Loi Descrozaille, les moyens de l’équilibre
27/03/2023
Depuis son dépôt le 29 novembre dernier par le député Frédéric Descrozaille et le groupe Renaissance, la proposition de loi dont l’intitulé initial visait à « sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation » a fait l’objet de débats d’une rare intensité et d’une campagne médiatique d’une violence inédite de la part des enseignes de distribution, visant aussi bien son contenu que son processus d’élaboration, l’Ilec étant désigné comme y ayant été directement associé.
Les observations qui suivent ne prétendent pas apporter une analyse juridique fine du texte adopté par le Sénat le 21 mars puis par l’Assemblée nationale le lendemain [1] ; elles visent plutôt à revenir sur les origines d’une proposition de loi initialement composée de quatre articles, d’en expliciter les ressorts et de s’interroger sur les vraies raisons qui lui ont valu d’être d’emblée si violemment critiquée par les porte-parole de la distribution.
Majoration du SRP et encadrement des promotions en alimentaire : stop ou encore ?
Le premier et immense mérite de la proposition de loi est d’avoir permis de débattre du sort à réserver à deux dispositions introduites le 30 octobre 2018 par les textes dits Égalim 1 à titre expérimental et pour une durée de deux ans, renouvelée pour un nouveau bail d’un peu plus de deux ans et expirant en avril 2023.
La première de ces dispositions impose aux enseignes depuis le début de l’année 2019 d’appliquer au prix d’achat des produits alimentaires qu’elles achètent et commercialisent une marge minimale de 10 % à la revente aux consommateurs, c’est-à-dire 10 % au-dessus du seuil de revente à perte (SRP) ; la seconde fixe un double plafond aux opérations promotionnelles, en prévoyant d’une part que le dégressif promotionnel ne peut pas excéder 34 % du prix de vente au consommateur et d’autre part qu’un maximum de 25 % du chiffre d’affaires réalisé entre une enseigne et ses fournisseurs pourra faire l’objet de promotions.
L’Ilec soutient depuis l’origine l’ensemble de ces dispositions, qui ont permis pour certaines de freiner le cycle de destruction de valeur dans lequel les produits de grande consommation (PGC) ont été entraînés depuis 2013 ; pour d’autres de redonner de l’oxygène à différents niveaux de la filière, même quand ce n’était pas toujours au niveau attendu par le législateur.
L’Ilec a rappelé au cours de l’été 2022 la nécessité d’ouvrir un débat législatif sur la prolongation de ces dispositions. C’est donc tout à l’honneur du législateur de s’être saisi du sujet au mois de novembre et d’avoir permis aux parties prenantes d’échanger des arguments contradictoires parfaitement respectables, particulièrement dans un contexte d’inflation qui n’existait pas au moment où les mesures avaient été prises (députés et sénateurs, sur le point précis du SRP majoré, ont pu exprimer des sensibilités différentes, les enseignes étant elles aussi partagées sur la question). Car à défaut, tout porte à croire, compte tenu des délais d’élaboration des textes de loi, qu’ils émanent des parlementaires ou du gouvernement, que ces dispositions auraient disparu sans débat en avril de cette année, au moins temporairement.
Les parlementaires ont tranché, et décidé de prolonger l’expérimentation, de deux ans pour le SRP majoré, en exigeant la communication annuelle d’informations permettant de mesurer l’impact de cette disposition sur les revenus agricoles, de trois ans pour l’encadrement des promotions.
Le Sénat a ajouté des dispositions permettant enfin d’aligner sur celui des PGC alimentaires le régime juridique des catégories détergents et produits d’hygiène (DPH) ; encadrement des promotions (depuis Égalim 1 en alimentaire) ; interdiction de toute discrimination sans justification et individualisation de la valeur des contreparties (depuis Égalim 2 en alimentaire). Ces dispositions figurent dans le texte définitif, malgré là aussi une levée de boucliers de bon nombre d’enseignes, désireuses de continuer à proposer des remises de 80 voire 90 %, économiquement aberrantes, que pourtant ni les grands groupes ni a fortiori les ETI et les PME ne sont plus en mesure de financer. Enseignes promptes à pronostiquer une flambée inflationniste d’un marché pourtant six fois plus petit que l’alimentaire, dont moins de 20 % des volumes totaux sont promus, où 79 des 87 familles qui le composent, pesant 75 % de son chiffre d’affaires, sont promues à un niveau inférieur au plafond de 25 %.
