Vrac, les moyens de la maturité
08/02/2024
À compter du 1er janvier 2030, 20 % de la surface de vente des magasins de plus de 400 m² devront être consacrés au vrac [1]. Vœux pieux ? Après l’enthousiasme des débuts, le réalisme des contraintes. C’est ce qui ressort de l’atelier organisé en décembre 2023 par la DGCCRF, « Vente en vrac : comment accélérer son développement ? » [2].
Les chiffres ne suscitent pas l’optimisme. Après une première tentative sans lendemain d’Auchan en 1999, le nombre de magasins, en particulier spécialisés, l’ayant adopté a progressé de 2010 à 2022, où il a atteint 900 ; le marché a été multiplié par douze et l’offre s’est étoffée des fruits secs – un tiers du marché en valeur – aux produits ménagers, hygiène-beauté, lessive… Mais il a connu un net ralentissement au moment du Covid, en raison des craintes relatives à l’hygiène, et de la crise du bio qui a suivi, dans un climat d’inflation générale : or le bio représente le plus gros du vrac alimentaire.
Si le vrac concerne encore aujourd’hui plus d’un tiers des foyers[3], la fréquence d’achat demeure faible (6,4 fois par an) ainsi que sa valeur (53 € par an et par ménage). « C’est un segment de niche, moins de 1 % de part de marché », souligne Gaëlle Le Floch, directrice Strategic Insight chez Kantar. Même si tous les marchés ne connaissent pas les mêmes tendances, comme l’attestent les bonnes performances du chocolat, du petit déjeuner ou des aliments pour animaux. Les acheteurs de vrac les plus nombreux se trouvent chez les plus de 50 ans et les classes aisées, résidant dans des petites villes ou en agglomération parisienne. « De premiers adeptes, des profils engagés expliquant la prédominance des magasins spécialisés et bio », estime Gaëlle Le Floch. Pourtant un nouveau profil de consommateurs de vrac semble s’esquisser depuis quelques mois dans des milieux plus modestes.
Niveau relatif de prix rédhibitoire
Depuis 2020, le nombre d’acheteurs a diminué dans la grande distribution, alors que les circuits spécialisés ont résisté, et représentent 70,6 % des ventes en vrac, avec une fréquence d’achat et un panier deux fois plus élevés qu’en grandes surfaces généralistes (29,4 % du marché en valeur).
Aux nombres des freins, le manque de praticité, les inquiétudes hygiéniques, les conditions de conservation, l’expérience d’achat (pesée peu pratique, étiquetage et traçabilité décevants), et l’écart de prix dans un contexte inflationniste : il peut aller jusqu’à 30 % par rapport à un produit conventionnel. Le travail de manutention, la mise en rayon et en trémie compensent par leurs coûts ceux, moindres, de marketing et de publicité, et augmentent donc le prix du produit vendu en vrac.
D’une façon générale, observe Gaëlle Le Floch, « le prix reste le frein majeur à l’achat de produits plus durables » : les consommateurs ne se sentent pas des experts à même de comprendre les raisons qui justifieraient l’écart de prix. « C’est la difficulté opérationnelle majeure dans les GMS, en raison du coût humain et de la nécessité d’investir dans des bras pour des catégories de produit à marge faible et à valeur en euros au kilo trop faible pour financer ce coût », analyse Didier Onraita-Bruneau, fondateur de My Retail Box et de l’enseigne Day by day [4]. « Peut-on, s’interroge Barbara Liamani chez Nestlé [5], industrialiser ce concept, aussi bien chez l’industriel que le distributeur pour diminuer les coûts de main d’œuvre ? » Même interrogation chez Carrefour : « Avec le vrac, explique Thomas Bou, chef de projet RSE, le “temps homme” est supérieur à celui en libre-service où le consommateur est autonome. Le retour du personnel change le modèle économique. »
Un nouveau concept
L’expérience Day by Day a illustré la création d’un modèle alternatif à celui des produits emballés vendus en grandes et moyennes surfaces à dominante alimentaire. « On ne choisit pas le vrac pour enlever l’emballage, explique Didier Onraita-Bruneau, mais pour remplacer l’emballage-linéaire, ce qui implique d’avoir une considération globale, de réfléchir sur les questions d’hygiène – le produit vendu en vrac doit être protégé du début jusqu’à sa vente –, d’information, de conservation, de transport, de prix et de compétitivité, pour créer la confiance dans la durée. »
Pour que les GMS intègrent durablement une offre vrac, l’expérimentation s’impose donc, estime Barbara Liamani : « Le vrac n’est pas un produit que l’on met dans un emballage différent. C’est par des tests d’ampleur sur la durée et dans différentes catégories de produits, et par les apprentissages partagés pour répondre aux besoins d’harmonisation et d’optimisation que l’on peut aller dans la bonne direction. »
