Un air du temps déjà porteur - Numéro 474
25/06/2018
L’actionnariat connaît-il déjà en France une évolution dans le sens de la « prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux » ?
Laurence Mehaignerie : Depuis toujours, il existe des dirigeants qui entendent contribuer à l’amélioration de la société par leur entreprise, mais depuis une dizaine d’années le développement durable est en train de devenir une « légitimité à opérer ». Depuis peu, les investisseurs ont une obligation fiduciaire de gérer dans leurs portefeuilles les risques financiers liés au changement climatique. Et la profession du capital-investissement est de plus en plus attentive aux risques environnementaux et sociaux associés aux entreprises dans lesquelles elle investit. La plupart des entreprises ont des programmes de développement durable, et y sont soutenues par des actionnaires de long terme. L’idée que l’entreprise a la capacité et la responsabilité d’améliorer la société n’est plus une option mais un enjeu stratégique pour la plupart des grandes entreprises, mais aussi pour un nombre croissant de jeunes pousses. Le débat autour de la raison d’être passionne l’entreprise.
La modification du Code civil témoignera donc d’un changement des mentalités ?
L. M. : Elle entérinera une tendance de fond, mais elle n’est pas anecdotique. Elle signale la fin d’une conception du capitalisme qui a marqué les quarante dernières années, résumée par Milton Friedman en 1977 : « La seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit. » L’une des questions posées à l’actionnaire est : comment gérer une tension entre l’intérêt propre de l’entreprise et celui de l’actionnaire ? Pour Citizen Capital, l’intérêt des porteurs de parts (investisseurs) de nos fonds est de chercher une performance sociale autant que financière.
L’État doit-il envisager de faciliter l’accès au financement à tel ou tel statut d’entreprise ?
L. M. : Non. Les entreprises à mission n’ont besoin ni d’un régime juridique spécifique, ni d’un cadre fiscal favorable. Leurs modèles économiques ne justifient ni subvention ni financement particulier. Ce serait antinomique avec leur conviction que leur mission est un atout concurrentiel. Cela n’empêche pas certaines de promouvoir une fiscalité qui permettrait l’accélération de la transition écologique ou sociale, avec par exemple une TVA « responsable » sur les produits durables, la réparation ou le recyclage. L’entreprise à mission a en revanche besoin d’un cadre juridique optionnel, exprimé dans le rapport Notat-Senard, qui dise clairement ce qui ressortit à la compétence de leurs actionnaires : inscription de la mission dans les statuts, prise en compte dans la gouvernance, évaluation des avancées de la mission et reddition publique des engagements.
Est-il utopique d’envisager qu’un jour les règles comptables recenseront dans les actifs les investissements les plus profitables à la collectivité ? A contrario, le risque réputationnel devrait-il et peut-il être quantifié en termes de comptabilité ?
Anne-France Bonnet : Ces questions font référence à un débat qui a commencé avec la généralisation du bilan RSE. Depuis dix ans des voix s’élèvent pour intégrer des critères RSE dans les bilans comptables. Or la force de la comptabilité étant la partie double, si les actifs sont recensés, les passifs le sont également. Si les investissements les plus profitables à la collectivité sont recensés, les plus nuisibles devront l’être aussi. Une révolution, si ça s’applique à l’ensemble de l’économie… On en revient toujours à la question d’une évaluation normalisée et de la comparabilité, mais nous en sommes loin.
L’enjeu de l’entreprise à mission n’est pas l’émergence de règles comptables normalisées, mais une prise en compte singulière de l’utilité sociale. On retrouve le concept de « raison d’être » repris dans le projet de loi. L’enjeu est de favoriser et de valoriser les entreprises qui consacrent la création de valeur sociétale comme levier de performance, et qui engagent leur écosystème dans leur mission, en transparence. Leurs « actifs sociétaux », les effets sociaux positifs qu’elles cherchent par leur mission, sont pilotés par leurs organes de gouvernance et évalués par un tiers indépendant. Leurs « passifs sociétaux », limités pour préserver leur réputation, sont pilotés par leur démarche RSE, elle aussi évaluée par un tiers.
