“La grande distribution ne respecte pas la loi”
27/02/2025
À quarante-huit heures de la fin des négociations entre industriels et grande distribution, le président-directeur général de l’Ilec a expliqué sur RMC¹ pourquoi il n’y a « que 10 % d’accords signés » et qu’on ne pouvait pas anticiper l’évolution des prix.
« Ça se passe mal. Ce qui coince, c’est que la distribution demande des baisses de prix de manière complétement inconsidérée par rapport à la réalité économique des entreprises. Les entreprises ont un peu d’inflation sur leurs coût de production et aujourd’hui on fait face à des distributeurs qui demandent des baisses, des baisses, des baisses... Des baisses de prix là où on a des hausses de coûts de production, et notamment sur les produits agricoles. Vous savez que la loi protège normalement la part du prix qui est liée aux matières premières agricoles, pour soutenir le revenu des agriculteurs. Aujourd’hui, il y a un refus total (de la protéger) dans plus de 70 % des cas, c’est-à-dire que même là où vous avez des hausses sur des matières premières comme le lait, comme la volaille, comme les légumes, où vous avez des hausses de prix payées aux agriculteurs…
– C’est hyper important, ce que vous dites, parce que ça se passe dans un box, c’est fermé, ces négociations : là, la grande distribution ne respecte pas la loi ?
– Non.
– Je pensais notamment à cette initiative : l’animatrice Karine Le Marchand vient de proposer une charte éthique avec la grande distribution. La distribution s’engage, auprès des agriculteurs, on dirait ?
– Oui, j’ai vu le communiqué, la grande distribution veut soutenir l’agriculture : mais qu’elle le fasse. Mais qu’elle le fasse vraiment ! Ce qui a été annoncé, au mieux c’est des mesurettes, parce que ça va concerner quelques centaines, quelques milliers d’agriculteurs, mais on est très loin du problème des agriculteurs, du revenu, de la pérennité. Il y a quatre cent mille agriculteurs en France. Ce n’est pas en annonçant des petites mesures comme ça, tant mieux pour les agriculteurs concernés… Aujourd’hui, ce qui se passe dans les box d’achat, c’est complétement différent de ce qui se passe sur les plateaux télé ou au Salon de l’agriculture. (…) Il y a deux hypothèses. Soit les patrons de la distribution ne savent pas ce qui se passe chez eux et dans les box d’achat, soit ils le savent, et dans ce cas-là, c’est encore plus grave.
– Quel est le rôle du gouvernement ? La ministre du commerce disait il y a quelques jours : “La guerre des prix qui se joue au centime près est destructrice de valeur.” On sort d’une période inflationniste, on a voulu préserver le pouvoir d’achat à tout prix, vous dites que cette période-là, c’est fini ?
– Il y a eu un choc d’inflation effectivement en 2022-2023, qui a touché les consommateurs et évidemment les plus modestes, mais en fait ça a touché toute l’économie, tout a augmenté de manière très importante : l’énergie, la matière première, les transports, les salaires, etc. Et finalement ce qui s’est passé, c’est que l’industrie a absorbé une grosse partie de cette hausse. On estime que nos entreprises ont pris 4,5 milliards d’euros de hausse de coûts de production ; elles n’en ont répercuté dans leurs prix à la distribution que 3 milliards, elles ont absorbé un milliard et demi, donc elles ont baissé leurs investissements, elles ont baissé leurs marges, c’est ça la réalité. (…) Quand les Français achètent un produit 100, la distribution l’achète 60 à l’industriel. Elle prend 40 % de marge pour simplement amener le produit jusqu’au rayon. Le partage de la valeur, il est complétement déséquilibré au profit de la grande distribution.
– Et aujourd’hui on a la grande distribution qui a la main sur le dossier pouvoir d’achat des Français, si je vous écoute ; si j’avais un négociateur de la grande distribution en face il ne dirait pas la même chose…
– Il faut en venir aux faits, aux chiffres, et moi je peux prouver ce que je dis. Les Français ne le savent pas mais quand les ils achètent un produit 100, la distribution l’achète 60 à l’industriel. Donc 60, ça couvre les coûts de production agricole pour les produits alimentaires, l’agriculteur qui fait pousser les céréales, qui élève le batail, la volaille, ça concerne les coûts de l’industriel qui prend cette matière première brute et qui la transforme en produits finis ; et de l’autre côté la distribution prend 40 % de marge pour simplement amener le produit de la plateforme jusqu’au rayon des magasins. Donc on voit que le partage de la valeur est complétement déséquilibré au profit de la grande distribution.
– On est sorti de l’inflation, vous dites, mais qu’est-ce qui va se passer ? On est à quarante-huit heures, il n’y a que 10 % d’accords signés, est-ce qu’il faut comprendre que certains produits vous allez faire le choix de ne pas les avoir en rayons ?
– C’est très compliqué, quand vous êtes un industriel : il ne reste que quatre grands clients, en France. Il y a vingt-cinq mille industriels de produits de grande consommation, les produits du quotidien, et pour les produits alimentaires quatre cent mille agriculteurs. Donc des goulots d’étranglement : un industriel qui a en face un client qui pèse quinze, vingt, trente pour cent de son chiffre d’affaires, vous comprenez bien que son pouvoir de résistance est extrêmement limité. Le distributeur, lui il s’en fout, s’il n’a pas traité avec cet industriel, il y aura toujours un autre industriel, il y a la MDD…
– Et il y a les négociations à l’étranger ?
– C’est un point extrêmement inquiétant…
– Négocier en Espagne, aux Pays-Bas, au mépris de la loi ?
– Il y a quatre clients en France, il y en a trois qui vont négocier à l’étranger. Pourquoi ils le font : c’est tout simple, c’est pour échapper aux lois françaises. Deux exemples. Il y a une alliance de distributeurs qui, il y a quinze jours, a dit aux industriels concernés le contrat que vous êtes en train de négocier, finalement il va passer à l’international ! Donc, vous allez revendre à une officine néerlandaise basée à Amsterdam, de droit néerlandais, qui elle-même va revendre à une officine belge, à Bruxelles, sous droit belge, pour des produits qui ne quittent pas le territoire français. Ca permet de s’extraire des lois françaises, des contrôles français. On a une autre alliance qui vient d’annoncer : “On veut un report des négociations de six semaines.” C’est de l’évasion juridique pour piétiner les lois françaises. »