Bulletins de l'Ilec

Portraits du chaland informé - Numéro 444

01/08/2014

L’appétence des consommateurs pour l’information est diverse, mais leur compétence porte surtout sur les prix, sous l’empire de la nécessité. Entretien avec Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris Descartes (Centre de recherche sur les liens sociaux) et codirecteur de publication de l’ouvrage collectif “le Consommateur malin”1

Les consommateurs les plus « malins » sont-ils les mieux informés  ?

Dominique Desjeux  : Un débat qui remonte aux années 1950 portait sur le fait de savoir si le consommateur était actif ou passif. Selon moi, il a toujours été actif, il a toujours décidé, il a donc toujours été malin.

Entre 2000 et 2006 la part des dépenses contraintes (logement, électricité, transport, santé, numérique…) a fortement augmenté pour les ménages les plus démunis. Un tiers des Français subit une forte contrainte de pouvoir d’achat, car les salaires augmentent peu. Parallèlement, la classe moyenne mondiale a triplé entre 2000 et 2009, avec pour conséquence une augmentation de la consommation mondiale et une pression sur les marchés  : le prix des matières premières a atteint des sommets en 2007. Il n’y a pas de lien mécanique entre l’augmentation du prix des matières premières, alimentaires et énergétiques, les dépenses contraintes, et la question du pouvoir d’achat, si on raisonne en revenus moyens, en pouvoir d’achat moyen et en inflation moyenne. Mais ce lien est évident si on se focalise sur les 30 à 40 % des ménages français les moins favorisés, les plus sensibles à l’augmentation des prix de l’énergie et des produits alimentaires. Le débat sur le consommateur malin est apparu au moment où les contraintes de pouvoir d’achat se sont durcies. Le déclencheur du comportement « malin » est affaire de pouvoir d’achat.

Il est difficile de savoir si les consommateurs sont mieux ou moins bien informés qu’avant, car on n’a pas de point de repère pour mesurer l’évolution. Ce qu’on sait, c’est que l’environnement technologique a changé avec Internet, qui bouleverse le jeu de l’information. On assiste à la montée de nouveaux groupes de pressions ou de nouveaux modes d’action des consommateurs, qui ont les moyens de comparer, contester, et surtout évaluer les prestations ou les biens qu’ils veulent acquérir ou qu’ils ont acquis. Il semble qu’il y ait aujourd’hui 100 000 internautes actifs, principalement des chômeurs et des étudiants.

Sous contrainte de pouvoir d’achat, ils doivent mieux s’informer. Je ne sais pas s’ils sont mieux informés, mais ils utilisent l’information autrement.

Le consommateur « malin » ne l’est-il que pour le prix  ?

D. D. : Dans le Consommateur malin, nous distinguons trois comportements qui ne sont pas tous liés à la question du pouvoir d’achat. Celui des calculateurs, qui maîtrisent l’achat, s’informent beaucoup sur les réseaux sociaux, font des comparaisons, pour optimiser leurs achats. Celui des explorateurs, qui font des achats opportunistes, consultent leur réseau social, mais ne sont pas obligatoirement à la recherche du prix optimum et davantage en quête du produit d’impulsion. Enfin, il y a le comportement de restriction, celui du consommateur qui achète sous contrainte de budget, qui cherche le bon plan  ; aujourd’hui, il y a augmentation de la remise en circulation d’objets de seconde main, comme certains cadeaux de Noël, mais aussi la multiplication des vide-greniers…

Pourrait-on voir dans le « consommateur malin » une forme de bricolage informationnel, improvisé, empirique, peu concerné par l’information académique, les normes, le cadre réglementaire ou le consumérisme organisé  ?

D. D. : Nos trois modèles peuvent coexister dans la même personne. Quelqu’un peut, dans le domaine alimentaire, ne pas tenir compte du prix pour ses enfants ou son animal de compagnie, mais être pour lui plus restrictif dans ses achats. Les trois modèles d’achats ne sont pas liés à trois personnalités mais aux critères de valeur que chaque personne accorde aux biens de consommation qu’elle achète. Le bricolage informationnel concerne, ici, les achats opportunistes, alors que le calculateur est à l’opposé du bricolage, puisqu’il planifie.

