Ressources humaines
Caractères de la diversité
11/06/2021
Comment un éditeur de solutions RH « 100 % web » en est-il venu à s’interroger sur l’extraversion ou introversion des salariés au travail ?
Pascal Grémiaux : Ce sont des questions que nous nous sommes posées chez Eurécia, une entreprise de cent salariés en pleine dynamique et dont le métier est de contribuer à l’épanouissement des entreprises et de leurs salariés, d’aligner leurs objectifs de performance et de bien-être. Nos clients sont deux mille TPE ou PME, soit cent soixante mille salariés dans soixante-six pays. Dans un collectif, l’enjeu primordial est d’arriver à des relations de qualité entre les uns et les autres. Ces relations sont conditionnées par la personnalité de chacun.
Nos traits de caractère peuvent être très différents. Certaines personnes occupent plus l’espace, d’autres moins. Il y a des formes d’énergie et de communication différentes entre les extravertis, tournés vers leur environnement, stimulés par l’action et le contact, et ceux qui sont plus tournés vers leur monde intérieur, vers des idées, qui sont plus réservés, plus tranquilles. Les uns s’expriment beaucoup sur beaucoup de sujets, les autres préfèrent écouter, observer, approfondir avant d’agir.
Pour construire des équipes, il peut y avoir une dominante d’énergie orientée vers l’extérieur, mais il n’y a pas un profil meilleur que l’autre, intra ou extraverti, il faut des personnalités différentes qui vont favoriser l’adaptation aux différentes phases de la vie de l’entreprise et de ses projets, et favoriser les interactions. Les entreprises ont besoin des deux profils. Au lancement d’un projet, il sera nécessaire de structurer, de comprendre le pourquoi et le comment, et à un autre moment il faudra le porter, embarquer les équipes. Des traits de personnalités différents y répondent.
Bien sûr, ce n’est pas tout blanc ou tout noir, ce sont des traits qui évoluent avec les phases de notre vie, nos capacités d’adaptation, les personnes avec qui nous travaillons : nous nous déplaçons sur un axe intro-extraverti, pour nous adapter à la vie en société et à la vie professionnelle, à partir d’un point qui nous convient le mieux et où nous pouvons nous ressourcer.
Les deux profils dans tous les métiers
Vos observations concernent-elles toutes les fonctions dans l’entreprise ?
P. G. : Oui. Pour un manager, il est important de défendre des idées, mais aussi d’apporter de la méthode, de structurer. Il sera plus ou moins à l’aise dans un domaine ou l’autre selon qu’il est extra ou introverti. On a tendance à imaginer que les extravertis ont plus de facilité à s’exprimer, à diffuser des idées, pourtant nous connaissons tous des personnes qui s’expriment beaucoup et dont on se dit parfois qu’elles parlent trop, ou qu’elles ne sont pas assez synthétiques.
Et pour les fonctions non managériales ?
P. G. : Les commerciaux semblent plus extravertis que des développeurs ou des gens qui manipulent des chiffres, à la comptabilité ou à la finance, mais on peut trouver les deux profils dans tous les métiers. Des personnes qui montrent plus de persévérance, de recul, sont aussi indispensables à faire avancer une équipe commerciale, et inversement chez les manieurs de chiffres il faut des gens plus à l’aise pour les porter et les diffuser. C’est le rôle du manager et du DRH de composer l’équipe pour favoriser ces interactions et l’amener vers le succès.
En fonction des profils, les besoins sont différents. L’enjeu pour les managers et DRH est de traiter des attentes multiples, parfois opposées : répondre aux attentes personnelles de chacun tout en intégrant les intérêts du collectif et la performance attendue des équipes. On n’est pas bien si l’on n’est pas performant, ou si on l’est au détriment des autres…
Expériences contrastées du télétravail
Avez-vous l’impression que les procédures de recrutement tendent à privilégier les extravertis ?