Les objectifs sociaux ou environnementaux d’une entreprise ou son « objet social élargi » (OSE) sont-ils nécessairement compris dans le périmètre de sa « responsabilité » découlant de son activité ?
Émery Jacquillat : C’est revenir à la question : le seul objectif est-il le profit des actionnaires ? On peut se la poser, au vu de l’étude Oxfam qui place les entreprises françaises en championnes du monde du dividende. Or les entreprises qui n’auront pas de bénéfices sociaux et environnementaux avérés n’auront bientôt plus de bénéfice économique. Les entreprises sont les plus puissants leviers de transformation de la société, à condition qu’elles contribuent au bien commun. C’est ce qu’attendent les citoyens, les consommateurs, les salariés, les trois étant souvent les mêmes personnes.
Qu’est-ce qui distingue une entreprise à mission de l’économie sociale et solidaire ?
É. J. : Les entreprises à mission assument l’idée de faire du profit, mais elles pensent que leur responsabilité, leur objet social, leur bénéfice, doivent être étendus aux enjeux sociaux et environnementaux, et tenir compte de l’ensemble des parties prenantes : on parle de RSE et d’OSE. Si une société (SA, SAS ou SARL) appartient à cent pour cent à ses actionnaires, une entreprise appartient à l’ensemble des parties prenantes. Pour n’en oublier aucune, nous utilisons l’acronyme de la Camif : clients, actionnaires, monde (territoire), intérieur (salariés), fournisseurs. Si vous enlevez l’une des cinq, l’entreprise disparaît. Les Anglo-Saxons appellent cela la « triple bottom line, people, planet and profit » : impact social, environnemental et économique positif. Les entreprises qui ont la certification BCorp ont répondu à des conditions exigeantes.
L’ESS répond à des besoins pour lesquels il n’y a pas de modèle économique évident. À la Camif, nous travaillons avec beaucoup de fournisseurs de l’ESS : des entreprises adaptées, des structures d’insertion, des Esat dont l’objet est exclusivement social : insérer des personnes éloignées de l’emploi, handicapées, etc. Leur métier (menuiserie, fabrication, restauration, jardinage…) est un moyen de remplir une mission d’intérêt général. L’ESS bénéficie de subventions, de commandes publiques. Ce n’est pas ce que demandent les entreprises à mission.
Une entreprise à OSE est-elle nécessairement « codéterminée », avec une forte proportion d’administrateurs salariés ?
É. J. : La gouvernance d’une entreprise à mission a vocation à être ouverte aux parties prenantes, en particulier aux salariés. L’inscription de la mission dans l’objet social étendu figurant dans les statuts est déjà un engagement fort des actionnaires : celui de considérer l’intérêt propre de l’entreprise, qui n’est pas forcément le leur. Pour éviter les missions de pur habillage, il faut que l’entreprise adapte sa gouvernance, avec un objectif d’évaluation, soit au sein de l’organe de contrôle principal, soit par un conseil de mission, éventuellement composé de parties prenantes, comme l’ont mis en place Nutriset et la Camif, inspirés par les travaux de Mines ParisTech. Cela permet de passer de la simple affirmation d’une raison d’être à l’engagement responsable dans une mission.
Un sondage Viavoice-HEC3, réalisé par Prophil, indique que 68 % des entreprises souhaitent un cadre juridique et fiscal pour les entreprises à mission : serait-ce la crainte du coût fiscal pour l’État qui le ferait renoncer à cette voie ?
É. J. : L’enquête montre l’intérêt pour un guide structurant dans la voie de l’entreprise à mission : un cadre qui protège, sécurise les dirigeants et pérennise le projet, mais un cadre exigeant, évitant qu’entreprise à mission devienne un terme galvaudé, comme RSE peut l’être parfois. Et un cadre valorisant, rendant plus visibles les entreprises qui contribuent activement au bien commun.