L’objectif de ces mesures n’est certes pas de pénaliser les consommateurs, mais au contraire de fixer un cadre économiquement viable, permettant aux entreprises de toutes tailles de réinjecter de l’oxygène promotionnel et de mieux répartir les efforts entre les catégories, en évitant les excès d’une péréquation qui détruit la valeur des quelques familles elle focalise ses effets, tout en restreignant la capacité à stimuler des poches de croissance dans les autres.
Soutien à la souveraineté alimentaire et industrielle, ou délocalisation des achats ?
Depuis toujours, les négociations commerciales en France sont conflictuelles, beaucoup plus que dans les autres pays ; les intérêts d’un acheteur et d’un vendeur y sont le plus souvent antagonistes et rendent difficile la conclusion d’un accord.
Depuis longtemps, les parlementaires de l’Assemblée nationale ou du Sénat, tous partis confondus, s’attachent année après année à adopter des dispositions législatives qui visent à remédier à ce particularisme français et à établir ou rétablir les conditions d’un équilibre toujours instable.
Plus récemment, l’affirmation au plus haut sommet de l’État et soutenue par toutes les parties prenantes d’une nécessaire souveraineté agricole et alimentaire française a conduit à l’adoption de mesures spécifiques de protection des revenus agricoles, par les textes « Égalim 1 » de décembre 2018 puis « Égalim 2 » d’octobre 2021.
Si nous déplorons tous une prolifération sans équivalent au monde de textes législatifs régissant les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, force est de reconnaître que la faute en incombe aux acteurs que nous sommes, dont les pratiques justifient voire imposent l’intervention des pouvoirs publics, de l’administration comme du législateur.
En réalité, le paradoxe des textes législatifs français tient au fait qu’ils visent à produire des résultats que le jeu naturel de la négociation entre distributeurs et fournisseurs permet d’obtenir ailleurs.
En 2018, Leclerc a commencé à délocaliser les achats des produits de ses plus grands fournisseurs en Belgique, dans le cadre d’une alliance avec l’allemand Rewe, donnant naissance à Eurelec. Cette tendance s’est accentuée, le nombre des fournisseurs cordialement mais fermement invités à migrer vers les bureaux d’achat d’Eurelec augmentant au fil des ans, le mouvement embarquant au passage certaines « multinationales » et pas d’autres, puis des ETI dont la dimension internationale est par ailleurs hautement discutable.
L’année 2022 a marqué un tournant ; c’est d’abord Carrefour qui annonçait en juin l’ouverture d’un bureau d’achat paneuropéen à Madrid, lequel devait concerner à terme plusieurs dizaines de fournisseurs ; puis Système U qui communiquait en octobre son ralliement à la centrale d’achat Everest, basée à Amsterdam.
En attendant la suite, qui pourrait se traduire rapidement par un chiffre d’affaires des fournisseurs de PGC négocié à l’étranger supérieur à celui négocié en France.
Il n’est nullement question de débattre des motivations propres à chacune des enseignes : massification des achats par la mise en valeur d’une empreinte incontestablement européenne pour Carrefour, par le biais d’alliances avec des partenaires issus d’autres pays pour Leclerc et Système U. Pas question non plus d’estimer si les choix de domiciliation de ces bureaux d’achat hors de France peuvent avoir pour but de s’affranchir ou non d’un droit hexagonal plus contraignant que ceux qui s’appliquent en Belgique, en Espagne ou aux Pays-Bas.
En revanche, d’autres questions se posent légitimement, dès lors que dans chaque cas les enseignes françaises concernées affirment que les relations commerciales avec leurs fournisseurs sont ou seront soumises au droit local.
La première question donne tout son sens à l’article 1er de la proposition de loi Descrozaille: quel parlementaire peut assister sans réagir à une situation ou, de facto, le cadre qu’il contribue à façonner au fil des ans s’applique à une part de plus en plus faible du chiffre d’affaires de la grande consommation ? La réponse sans ambiguïté apportée par les parlementaires a confirmé la position qui est depuis des années celle du gouvernement et du juge français : « sous réserve du respect du droit de l’Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France », c’est bien le droit français et la compétence des tribunaux français qui s’appliquent, dès lors que le contrat entre le distributeur et son fournisseur est exécuté sur le sol français, quel que soit l’endroit ou a pu être signé l’accord commercial.
Bien sûr, in fine, il appartiendra au juge européen de trancher sur le fond les litiges qui opposent depuis plusieurs années l’État français et certaines de ces structures internationales d’achat ou de services. Mais le message adressé par l’article premier de la loi Descrozaille est limpide, à destination des enseignes mais aussi des fournisseurs. Et il est sous-tendu par la volonté de ne pas laisser se développer des biais concurrentiels entre des enseignes acceptant de se conformer au droit français et d’autres s’y refusant.