Avec Gaëtan Brisepierre et Marion Delbende2, nous avons mis en évidence quatre stratégies de consommation maligne, dont trois sous contrainte de pouvoir d’achat. La première consiste à acheter moins cher  ; la deuxième conduit à moins consommer  ; la troisième consiste à faire soi-même (le « fait maison ») ; la quatrième diffère l’économie en investissant plus dans l’immédiat, par exemple lorsqu’on investit dans l’isolation de la maison pour éviter de payer plus cher plus tard.

La demande d’information la plus forte n’est-elle pas souvent frivole  ? Les labels, produits de l’année, etc., c’est-à-dire non pas « voilà le vrai », mais « voilà la mode » ?

D. D. : Ici, il ne s’agit pas d’une demande, mais d’une offre des entreprises qui émettent des labels. Je ne vois pas comment ce type de communication va résoudre le problème du prix et celui de la contrainte du pouvoir d’achat. La marque reviendra plus en faveur quand les gens auront retrouvé un autre équilibre de consommation.

Quelles sont aujourd’hui les sources d’information sur les produits et services les plus légitimes aux yeux des consommateurs  ? Certaines ont-elles gagné en crédit au détriment des autres  ?

D. D. : L’information la plus légitime est celle des pairs, ce sont eux qui donnent le plus confiance. Reste bien sûr la question de la pertinence de leur évaluation. Pour autant, le rapport de force change en faveur du consommateur. Le métier du marketing change, ainsi que la source d’émission d’informations. Les gens peuvent intervenir sur l’image des entreprises. Et la grande peur des ONG est de perdre leur image de marque.

Faut-il craindre un seuil où l’information devient surinformation ou infobésité  ?

D. D. : Les gens qui n’ont pas peur me font peur. Qu’on ait peur de l’information est un bon signe, cela signifie que l’on va être raisonnable par rapport à l’information. Ce qui me frappe, c’est la rareté de l’information pertinente, quand la surinformation est partagée par tout le monde, donc inintéressante. L’infobésité a toujours existé, même si Internet augmente ce risque.

L’exposition à une information abondante peut-elle avoir des effets anxiogènes en consommation  ?

D. D. : La particularité des Français est qu’ils sont les plus méfiants du monde. Chaque fois que l’on donne une information, les gens, spontanément, n’ont pas confiance. C’est la société de méfiance analysée par Pierre Cahuc3. Cela explique pourquoi les gens font confiance à leurs pairs. Les enquêtes quantitatives sur les réseaux sociaux numériques que j’ai pu analyser l’année dernière montrent que les liens les plus forts sont ceux établis avec la famille et avec les amis, c’est-à-dire avec le groupe des pairs, en continuité directe avec ce que l’on a toujours observé dans les réseaux « prénumériques ». On retrouve avec les réseaux le jeu du « click », le numérique, et du « mortar », le dur, de la distribution, mais qui a été transféré de fait aux pratiques liées à la construction du lien social.

L’attente d’une information toujours plus précise sur ce qu’on consomme est-elle le marqueur de sociétés d’abondance qui attendent moins de la croissance  ?

D. D. : On observe que les groupes de pression de consommateurs demandent qu’on ajoute sur les biens de consommation des informations qui n’intéressent pas obligatoirement les consommateurs et qui, devenues trop abondantes, deviennent inutiles. Paradoxe  : les vraies sociétés d’abondance étaient probablement celles des chasseurs-cueilleurs  !  

1. Le Consommateur malin, sous la direction de Dominique Desjeux et Fabrice Clochard, L’Harmattan, 2013.
2. Cf. la Société de défiance, Rue d’Ulm, 2007 ; la Fabrique de la défiance, Albin Michel 2013 ; et le Bulletin de l’Ilec n° 438, octobre 2013.
3. Contributeurs au Consommateur malin (tome II), respectivement sociologue et Consumer Manager Danone Research.

Propos reccueillis par Jean Watin-Augouard

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