P. G. : Il y a toujours une tendance à prêter plus d’attention à ceux qui sont plus visibles, qui s’expriment plus facilement. Dans notre monde, l’image qu’on renvoie importe, il est plus difficile d’être introverti, du fait de la grande part de la « comm’ » et de l’image, du terrain qu’on occupe par les mots, le volume sonore.
Mais l’important pour un recruteur, c’est de trouver les bonnes compétences : techniques, de savoir-faire, et aussi de savoir-être et savoir-devenir. Communication, prise de parole, management, sont des compétences importantes, mais ce ne sont pas les seules des extravertis. Un emploi nécessite des compétences multiples qui ne sont pas portées uniquement par les uns ou par les autres.
L’expérience du télétravail est-elle vécue différemment selon qu’on est extraverti ou introverti ?
P. G. : Dans « l’ancienne vie » où tout se faisait au bureau cinq jours par semaine, les extravertis étaient plus à l’aise, puisqu’il y avait une relation sociale plus directe et immédiate. Dans le télétravail, les introvertis, employés ou managers, s’y retrouvent bien, parce qu’ils ont plus de facilité à travailler de manière autonome, à être concentrés, à distance, ils sont moins déstabilisés.
Le manager introverti serait-il plus apte au management à distance même s’il a affaire dans ses équipes à des extravertis forcenés ?
P. G. : Plus apte, oui, mais il n’y a pas de méthode magique, ce sont toujours des exceptions, la vraie vie est faite de ces multitudes de cas et de profils. Qu’il soit extraverti ou introverti, sa plus grande qualité sera de prendre en compte l’autre dans sa singularité, pour l’intégrer le mieux possible dans le collectif avec des objectifs et des valeurs partagés.
À mode hybride, profils divers
À contrario, de quoi souffre le manager extraverti en télétravail ?
P. G. : Il manque ce qu’il aime : boire un café et improviser un échange, en réunion les retours et les signes de reconnaissance, être écouté… Il est plus facile d’en imposer comme au théâtre sur la scène que tout seul à la maison. Et cela affecte la relation hiérarchique, il faut faire évoluer le mode de communication, l’adapter aux médias et outils utilisés.
Et le télétravail a révélé des qualités professionnelles qui étaient sous le boisseau ?
P. G. : Oui. J’ai en tête des personnes, des managers parfois, qui ont bien vécu, ou moins mal vécu, la période la plus difficile où ils sont passés en télétravail. Ils l’ont mise à profit pour des plans d’action, pour être plus à l’écoute, pour des échanges plus profonds. La distance n’a pas été un frein comme elle l’a été pour des managers extravertis. Ce qui ne veut pas dire qu’avec la montée de télétravail il faut recruter de plus en plus d’introvertis ; le télétravail se développe, mais une petite minorité d’entreprises sont en télétravail à cent pour cent. Ce vers quoi on avance est une organisation hybride : chez soi, au bureau ou ailleurs. Plus on en approche, plus il importe d’avoir des équipes avec des profils divers par leurs traits de personnalité.
Les introvertis seraient moins exposés au sentiment de solitude en télétravail ?
P. G. : Ils se retrouvent plus dans des espaces où ils peuvent rester concentrés, réfléchir, être disponibles pour une meilleure écoute, laquelle peut se faire à distance. Ils y sont plus à l’aise que des extravertis, qui ont plus besoin d’échanges directs, à qui il est coutumier de s’exprimer facilement dans une réunion, d’occuper l’espace physiquement, par des gestes. À distance, il y a l’outil, des règles à respecter, un partage du temps de parole pour laisser exister les uns et les autres : le télétravail peut conduire les extravertis à un sentiment de frustration, devant un isolement qui ne correspond pas à leur point d’équilibre naturel.
Recréer de l’informel
Mais à distance les introvertis dépendent de ces règles : sans elles ils ne vont pas davantage oser prendre la parole…
P. G. : Peut-être pas, mais en face-à-face ils seront toujours plus à l’aise, ils le feront plus simplement. Dans tous les cas, pour les uns et pour les autres, il est nécessaire de tracer un cadre aux échanges.