À condition que les consommateurs soient au rendez-vous. Selon Didier Onraita-Bruneau, « on assiste à un retour des consommateurs, depuis septembre 2022 d’abord dans les petites villes, puis dans les métropoles depuis l’été 2023. On voit revenir la classe moyenne basse, mais peu de personnes de milieux populaires ; pour elles il faut trouver un modèle, car il faut convertir toutes les populations ». Et pour imposer de nouvelles habitudes, il faut que la première expérience soit convaincante. « Le consommateur vient en magasin chercher sa marque, souligne Barbara Liamani. Le levier de l’offre est très important, si la première expérience se passe bien, il revient. »
Dès lors que les consommateurs sont nombreux à se dire prêts à renoncer aux emballages [6], quelles dispositions pourraient favoriser l’essor du vrac, recruter des acheteurs plus réguliers et les fidéliser ? « Un besoin d’accompagnement s’impose, souligne Gaëlle Le Floch, car les consommateurs deviennent de plus en plus exigeants sur l’origine de produits, l’écologie, et très vigilants sur leur pouvoir d’achat. Ce sont des leviers d’activation très importants. »
En avant Vrac !, pionnier collectif
La bonne nouvelle est que le vrac est un domaine où industriels, distributeurs et prestataires collaborent. C’est ce que montre l’initiative « En avant Vrac ! », lancée en octobre 2022 et qui a succédé à plusieurs expérimentations pilotes mises en œuvre par de grandes marques dans certaines enseignes et dans différentes catégories de produits, en 2021-2022. Les leçons ont été tirées, les enjeux techniques, logistiques et économiques éclairés, qui ont conduit à la nouvelle étape collaborative, élargie, que représente En avant Vrac, fruit du travail commun de Perifem, de l’Ilec et du Pacte national sur les emballages plastiques avec de nombreuses entreprises, marques, enseignes et prestataires. Objectif : penser un nouveau modèle avec des offres de produits différentes, une autre façon de produire, une logistique, une traçabilité, une information des consommateurs, spécifiques au vrac.
Si les enjeux relatifs à la qualité, à l’hygiène, à la traçabilité et à la sécurité sont partagés par les industriels et les distributeurs, les contraintes diffèrent. Pour l’industriel, l’image de la marque est cruciale et tout risque à cet égard, insiste Barbara Liamani, « doit être conjuré pour éviter la déception des consommateurs ». Les produits vendus en vrac sont conditionnés différemment par l’industriel, l’emballage secondaire est différent. Comme le souligne Thomas Bou, il s’agit de savoir comment harmoniser l’emballage secondaire. Car pour le distributeur en GMS, il s’agit d’un nouveau type d’emballage qui est nécessaire : à la différence des magasins spécialisés, les GMS ne proposent ni vente assistée, ni conseil. Autres contraintes, propres au distributeur : la démarque (au moment de la pesée, lors du transvasement, ou encore dans la gestion des trémies) est importante. L’abandon du produit est fréquente, si la balance ne fonctionne pas, ou si le prix affiché au tarage est trop élevé…
Simplifier l’acte d’achat
La motivation première des consommateurs qui les porte vers le vrac est de pouvoir acheter la juste dose [7]. Aussi En avant Vrac ! préconise de travailler l’attractivité du rayon en privilégiant cet aspect, en misant sur la visibilité et la simplicité du rayon vrac, et en évitant autant que faire se peut « trop de technologie ».
Le deuxième enjeu tient à l’arbitrage des consommateurs entre vrac et emballé, au vu du prix au kilo : comment positionner le vrac en termes de prix. Car dans la perception des consommateurs un produit en vrac est un produit sans emballage, qui a donc quelque chose de coûteux en moins et doit être moins cher. Le consommateur ne le perçoit pas pour ce qu’il est : un produit emballé différemment.
L’offre, troisième enjeu, elle aussi doit s’adapter à l’évolution de la clientèle plus large qu’elle ambitionne de toucher, dont celle des foyers avec enfants. Pour rendre le rayon plus attractif, « En avant Vrac ! » suggère aux marques d’inventer d’autres façons de consommer leurs produits. Ainsi aux rayons des bonbons ou des céréales, les consommateurs pourraient constituer eux-mêmes l’assortiment de leur choix à la place de l’industriel.
Quatrième enjeu : l’étiquetage. « Que faire quand il n’y a plus les informations traditionnelles obligatoires figurant sur les emballages ? », interroge Olivier Andrault, chargé de mission alimentation à l’UFC-Que choisir. Selon lui, « il faut définir de manière normative les produits qui peuvent être vendus en vrac et ceux qui ne le peuvent pas. » [8] Il est également nécessaire de communiquer les précautions d’usage, la composition des produits (la question des allergènes notamment) et leur origine. L’étiquette que le consommateur collera sur son contenant après la pesée doit être conçue avec toutes les parties prenantes pour donner les informations indispensables, lisibles, dont celle du prix au kilo [9].