La seconde question consiste à s’interroger, au-delà des prises de position médiatiques de toutes les enseignes, sur la réalité concrète du soutien de celles qui délocalisent progressivement leurs achats et prétendent les faire relever de droits étrangers, aux enjeux de souveraineté traduits par des politiques et des législations nationales qui visent à protéger les filières agricoles et agro-alimentaires françaises, notamment les textes Égalim.
La réponse classique des enseignes est de dire que seuls les « grands groupes » sont concernés par ces achats internationaux. Mais l’impact sur l’amont agricole est précisément affaire de taille ! Chaque négociation avec la filiale d’un grand groupe ou avec une ETI concerne des milliers voire des dizaines de milliers d’agriculteurs. Une négociation locale avec une PME n’en affecte que quelques-uns, ou quelques dizaines.
Ces questions-là sont bien réelles ; et elles n’ont rien voir avec des questions d’influence ou de lobbying.
Incitation à négocier et à trouver un accord commercial en période de forte inflation ?
Le Code du commerce décrit précisément les règles et obligations applicables pendant la période légale de négociation qui encadre les relations commerciales dans le secteur des PGC, entre le 1er décembre (date limite d’envoi des tarifs et des conditions générales de vente du fournisseur) et le 1er mars (date limite de signature pour l’accord annuel). En revanche, il ne dit rien en cas d’absence d’accord entre une enseigne et son fournisseur à la date butoir du 1er mars.
La question est restée jusqu’à ce jour assez théorique, car le rapport des forces, favorable à la distribution (les trois principales enseignes et alliance représentent près des trois quarts des ventes totales réalisées dans les grandes surfaces alimentaires), incite le fournisseur après d’âpres négociations à accepter les conditions proposées par son client, même mauvaises ou en tout état de cause inférieures à ses besoins, plutôt que de voir le courant d’affaires rompu. Un consommateur changeant beaucoup plus facilement de marque que de magasin, quand il ne retrouve pas la marque qu’il avait l’intention d’acheter, les fournisseurs ont toujours plus à perdre que l’enseigne dans l’hypothèse d’une rupture de la relation commerciale.
Mais l’épisode inédit d’une inflation forte et transversale de l’ensemble des coûts de fabrication et de transport a donné à la question une acuité nouvelle.
Deux thèses circulent, porteuses de réponses radicalement différentes à cette question des modalités à observer en cas d’absence d’accord au 1er mars.
La première suppose le maintien d’un courant d’affaires pendant une période elle-même fonction de l’antériorité des relations commerciales entre les deux parties. Et cela au dernier prix contractuellement convenu, c’est-à-dire celui de l’année précédente. Cette thèse devient évidemment extrêmement problématique dans un contexte inflationniste où la moyenne des tarifs proposés à la négociation par les fournisseurs à leurs clients était supérieure de 15% à celle de 2022 ; d’autant qu’en définitive, la meilleure position de négociation pour une enseigne consiste, dans ces conditions, à ne pas négocier ou à négocier avec pour objectif de ne pas trouver d’accord ; et de bénéficier ainsi d’un avantage prix significatif en comparaison avec les enseignes qui elles auraient trouvé un accord et accepté une revalorisation des prix payés au fournisseur.
L’autre thèse en vigueur prend dans ce contexte toute sa valeur ; d’autant qu’elle est directement inspirée d’un avis [2] de la très respectée Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC), une instance composée paritairement d’experts juridiques représentant à la fois les enseignes et les fournisseurs.
Cet avis a directement inspiré la rédaction de l’article 3 de la proposition de loi initiale adoptée par l’Assemblée nationale, et l’exposé des motifs qui le décrit y fait clairement référence ; il pose comme principe qu’en l’absence d’accord au 1er mars il n’y a pas eu formation d’un contrat et il ne devrait donc plus y avoir de commandes de la part de l’enseigne ; et si commandes il y a malgré tout, le fournisseur ne doit pas livrer.
Ce principe vise à régler une situation qui par nature doit rester exceptionnelle ; il constitue une puissante incitation des parties à trouver un accord plutôt que d’en être réduites à cesser toute collaboration. Mais certains acteurs et observateurs mal avisés ou mal informés ont occulté le principe pour se focaliser sur l’exception au principe prévue dans le texte initial, et indiquant que si d’aventure un acheteur se décide malgré tout à passer commande auprès d’un fournisseur avec lequel il n’a pas d’accord, donc pas de contrat, et que si ce dernier le livre, ce sont les tarifs et conditions générales en vigueur du fournisseur qui s’appliquent. Donc en la circonstances ceux de 2023.
