Entretiens

RH

La part invisible du recrutement

09/03/2023

Et si le meilleur pour le poste n’était pas parmi les candidats, mais aurait pu l’être ? Contre les effets néfastes de certains biais de perception des recruteurs et des candidats, il faut revoir tant les annonces que la situation de candidature. Entretien avec Jean Pralong, professeur de gestion des ressources humaines, EM Normandie.

La chaire que vous dirigez à l’EM Normandie [1] vient de publier une étude intitulée Pourquoi répond-on à une offre d’emploi ? [2] Qu’est-ce qui a motivé cette étude ?

Jean Pralong : Il y a un fait frappant dans le monde des ressources humaines et du recrutement, c’est qu’il ne s’appuie pas sur des études du public de candidats qu’il vise. C’est étonnant, si l’on pense aux directions marketing, qui elles ont largement recours à des études récurrentes sur le comportement et les aspirations des consommateurs. Il faut s’intéresser de la même façon au comportement des candidats. Cette étude s’inscrit dans cette problématique. Elle montre que, dans un groupe de demandeurs d’emploi, un sur deux choisit de ne pas postuler à une offre pour laquelle il a les compétences requises. Pourquoi ? Certainement pas par désintérêt pour le poste, mais par la crainte des aléas de la sélection et des risques de déception qu’ils peuvent engendrer.

Ces candidats sont-ils victimes du syndrome de l’imposteur ?

J. P. : Le syndrome de l’imposteur touche quelqu’un qui est arrivé à une place et qui pense qu’il ne la mérite pas. Dans l’auto-élimination des candidats, c’est tout autre chose : l’estimation des chances d’être choisi ou pas détermine le choix de postuler et plus encore celui de ne pas postuler, loin devant l’affinité avec le poste ou avec l’entreprise. Ce n’est pas une affaire de timidité, de mauvaise conscience de ses compétences ou de mauvaise image de soi, mais d’anticipation du risque.

Logique émotionnelle et méconnaissance de soi

Est-ce à dire qu’obnubilés par la crainte du verdict des recruteurs les candidats ne se projettent pas vraiment dans des offres qui pourraient leur correspondre ?

J. P. : C’est souvent le cas, notamment pour ceux qui ont derrière eux un parcours professionnel plus haché. Ils en ont retenu l’épreuve de la candidature, le parcours d’un ascenseur émotionnel qui peut s’achever par la déception de ne pas avoir été retenu. C’est pour s’épargner la répétition trop fréquente de ce parcours éprouvant que beaucoup s’auto-éliminent.

Cela veut-il dire que personne ne postule sur le mode « ça ne coûte rien d’essayer » ?

J. P. : Ce serait pourtant le mieux à faire, selon la loi des grands nombres et l’idée que « cent pour cent des gagnants ont participé » ! Mais ici la rationalité mathématique et économique est contrariée par la logique émotionnelle.

Vous dites que la perception qu’ont les candidats de l’adéquation de leur profil à une offre est souvent biaisée par la « tendance à ne retenir que des informations qui confirment l’image idéale qu’ils ont d’eux ». Cela ne devrait-il pas les porter à postuler au-dessus de leurs compétences plus souvent qu’à s’éliminer d’offres qui leur correspondent ?

J. P. : Ce peut être le cas des candidats aux parcours professionnels les plus linéaires, ceux qui plaisent le plus aux recruteurs, et qui ne sont pas ceux qui postulent le plus parce qu’ils se montrent plus sélectifs . Car ils ne se connaissent pas mieux que les autres les candidats.

Pourquoi est-ce chez les postulants potentiels dont la carrière a été de qualité « moyenne » (progression linéaire avec une mobilité externe fréquente) que la propension à postuler est la plus forte ?

J. P. : Ceux-là sont au carrefour des deux logiques qui animent les autres. Comme les meilleurs, ils ont des expériences de recrutements réussis : ils n’ont pas de craintes excessives envers la sélection. Mais, comme les plus précaires, ils savent que leurs parcours ne sont pas l’idéal attendu par les recruteurs.

Appréciation stéréotypée et surpondérée des parcours

La tendance des recruteurs à préférer les candidats à carrières plus linéaires est-elle généralisée ?

J. P. : L’étude ne répond pas à cette question, mais les candidats qui ne répondent pas à ce profil ont peut-être raison de se méfier ! Traditionnellement, les recruteurs se sont bien accommodés d’être dans la position du doigt de Dieu, triant les CV selon les parcours. De nouvelles méthodes sont apparues, notamment dans la période récente marquée par des difficultés de recrutement ; elles font appel à des outils de test et se focalisent moins sur les parcours. Certains recruteurs les ont systématisées ; d’autres ont encore un bout de chemin à parcourir pour se dégager de la confusion entre candidat, compétences et CV.

Vous battez en brèche l’idée de la prévalence croissante des parcours « nomades », en écrivant que « la carrière “traditionnelle” (mobilité interne) demeure un levier d’attractivité décisif ». Est-il possible de l’affirmer pour toutes les classes d’âges ?

J. P. : Oui, nous avions mené il y a quelques années une étude qui le montrait, et cela reste vrai. Bouger beaucoup n’est pas un graal. La mobilité peut être appréciée, mais il est préjudiciable d’avoir une image de mercenaire. Ce n’est pas à cela qu’aspirent la plupart des postulants. Et ils ont raison, car dans les situations de crise occasionnant des licenciements collectifs, les « mercenaires » sont souvent les premiers sur la liste, du fait qu’ils auront moins manifesté de fidélité à l’entreprise.

Votre étude a été menée parmi un échantillon de comptables généralistes. Voyez-vous des raisons qui pourraient en faire varier les conclusions si elle était menée dans un groupe échantillon d’un autre métier ?

