellement respectés, réellement vivants, donc importants pour l’entreprise.
Le slow management peut-il concerner toutes les entreprises quels que soient leur taille, leur secteur, leur position concurrentielle sur le marché ?
L. R. : Les patrons des petites entreprises font souvent du slow management sans le savoir. Ils passent beaucoup de temps à parler avec leurs équipes, les rencontrent fréquemment. Ils sont naturellement convaincus de l’importance de porter attention aux hommes et aux femmes, car sans eux ils savent qu’ils ne seraient rien. Il en va différemment pour les plus grandes entreprises, voire les grands groupes. Là, le slow management est beaucoup moins naturel. Il est vécu comme une perte de temps dans un monde où prévaut une forme de « marche ou crève ». Poussés par les actionnaires, les grands patrons peuvent oublier l’essentiel, les hommes et les femmes qui font l’entreprise. La multiplication des échelons hiérarchiques aggrave cela. Les hommes en bout de ces mêmes échelons n’étant plus que des rouages, parties du produit ou du service en quelque sorte.
Le slow management dépend-il, dans son application, de la personnalité du dirigeant ?
L. R. : Il demande que les dirigeants soient convaincus de quelque chose de simple, que chacun dans une organisation a besoin de se sentir debout, de se sentir respecté dans son intégrité physique et psychique, donc en tant qu’être humain. Cela veut dire aussi comprendre que chaque homme et chaque femme a besoin de sens, de reconnaissance et d’espoir, et que le lien physique (par la capacité du manager à se rendre présent, visible, accessible avec les personnes qu’il dirige) est l’outil le plus performant pour cela.
Les dirigeants doivent toujours porter beaucoup d’attention à respecter les personnes, à marquer leur compréhension des difficultés des uns ou des autres à répondre aux exigences de toujours plus, toujours plus vite, toujours davantage. Pour autant le leadership doit être précis, efficace. Une fois encore le slow management n’est pas antinomique de la performance. Mais plus qu’à la performance immédiate, qui peut répandre beaucoup de souffrance au travail, voire, nous le savons maintenant, causer des morts au sens propre, il contribue par une situation saine, qui fait du bien à tout le monde, à une performance pérenne, durable.
L’organisation que dirige ce nouveau manager en est-elle moins en butte à l’injonction de la vitesse ?
L. R. : Elle est plus soucieuse du durable, de la pérennité, de la transmission, de la compréhension que de la seule visée du court terme, qui peut générer beaucoup de profits mais faire de nombreux blessés (risques psychosociaux…), voire pire – je pense notamment aux suicides, dont les années 2000 et la crise financière portent témoignage. Définitivement, nous devons comprendre qu’on ne peut pas brûler les ressources humaines comme d’autres ressources. Les hommes et les femmes, et le vocabulaire nous le fait toucher du doigt, lorsqu’ils sont « cramés », sont finis. Les ressources humaines ne sont pas renouvelables. C’est pourquoi il faut en prendre grand soin.
Y a-t-il possibilité de gains de productivité sans accroissement de la vitesse ?
L. R. : Dès lors que les personnes se sentent respectées, incluses dans l’histoire mais aussi dans le projet de l’entreprise, qu’elles ont le sentiment de participer au monde commun, elles vont avoir « envie d’en être ». Elles vont donner le meilleur d’elles-mêmes et seront naturellement plus performantes.
Les entreprises familiales, moins tenues par la tyrannie du court terme, sont-elles prédisposées à ce type de management ?
L. R. : Définitivement. Ce n’est pas une question de vitesse, c’est une question de visée. Transmettre, être plus fort dans le temps. Le slow management, c’est, pour le dirigeant, le manager, donner du temps aux hommes et aux femmes qu’il dirige de construire des lignes de vie, et ainsi donner plus de temps de vie à l’entreprise.
Et les entreprises dites libérées ?
L. R. : Oui, car elles mettent plus naturellement les personnes au centre de leurs préoccupations. Pour autant, ce n’est pas parce que je suis plus autonome que je n’ai pas besoin d’échanges fréquents, formels ou informels, avec la direction. Tout être humain a besoin du temps, du regard de celui ou celle qui dirige. Se sentir regardé, important, c’est se sentir vivant.
Le slow management vise-t-il aussi au mieux-être en entreprise ? Voire à une nouvelle approche du travail comme accomplissement plus que comme astreinte ?
L. R. : Oui. Plutôt que de viser la performance à court terme coûte que coûte, il signifie accepter de travailler sur le bien-être des personnes, par la rencontre en direct avec elles, par la capacité à leur donner du sens, à les inclure dans un projet, donc à les inspirer. Le bien-être individuel au travail et la performance collective sont corrélés. Le slow management remet dans le bon sens les relations de travail. Tout homme et toute femme, au travail, dans les entreprises, les organisations, a des pépites dans ses poches. Le slow management permet au manager de le comprendre et de révéler, pour les fondre, toutes ces richesses et potentialités trop souvent mises sous le boisseau.
L’évolution des formes de travail et des nouveaux emplois va-t-elle dans le sens d’une accélération des rythmes professionnels ou de leur atténuation ?
L. R. : Tout semble privilégier la vitesse. Des profits plus vite, plus substantiels, non plus seulement pour investir dans l’outil de travail, mais pour satisfaire la demande des actionnaires. Il est temps de mettre fin à la spirale du toujours plus. Comme on parle de développement durable pour notre planète, on doit parler de développement durable de l’entreprise. Et cela passe par le développement durable des hommes et des femmes. Cela veut dire respecter les rythmes, les temps, meilleurs garants de relations humaines saines, premier levier d’une performance durable.