Les précautions doivent également porter sur le contenant, le matériau adapté pour éviter les migrations, les modalités de conservation et d’utilisation. L’information doit suivre le produit au moment de son utilisation, l’étiquette étant obligatoire sur le contenant. Faut-il laisser le consommateur apporter son contenant en magasin ? Cela nécessite un achat assisté. « Et l’étiquette, ajoute Sophie Palauqui de l’Ilec, doit être repositionnable si le consommateur change de contenant et transvase le produit. »
Cinquième enjeu : l’aspect environnemental. Les consommateurs voudraient ne plus gaspiller [10]. À cet égard, observe Barbara Liamani, « il faut encourager les contenants réutilisables, plus le consommateur réutilise un emballage, plus l’impact environnemental diminue ». « 40 % des produits achetés chez Day by day repartent avec un emballage issu du réemploi. Le chiffre monte à 80 % pour la droguerie, l’hygiène, ce qui est considérable sur le plan de l’impact environnemental », indique Didier Onraita-Bruneau.
“Vracabilité” technique et commerciale
Les professionnels se sont donc intéressés aux leviers susceptibles de favoriser l’acte d’achat en vrac, qu’il s’agisse du prix, du contenant, de l’affichage, et aux solutions techniques appropriées. Ainsi qu’à la nécessaire harmonisation. Il s’agit ainsi que les poches (ou sacs à vrac), quelle que soit l’enseigne, soient interopérables et réemployables [11]. Adaptables à toutes les « stations d’accueil ».
Pour que les produits soient « vracables », ils doivent pouvoir s’écouler aisément dans ces systèmes de stations d’accueil, appelés à remplacer les trémies rechargeables en magasin (qui caractérisent les premières expérimentations du vrac en GMS mais ne répondent pas à toutes les exigences sanitaires pour de nombreux produits). Il est aussi souhaitable, ajoute Thomas Bou, qu’au moment du tarage « le consommateur puisse mesurer l’évolution du prix au fur et à mesure qu’il se sert, comme à la station essence ».
Et comment communiquer l’offre vrac ? La réunir en un même endroit dans le magasin paraît plus pertinent que de la disperser dans chaque rayon, mais cette seconde option est plus pratique pour la comparaison des prix entre vrac et emballé…. L’offre promotionnelle ? Pour Didier Onraita, il ne faut pas se tromper de modèle : « Il y a contradiction entre la montée en volume avec baisse de prix, quand l’objectif est la juste dose. Il est des modèles économiques traditionnels de la distribution incompatibles avec le vrac. »
Une conférence « En avant Vrac ! » [12] a présenté le 30 janvier dernier les travaux d’une année de réflexion entre les acteurs de la chaîne de valeur du vrac, industriels, distributeurs et apporteurs de solutions réunis dans ce collectif [13]. Au cœur des enjeux, la question de la massification, aussi abordée lors d’un atelier de la DGCCRF tenu le 15 décembre précédent [14] : proposer des solutions harmonisées, pour éviter la fragmentation des expériences et réussir à déployer au mieux le vrac en grande distribution. Massifier l’offre, aussi bien celle des marques nationales et celle des marques de distributeurs : la réunion des opérateurs a commencé d’en faire émerger les moyens.
Expérimentation ambitieuse
« C’est un vrai sujet de collaboration qui s’offre aux industriels et aux distributeurs, trop souvent accaparés par des sujets qui les opposent », a souligné le 30 janvier Richard Panquiault, président-directeur général de l’Ilec : un « travail collaboratif » qui peut « inspirer industriels et distributeurs sur les sujets de décarbonation ou d’énergie, où leurs préoccupations convergent ». Pour Franck Charton, délégué général de Perifem, « l’inflation verte ou le financement de la mise en conformité avec les normes environnementales vont nous conduire à davantage œuvrer collectivement ». Et de souligner le caractère des « livrables » élaborés par les seize groupes de travail d’En avant vrac : délibérément en open source : ils sont réunis dans un Registre de solutions harmonisées pour massifier le vrac en libre accès sur le site EnAvantVrac.fr [15]. Maître mot : l’interopérabilité entre les acteurs, sous plusieurs aspects : la « vracabilité » en magasin des produits ; la définition d’un contenant industriel compatible avec toutes les stations d’accueil de vrac en magasin, les potentialités de réemploi dans le cadre du vrac ; la prise en charge des contenants utilisés par les consommateurs ; le système d’information et de traçabilité des produits.
En avant Vrac aborde maintenant l’étape suivante : la phase 2 ou phase pilote, pour passer de la théorie à la pratique. Elle va consister en l’expérimentation en 2024 des solutions arrêtées dans le Registre dans quinze magasins [16]. Pour, indique Christine Bourge, responsable environnement de Perifem, « développer les solutions techniques, les expérimenter en magasin et analyser les résultats, sur le plan environnemental, économique et étude consommateur ». À suivre donc.