Cette situation n’a en réalité aucune chance de se produire, car l’essentiel des conditions de baisses de prix ne se trouve pas dans les conditions générales de vente du fournisseur mais dans les conditions particulières qu’il négocie avec chaque enseigne, en fonction de ses forces spécifiques, de son poids, des chantiers de collaboration qu’elle propose ; faute d’accord et donc de conditions particulières de vente, la seule application des baisses de prix prévues dans les CGV du fournisseur rendrait donc le prix d’achat prohibitif, et tout acheteur préférera un accord même insatisfaisant que pas d’accord du tout.
Ainsi, contrairement à ce qui a pu être prétendu pendant des mois, y compris par des ténors de la distribution qui méconnaissaient ou avaient choisi d’oublier cet avis de la CEPC, ni la lettre ni l’esprit de cette disposition ne visaient ni ne pouvaient conduire à permettre au fournisseur d’imposer son nouveau tarif en cas d’absence d’accord ; ou alors, dans des conditions économiques tellement improbables et à des niveaux de prix tellement déconnectés du marché que le scénario ne serait concevable ni pour le distributeur ni pour le fournisseur, et conduirait à l’interruption de la relation commerciale.
En définitive, les parlementaires n’ont pas tranché le débat entre les deux thèses, et la position adoptée dans la rédaction finale reflète les sensibilités différentes des deux chambres sur la question, puisqu’il a été décidé, à titre expérimental pour une durée de trois ans, d’offrir au fournisseur le choix de l’option de sortie à défaut d’accord au 1er mars avec un distributeur : soit la cessation des relations commerciales et donc des livraisons, sans que puisse être invoquée la notion de rupture brutale, soit la demande d’application d’un préavis conforme aux usages commerciaux. Dans le second cas, la détermination du prix applicable devra en tout état de cause tenir compte des « conditions économiques du marché ».
Interrogé à l’issue des négociations commerciales, le Médiateur des relations commerciales agricoles Thierry Dahan (qui à l’instar du Médiateur des entreprises voit son rôle renforcé dans les situations d’absence d’accord au 1er mars) se félicitait de constater que les responsables des enseignes reconnaissaient qu’il n’était pas possible de conserver les prix 2022 dans le cadre d’un préavis, et s’inscrivaient donc dans l’esprit de la loi en cours d’adoption. Mais il appelait de ses vœux une disposition législative de nature à « sécuriser les bonnes pratiques et donner de la visibilité aux opérateurs, qui ne doivent être soumis à un aléa judiciaire incompatible avec le temps économique ».
Transparence, surtransparence, opacité… ou jeu de dupes ?
Depuis deux ans, la nouvelle querelle au cœur des relations commerciales tourne autour de la question de la « transparence » introduite par la loi Égalim 2.
Le principe est sur le papier assez simple : rien de ce qui, dans le tarif ou la hausse de tarif d’un industriel, est expliqué par la rémunération des matières premières agricoles ne peut faire l’objet d’une négociation ; la valeur correspondante doit être acceptée dans son intégralité par le distributeur dans ses prix d’achat et se retrouve en quelque sorte « sanctuarisée ».
La loi met à la disposition du fournisseur trois modalités pour remplir cette obligation de transparence. La plus largement choisie par les adhérents de l’Ilec consiste à faire attester par un tiers de confiance, le plus souvent un commissaire aux comptes, la valeur de ces matières premières agricoles dans la hausse de tarif.
Mais la loi n’imposant pas aux fournisseurs de produire cette attestation dans le cours de leurs échanges avec les distributeurs, certains ont argué de la lettre de la loi pour ne s’acquitter de leur obligation de transparence qu’une fois l’accord conclu avec leurs clients, ce qui n’a évidemment pas permis d’éclairer les négociations, mais a provoqué des tensions, mises en exergue dès le mois d’avril 2022 par le Médiateur des relations commerciales agricoles, lequel a proposé pour y remédier un mécanisme de double attestation auquel l’Ilec a immédiatement souscrit et que la proposition de loi a reprise à son compte.
La première attestation doit être envoyée par le fournisseur à ses clients dans le mois qui suit l’envoi de ses CGV ; elle doit par ailleurs préciser la méthode de calcul des coûts des intrants alimentaires et leur incidence tarifaire. La seconde atteste que la valeur des matières premières agricoles telle que communiquée dans la première attestation n’a pas fait l’objet d’une négociation et se retrouve bien dans les prix d’achat du distributeur.
