Entretiens

Consommation

Accélération par la crise

21/04/2020

Confinement et risque sanitaire accentuent les tendances de la consommation alimentaire plus qu’ils n’en suscitent. Simplicité et utilité, accessibilité des recettes, naturalité contrôlée, citoyenneté, sont au nombre des critères d’excellence qui vont orienter davantage les actes d’achat. Avec toujours le plaisir comme attente centrale. Entretien avec Xavier Terlet, directeur général de ProtéinesXTC*

La crise sanitaire vous conduit-elle à revoir les conclusions de votre étude « Food Vison 2020 » (PJ)[1] ?

Xavier Terlet : Cette étude expose des tendances sociétales. Depuis trois semaines, je travaille à un document applicatif sur les innovations pour les industriels de l’alimentaire. Au regard de la réaction des consommateurs, la crise n’a pas créé de nouveaux besoins ni de nouvelles tendances. Elle n’a fait qu’accélérer des mouvements déjà observables. Les développements de produits que les entreprises programmaient sur deux ans doivent maintenant être conduits demain. Le moyen terme est devenu court terme, les tendances émergentes deviennent réalité. La simplicité devient la règle d’or, les consommateurs ont besoin de comprendre les produits.

Le mot « transformation » associé à l’alimentation est souvent synonyme dans l’imaginaire des consommateurs de dénaturation…

X. T. : Plus que jamais le consommateur se méfie des produits ultra-transformés. Pour autant, ce n’est pas parce qu’ils sont industriels qu’il s’en méfie. Au contraire, il sait que ce qui est naturel peut être dangereux, quand des pesticides corrompent les produits naturels ; il privilégie la naturalité contrôlée, protégée de toute pollution. On l’avait déjà observé lors de la grippe aviaire, qui le conduisit à préférer la volaille élevée en batterie à celle élevée en plein champ, exposée au risque de rencontrer des oiseaux migrateurs porteurs du virus. Le Covid-19 peut déclencher la méfiance vis-à-vis de la nature, alors que l’industrie rassure. Cela n’empêche pas le consommateur d’exprimer son besoin de comprendre. On aime ce que l’on connaît et l’on connaît ce que l’on comprend. Les informations figurant pour des raisons légales sur les emballages – listes des ingrédients, informations nutritionnelles – sont trop techniques et donc incompréhensibles pour les consommateurs. Un consommateur sur deux ignore que le glucide est lié au sucre et le lipide à la graisse. Qui sait ce que signifie l’acide gras polyinsaturé ? Un vrai besoin se dessine de faire comprendre de manière simple la composition des produits. Intermarché avec sa gamme L’Essentiel ou Knorr rassurent le consommateur en affichant en avant de l’emballage la composition du produit

Pas de patriotisme alimentaire sans bénéfice réel

Le ministre de l’Agriculture préconise le « patriotisme alimentaire ». Que faut-il entendre ?

X. T. : Le Franco-Score lancé récemment par Intermarché et l’opération #BalanceTonOrigine d’Olivier Dauvers comptent au nombre des nombreuses actions qui participent de ce patriotisme alimentaire, qui ne me semble pas être la meilleure solution apportée à un vrai problème. Il peut être très compliqué industriellement de garantir une origine 100 % française. Un ingrédient d’origine française peut manquer à l’appel et devoir être remplacée par un ingrédient importé : doit-on alors changer le conditionnement ? Évitons l’hypocrisie. On peut en cette période de crise aider l’agriculture française, ce qu’a fait la grande distribution, mais tous les consommateurs ne peuvent acheter des gariguettes trois ou quatre fois plus chères que les fraises espagnoles, ou des tomates françaises, certains devant arbitrer au regard de leur pouvoir d’achat. Si les prix des fruits et légumes ont augmenté pendant le confinement, c’est surtout parce que les distributeurs ont privilégié la production française. Une solidarité appréciable mais qui a privé une partie importante de la population à faibles revenus. Enfin, le patriotisme alimentaire n’a pas de sens sans bénéfice réel pour le consommateur : le produit français est-il plus écologique, plus pratique, plus éthique, moins cher (moins de transport), meilleur au goût ? Il faut savoir le démontrer. À bénéfice égal, le consommateur choisit toujours le produit le moins cher.

La crise sanitaire peut-elle renforcer la pensée magique associée à l’ingestion du produit – qui procure mieux-être ou fort ?

X. T. : Hélas oui, dans certains cas qu’attestent certaines publicités récentes, notamment pour des compléments alimentaires, qu’on pourrait qualifier de dangereuses. Des catégories comme les jus de fruit ou les tisanes communiquent à l’intention de consommateurs qui souhaitent renforcer leur corps. Inconsciemment, la pensée magique est présente.