Au bureau, l’informel se joue autour de la machine à café où les extravertis sont les plus à l’aise, mais les introvertis y vont aussi, et y prennent de l’information qu’ils n’oseraient pas demander autrement…
P. G. : Oui, les espaces de rencontre informelle sont essentiels et doivent entrer dans la conception de tout projet architectural d’entreprise. Trop de télétravail tue la relation. À distance, où tout le monde ne boit pas le café à la même heure, il faut des outils complémentaires pour contribuer à cette dynamique, mais l’un ne remplacera jamais l’autre.
Reste que pour certains salariés il y avait avant un manque cruel à ne pas pouvoir être en télétravail. Une grande occasion, chance ou malchance, nous a été donnée de pouvoir l’expérimenter. À chaque équipe, ou chaque entreprise, correspond un positionnement du curseur. C’est l’art du management de le trouver.
Il est indispensable de conserver le lien entre le formel et l’informel dans les relations entre salariés. Faire vivre une culture, autant on sait plus ou moins le faire en « présentiel », autant le télétravail rend l’exercice délicat. Nous avons développé chez Eurécia des logiciels facilitateurs d’interaction, adaptés à des organisations hybrides où l’on ne sait plus forcément où chacun travaille. Nous avons eu beaucoup de demandes pour faciliter la communication interne, maintenir des rendez-vous, des rituels, mettre en avant des succès : une vente, le nouveau contenu d’une équipe marketing, etc., et susciter des réactions. Nous avons aussi des outils qui permettent à chacun d’approfondir ses compétences, ou de mieux gérer son temps, son efficacité, la relation aux autres. Pour répondre à la perte de lien social, qui a suscité des demandes très fortes, nous avons élaboré un module de partage informel de petites choses, troc, covoiturage pour ceux qui ont à venir au bureau, moments où se retrouver pour du sport ou pour un déjeuner…
S’équiper de diversité devant l’incertitude
Au sortir de la crise, les profils de managers introvertis seront-ils plus recherchés ? Y verriez-vous une forme de « politique de diversité » ?
P. G. : Ma recommandation serait de continuer à avancer dans ce qui est du bon sens. Il n’existe pas de modèle unique d’organisation. On est confronté à de la violence, à de plus en plus d’incertitude, on ne sait pas comment on fonctionnera demain. Pour traverser cette crise, pour mieux vivre la concurrence, les incertitudes, rien de pire que de n’avoir que des personnes de même profil : elles vont correspondre à une phase de la vie de l’entreprise, mais cette phase, personne ne sait si elle va durer quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Il faudra tantôt avoir du recul, une démarche analytique ou synthétique, tantôt partager, embarquer des équipes dans une dynamique, une énergie. Ce que je retiens de cette crise, c’est l’importance d’enrichir les équipes d’une diversité de personnalités. C’est le prolongement de la culture, ce qui touche à soi, ce qui est individuel : c’est ça qui fait la richesse et la force d’un collectif.
Une diversité qui ne se prête pas à un index ?
P. G. : Non, on ne peut pas la mettre en équation, ce serait triste si on arrivait à tout mettre en équation !
Sentez-vous les entreprises bouger sur ces questions ?
P. G. : Oui, toutes les crises sont des accélératrices de transformation. Tout le monde a été mis au pied du mur avec le Covid, et il faut apporter une réponse à cette nouvelle situation, pas demain mais maintenant. Ce n’est pas choisi mais contraint. De ce qu’on pensait inenvisageable ou inacceptable il y a quelques mois, on se dit que finalement on y arrive, ça a fait bouger les lignes et il n’y a pas de gagnants ou de perdants. C’est une forme de progrès social pour les uns et pour les autres, plus facile pour les uns que pour les autres, et qui nécessite des ajustements : c’est le sens de la vie au travail !
Propos recueillis par François Ehrard