J. P. : Non. Fondamentalement, les mêmes types de comportements et les mêmes logiques d’anticipation vont se retrouver avec les autres métiers, pour autant que les modalités de recrutement et ce que les candidats potentiels en perçoivent n’auront pas vraiment changé.

Vous dites que « postuler est un investissement aléatoire », une prise de risque, et que « l’échec a un coût psychologique, atteint l’estime de soi, notamment celle de ceux qui sont déjà en situation de fragilité ». Et que plus les carrières ont été difficiles dans un métier, plus ce coût psychologique augmente. Que peuvent faire les recruteurs pour réduire cette aversion à ce risque de déception ?*

Pour mieux recruter, parler travail !

J. P. : Trois choses : informer, créer de la valeur et remettre le travail au centre.

Informer, parce que la procédure de recrutement est pour les candidats potentiels un concours où il n’y a qu’un seul finaliste, dont ils ignorent qui sont les autres compétiteurs et dont ils ne connaissent pas l’arbitre. Il faut réduire le flou dans lequel ils sont plongés. Par exemple en levant l’anonymat du recruteur, en invitant le candidat à consulter son profil Linkedin, ou en faisant mention des outils et méthodes, surtout quand il s’agit d’outils numériques sur l’emploi desquels les candidats peuvent se rassurer en visitant les sites en ligne des sociétés qui les ont conçus.

Créer de la valeur, c’est sortir de la logique « malheur au vaincu », qui crée de la frustration et suscite du ressentiment à l’encontre de l’entreprise. Certains l’ont compris ; je me souviens d’une mission pour Renault, dont la responsable du recrutement m’avait dit : « La sélection des meilleurs, c’est le deuxième objectif ; le premier, c’est que les candidats non retenus par Renault aient encore envie d’acheter une Clio ! » Ne pas perdre l’estime pour une entreprise où on a voulu travailler, et avoir envie de repostuler l’année prochaine…

Enfin, il faut remettre le travail au cœur de l’évaluation. Les annonces vantent les marques employeurs mais elles ne répondent pas à la question essentielle : « comment on travaille ici ». Les recruteurs n’ont pas une idée précise des métiers pour lesquels ils recrutent et des conditions d’exercice pratiques. Or il est fondamental pour un candidat de savoir s’il serait en situation de bien travailler, d’atteindre à la satisfaction du travail bien fait. C’est une aspiration fondamentale.

Vous soulignez le « caractère délétère » du processus où « les candidats les moins attractifs » (au vu de leur carrière et en dépit de leur compétence) « se dissuadent de postuler » et « s’offrent d’autant moins l’opportunité de se rassurer ». L’auto-élimination est-elle prise en considération dans les pratiques de recrutement ?

J. P. : En pratique, les recruteurs ne la voient pas, mais ils seraient plutôt portés à y voir un rejet, ou de la défiance.

Serait-il plus confortable pour eux de voir le nombre de réponses aux annonces décroître ?

J. P. : Non. Sans en vouloir trop, ils veulent avoir assez de candidats, parce qu’ils pêchent d’abord au chalut.

Le numérique comme tiers de confiance

Les recruteurs ont-ils tendance, dans leurs processus d’évaluation, à oublier que, comme vous l’écrivez, « être candidat n’est pas un métier » ?

J. P. : Oui, c’est un risque d’oublier que la situation de recrutement n’est pas la situation de travail. Et les meilleurs dans l’exercice d’un métier peuvent être de très mauvais candidats si la recherche d’un emploi est une situation à laquelle ils n’ont pas été souvent confrontés.

Vous prônez le recours à des « outils d’évaluation digitalisés », dont certains sont d’ailleurs édités par de sociétés partenaires de la chaire que vous dirigez ; en quoi permettent-ils de moins négliger les aspects émotionnels dans les phases d’évaluation des compétences ?

J. P. : Parce qu’ils interviennent et apparaissent comme des tiers de confiance. Et qu’ils permettent de déceler et de valoriser des compétences, indépendamment des parcours, auxquels ne se limite pas le potentiel des candidats. Ils sont donc de nature à réduire les refus de postuler chez les candidats potentiels, et les biais de sélection chez les recruteurs.

Parce que les méthodes et critères de recrutement sont trop stéréotypés, les recruteurs affectés par des biais récurrents ?

J. P. : C’est le cas avec la préférence a priori pour les parcours linéaires, qu’on interprète comme un témoignage de fidélité, de loyauté ou de compétence. Or on peut avoir changé souvent d’emploi pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le fait de bien exercer un métier : parce qu’on a connu une situation de licenciement économique, ou qu’on a dû changer de région, etc. Et il arrive que les parcours soient peu pertinents, parce que les métiers ont beaucoup changé, que les meilleurs hier ne le seront pas forcément aujourd​‌’hui. C’est probablement le cas dans les forces de vente, par exemple.

L’autre enseignement majeur de cette étude est qu’on ne peut pas se contenter de la théorie du “fit” c’est-dire de l’idée que les candidats postulent avant tout parce qu’ils percevraient l’adéquation entre leurs ressources et les caractéristiques d’un poste.

Mais les recruteurs sont par ailleurs souvent en position difficile, car la décision finale ne leur appartient pas. Rien de plus cruel pour eux que d’avoir fini par trouver le bon candidat dont finalement ne voudra pas le manager !

[1] https://www.em-normandie.com/fr/la-chaire-competences-employabilite-et-decision-rh

[2] Disponible en téléchargement sur la page de la chaire « Compétences, Employabilité et Décision RH ».

Propos recueillis par François Ehrard

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