Certaines enseignes n’ont eu de cesse de stigmatiser un prétendu manque de transparence des industriels au cours des négociations 2023. D’autres, tout en restant mesurées, ont préféré saluer les progrès accomplis au cours des trois dernières années en matière de transparence. Qu’elles en soient remerciées, car les entreprises sont effectivement de plus en plus nombreuses à emprunter ce chemin, et le mouvement est irréversible.
Cette nouvelle obligation légale est-elle de nature à augmenter et à massifier le niveau de transparence des fournisseurs vis-à-vis des enseignes, que l’Ilec considère comme une condition indispensable pour surmonter le niveau de défiance qui gangrène les relations commerciales en France ?
C’est probable et tout à fait souhaitable. Même si le niveau de transparence procuré aux distributeurs français n’a déjà pas d’équivalent et ne cesse de stupéfier les groupes internationaux qui ne sont confrontés à de telles demandes dans aucun autre pays et sont amenés à aménager leurs règles de fonctionnement pour y donner suite.
Le texte a naturellement évolué entre les travaux des commissions des deux assemblées, les votes en séance et les arbitrages effectués en commission mixte paritaire. Il s’est notamment enrichi de précisions sur les pénalités logistiques, une autre pomme de discorde historique bien française, un autre sujet où malheureusement l’intention du législateur, « l’esprit de la loi », peine à l’emporter sur la lettre, quand celle-ci comporte une faille rédactionnelle pouvant prêter, avec une certaine dose de mauvaise foi, à interprétation.
Une loi de plus, une loi de mieux ?
Au fil des échanges, l’intitulé de cette proposition de loi a évolué pour devenir in fine un texte visant à « tendre à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs ». La recherche d’un meilleur équilibre entre les deux catégories d’acteurs économiques anime le législateur depuis une dizaine d’années, l’objectif étant de corriger les effets de bord de la Loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008 et du mouvement de concentration de la distribution, alimenté en partie depuis 2014 par le développement des alliances à l’achat. Car si certaines marques sont incontournables, aucun fournisseur ne l’est vraiment parmi les milliers avec lesquels travaillent les enseignes.
À cet égard, cette loi est indéniablement porteuse de rééquilibrage entre les distributeurs et leurs fournisseurs, mais aussi d’équité entre les distributeurs eux mêmes (selon qu’ils appliquent ou prétendent ne pas appliquer le droit français, selon qu’ils négocient pour trouver un accord avant le 1er mars ou non).
Il n’est pas anodin que plusieurs mesures majeures de ce texte soient maintenues ou mises en œuvre à titre expérimental ; plusieurs chantiers restent donc ouverts, et l’un des enjeux des deux années à venir sera pour les services de l’État de tirer des conclusions claires sur les effets de ces mesures, pour décider de manière avisée de leur devenir. En espérant que certaines… n’auront pas à s’appliquer (notamment l’article 3 sur les modalités à mettre en œuvre en cas d’absence d’accord), et que leur force dissuasive suffira. Encore faudra-t-il tirer là aussi la bonne conclusion : inutilité de la disposition ou au contraire efficacité de son caractère dissuasif.
Il faudra en effet des conclusions claires et partagées par la grande majorité des parties prenantes, car c’est certainement l’une des conditions à remplir pour sortir d’une spirale de prolifération de textes législatifs que chacun déplore, pour revenir à des principes plus simples et moins nombreux.
Mais pour faire moins de droit, peut-être faudrait-il faire davantage d’économie, car si distributeurs et industriels servent les mêmes consommateurs, leurs modèles n’ont pas grand-chose en commun et tenter de les comparer est vain, fallacieux et source d’inutiles discordes. Pour ne donner qu’un exemple, comparer les marges nettes (qui plus est mondiales, lesquelles ne donnent aucune idée de celles des filiales françaises) des industriels et celles des distributeurs n’a pas de sens et n’informe en rien sur les rentabilités respectives ; car sont ainsi occultées des notions aussi fondamentales et différentes que l’intensité capitalistique, les immobilisations, les besoins en fond de roulement…
Faire l’effort de mieux comprendre les caractéristiques et les contraintes du modèle économique de l’autre partie sans pour autant prétendre mieux les connaitre que lui ; c’est peut-être un objectif que devraient partager les distributeurs et leurs fournisseurs pour les années qui viennent, susceptible d’éclairer et de dépassionner les débats futurs.