Bénéfice-prix et non qualité-prix

La transition alimentaire, pour davantage de sobriété, est-ce renouveler plus rapidement l’offre, ou au contraire la réduire aux produits non futiles au risque de tarir l’innovation autour de nouvelles saveurs ?

X. T. : Nous sommes en transition accélérée. Elle conduit les entreprises à renouveler plus rapidement leur offre vers des produits utiles, comme l’atteste le regain de succès récent de produits basiques (sucre, pâte, riz…), mais sans réelle innovation ni valeur ajoutée autre que la simplicité. Il y a une sobriété subie, par les consommateurs à faible pouvoir d’achat, et une sobriété choisie, celle des consommateurs qui optent pour l’utilité et recherchent le rapport bénéfice-prix et non qualité-prix. Cette dernière notion, rabâchée dans les écoles de commerce, n’a aucun sens, car si l’on veut baisser le prix, on baisse forcément la qualité. Or celle-ci est un dû avec lequel on ne transige pas. Le rapport bénéfice-prix, lui, peut varier selon les circonstances, les besoins, les attentes, le moment : prix, santé, commodité, bénéfice éthique… On recherche aujourd’hui des produits utiles avec un rapport bénéfice-prix optimal. La crise ne tarit pas l’innovation. On dénombre tous les ans trois mille nouveaux produits sur le marché dont seulement la moitié passe le cap de l’année. On le constate, les derniers nouveaux produits lancés sur le marché sont moins futiles qu’utiles, et les efforts à faire – car c’est un travail d’innovation – doivent porter sur la simplicité, la sobriété et la naturalité. Quand Knorr réduit la liste des ingrédients, c’est une vraie innovation, qui apporte un bénéfice attendu.

Les tendances alimentaires diffèrent-elles selon les âges, les jeunes mis en avant par Aldi pour son « nouveau consommateur », les adultes, les seniors, ou selon les lieux, ville ou campagne ? Faut-il parler ici d’ « archipel français »[2] ?

X. T. : Les offres sont adaptées à l’âge, au milieu, mais davantage au moment de consommation. Le consommateur n’a pas les mêmes comportements alimentaires en semaine quand il travaille et avec ses amis le samedi soir. J’ai des difficultés à segmenter par âges ou CSP. Même si on ne parle pas de la même manière à un jeune et à un senior, les tendances et attentes sont les mêmes, et elles se généralisent : sobriété, utilité, naturalité, citoyenneté… Le consommateur arbitre selon les circonstances, ses besoins, son pouvoir d’achat. Ajoutons les cultures : la naturalité n’est pas perçue de la même manière par les Français et les Allemands. Les tendances sont les mêmes, mais l’offre diffère.

Les labels et applications de conseil vont-ils s’imposer à tout consommateur en quête de transparence et d’authenticité ? Suffisent-ils à fonder un jugement sur la qualité d’un aliment ?

X. T. : Le consommateur n’en peut plus de toutes ces notes, labels, IGP. Qui peut comprendre le label MSC sur les emballages de poisson, si on ne lui explique pas ? La démarche Ferme France donne une note moyenne globale[3] qui n’a aucun sens pour le consommateur. Et il n’y a pas de consommateur moyen. Si on ajoute à cela les produits et autres saveurs « de l’année » que les marques achètent pour pouvoir les arborer sur emballage, le consommateur est totalement perdu. Pour clarifier leurs discours, les industriels doivent faire un choix, ils ne peuvent pas tout dire, être meilleurs partout ; et ce choix fait, ils doivent savoir expliquer la valeur ajoutée et la prouver, pour que le consommateur puisse comprendre pourquoi le produit est labélisé. Évitons les barrettes de labels façon généraux soviétiques !

Construction de la confiance

La défiance à l’égard des marques va-t-elle grandir sur fond de crise sanitaire, ou la marque peut-elle redevenir une caution comme elle le fut dès la naissance des premières marques alimentaires au début du XIXe siècle ?

X. T. : Depuis une vingtaine d’année une défiance pénalise les grandes marques, particulièrement en France, au profit des petits producteurs, du local. En Chine, c’est l’inverse, on se méfie des petites marques qui peuvent tricher, alors que les grandes sont étroitement contrôlées. Durant de nombreuses années, les consommateurs ont été demandeurs de nouveauté et achetaient ce qu’on leur proposait sans exercer trop de regard critique, car ils n’avaient pas les moyens de comprendre. Depuis est monté en puissance un mouvement consumériste activé pas les grands médias. Tous les ans, le Point, Marianne ou l’Express consacrent une ou deux couvertures à la « malbouffe » et aux industriels qui nous « empoisonnent », un marronnier pour vendre par la peur. Plus récemment a émergé un « superconsommateur » plus autonome par rapport aux associations et aux médias : il a en main son portable et les applications qui lui indiquent la présence d’ingrédients indésirables et bien d’autres informations, sur le bien-être animal, l’empreinte carbone, etc. Les industriels s’adaptent et commencent à mieux répondre à ce nouveau consommateur ; ainsi les marques peuvent redevenir une caution. La construction de la confiance est éminemment importante.

Innover dans l’utile

Les grandes marques vont-elles pouvoir innover davantage que les petites grâce à leur « pouvoir de résilience » dans la crise, à leurs organisations R&D ?

X. T. : De fait, elles ont un pouvoir d’adaptation que n’ont pas toujours les petites. Danone, longtemps hostile au bio, n’a pas voulu être absent d’un marché de 10 Mds d’euros et s’y est mis, tardivement mais avec succès. Les grandes marques s’adaptent aux changements des attentes. Les ETI et PME ont construit leur singularité sur des niches qui peuvent leur échapper. Le bio était le fait de petits faiseurs, les grandes marques s’y arrogent une part croissante du marché. Difficile aux plus petits d’innover sans tomber dans le futile. La crise accélère le phénomène.

En cette période de crise, les enseignes demandent aux industriels de rationaliser leurs gammes, de ne livrer que les références majeures ; certaines ont annulé le référencement d’innovations…

X. T. : En rationalisant leurs gammes, les grandes marques innovent non plus dans le futile mais dans l’utile. Elles répondent au besoin de simplification, de proximité, en proposant des produits apportant un bénéfice nouveau qui n’est pas obligatoirement une innovation de rupture.

La solidarité que la crise sanitaire fait émerger inspire-elle les marques ?

X. T. : Oui, comme l’atteste la récente action de Bel, qui a fait don le16 avril d’une journée de production de La Vache qui rit, soit cent tonnes, aux hôpitaux, maisons de retraite ou associations comme les banques alimentaires. Si c’est un coup de « com’ », c’est aussi plus subtil et éthique que de s’offrir une pleine page dans la presse sur sa politique RSE.

La crise passée, va-t-on revenir au temps d’avant, ou le règne de l’opulence est-il derrière nous ?

X. T. : Il est derrière nous, car le consommateur a dorénavant son mot à dire. Par exemple la tendance à la cuisine chez soi va s’accélérer, car c’est non seulement convivial mais aussi sécurisant – on contrôle les produits – et moins cher. Le consommateur va chercher des produits simples à bénéfice immédiat et tangible, sûrs pour la santé, faciles à accommoder. Et cela va aller vite, ce que nous avions prévu dans deux ans se sera imposé après deux mois de confinement.

Responsabilité du consommateur

Consommer moins mais mieux, est-ce déconsommer ? Le « consom’acteur » repéré il y a vingt ans[4] va-t-il advenir réellement ?

X. T. : Je ne crois pas à la déconsommation mais à une consommation plus réfléchie avec des arbitrages plus importants, le respect des saisons, de l’environnement. L’acte alimentaire engage le consommateur, qui ne peut plus se réfugier derrière l’ignorance. Il va devenir, de fait plus responsable. Donc plus exigeant. Il sait si ses asperges viennent du Pérou ou de France, à lui d’acheter ou pas. Je crois beaucoup à la responsabilisation du consommateur, acteur oui, mais surtout responsable de ses choix. Cessons de fustiger les industriels de l’alimentaire qui seraient seuls responsables de la malbouffe. Le consommateur a sa part de responsabilité par ses choix et comportements alimentaires. L’enjeu est de le former à la « chose alimentaire », et dès le plus jeune âge. Choisir, manger, cela s’apprend. L’heure est à l’information alimentaire à l’école. En une génération, les bénéfices de santé publique sont potentiellement énormes. À nos politiques d’agir.

Et de suivre le conseil d’Hippocrate : « Que ta nourriture soit ta seule médecine. » Le mot « nutrition » ne figure pas dans votre étude…

X. T. : La nutrition est une science, ce n’est pas une tendance ni une attente du consommateur. S’il veut se soigner, il va dans une pharmacie, confiant en son médecin, pas au supermarché. En alimentation, l’attente première est le plaisir. Et tout plaisir peut être gâché s’il y a doute pour la santé, si le produit n’est pas pratique, ne respecte pas les règles éthiques, écologiques et sociales, ou s’il est trop cher. Équation simple, mais difficile à résoudre, aujourd’hui plus que jamais.

* www.proteinesxtc.com.

[3] Moyenne obtenue à partir des critères de bien-être animal, rémunération des agriculteurs, traçabilité des produits, nutrition et santé, réduction et alternatives aux phytosanitaires, protection et restauration de l’environnement, du climat et de la biodiversité, contribution au bien commun.
[4] Cf. Thierry Maillet, Génération participation, Eyrolles, 2001.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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