Bulletins de l'Ilec

Pour une intelligence de la consommation identitaire - Numéro 444

01/08/2014

Le besoin d’information est une des dimensions de l’aspiration à l’autonomie qui a saisi les pratiques consommatoires.

L’interrogation étymologique autour de « l’identité » et « l’identitaire » ouvre des perspectives de réflexion sur la mise en rapport de ces concepts avec la consommation. Les racines ipse (lui-même, mise en valeur de la personne par opposition à d’autres) et idem (le même, la même chose) ne sont pas antinomiques mais complémentaires  : à la fois du pareil au même et l’assomption d’une différence, double dimension de l’individu, séparé et grégaire en même temps  : désir de reconnaissance, d’affirmation narcissique et d’appartenance… L’humain animal social  : cette notion est corroborée par les neurosciences, qui situent les deux positions (individuation2 et grégarisme) dans des aires bien repérables du cerveau, exposées elles-mêmes à l’influence de l’environnement social et culturel.

La consommation, soutenue à la fois par les désirs, les besoins, les motivations, et les contextes socio-économiques, l’éducation, les modes de vie, a tôt fait de s’emparer du fonctionnement cognitif et émotionnel des personnes. Pendant les Trente Glorieuses, elle s’est appuyée sur les envies grégaires du même (le même que les voisins, les plus riches, etc.), dans une massification qui avait son sens. Et sur l’affirmation de soi dans l’accès démocratisé aux marques et surtout dans les pulsions désirantes et aspirationnelles  : avoir pour être et se construire dans le sens du progrès.

À partir de la fin des années 1970, les cycles d’affirmation de soi dans la consommation ont changé de nature, à la fois par une expérience consommatoire de plus en plus affirmée et du fait de contextes aléatoires qui ont permis de forger une « personnalité consommateur » de plus en plus tournée vers ses propres enjeux.

Dans les années 1980, le besoin obsessionnel d’individualisation de la consommation s’affiche. La consommation se veut différenciée, contrepoint d’une massification dont on rejette les standards. Je consomme donc je suis  ; c’est comme disait Olivier Géradon de Véra « l’existentialisme du Caddie ». L’affirmation de soi est alors de rigueur (cf. les épaulettes impressionnantes des femmes en situation de conquête professionnelle). On ose, de manière ludique et assurée, et chacun pour soi.

Dans les années 1990, les chapelets de crises jettent une ombre sur les extravagances et les transgressions. La sécurité et le précautionneux colorent les offres et la consommation. La mise à distance des marques et des institutions, un climat de méfiance et de défiance, seront la signature du besoin des consommateurs de se débrouiller par eux-mêmes. Ils consomment et agissent en réaction à, pour se protéger de, pas forcément pour répondre à des pulsions jouissives. Ils aiguisent là des armes qui serviront encore, des capacités critiques pour se forger des convictions propres sur ce qu’ils veulent, à l’aune de ce qu’ils peuvent dépenser. Ils affirment le désir perdu du tout-consommatoire, mais le désir étant ce qu’il est, il persiste en visant d’autres objets – y compris celui de ne pas consommer comme choix identitaire – qui préfigurent d’autres formes d’être consommateur pour les années qui suivent.

Les années 2000 et 2010 sont marquées par des évolutions majeures, dues notamment au développement de l’Internet et de ses réseaux  : surinvestissement identitaire des consommateurs-utilisateurs, devenus producteurs et contributeurs, qui s’activent à laisser leurs traces et à exprimer leurs exigences en donnant leur avis, en questionnant, en s’informant, en jouant, en créant des liens communautaires, en comparant et en interpellant les marques. Sur ce point, ils acceptent leurs ambiguïtés – comme de troquer ces traces, qui alimentent les bases de données, contre le plaisir de s’exprimer, voire de « s’extimer »1. Les frontières entre intérieur et extérieur deviennent floues, y compris les identités multiples que chaussent les facebookeurs et autres réseautés.

C’est l’ère du « wiki » et des « fablabs », d’une économie plus collaborative. La consommation identitaire se révèle encore dans ces espaces qui permettent de réaliser des objets qui appartiennent à leurs concepteurs et réalisateurs. Encore balbutiante, cette tendance marque le besoin de personnaliser, face à la fabrication de masse, dans un contexte d’échange, de jeu, de plaisir du faire. Et surtout le besoin de passer d’une consumation consommatoire à une fabrication autonomisée de l’accès aux produits… Et de la même manière pour l’information qui s’y rapporte. Ces formes identitaires nouvelles font-elles s’évanouir celles plus narcissiques de l’individualisme pour laisser place à la création de nouvelles convivialités  ? Voit-on émerger des « utopies interstitielles » (Michel Maffesoli) inscrites dans les fissures du monde d’avant  ? Les personnes troquent-elles leurs habits de consommateurs pour des trajectoires personnelles plus signifiantes  ? Tout se mêle… Que dire de la tendance, transgénérationnelle, des selfies, ces ego-portraits, inscriptions ludiques et autocentrées de l’affirmation de soi  ?

L’offre doit répondre, et elle tente de le faire, avec des stratégies de « réponses à de vrais besoins et attentes ». Mais est-ce possible  ? Certaines approches typologiques reviennent sur le marché, le consumer-centrisme devient la clé de voûte d’un marketing plus approprié et personnalisé, aidé par les bases de données qui font encore s’étonner ceux qui, après avoir navigué, reçoivent des informations axées sur leurs intérêts. (Pénible est la catégorisation primaire, de certaines assurances par exemple, qui proposent aux seniors – à partir de 50 ans  ! – des tarifs avantageux pour leurs futures obsèques, méconnaissant que la séniorité se joue aussi dans le plaisir de nier cet aspect des choses. Une segmentation plus précise serait à méditer.)

Autre exemple, qui fait question  : le ciblage d’informations plus personnalisées proposé par Google. Tri des informations, d’accord, mais en fonction de quels critères  ? De notre navigation et d’autres traces virtuelles  ? C’est insuffisant, bien sûr, mais surtout réducteur. Quid de notre curiosité, du besoin d’ouverture à autre que soi  ? Si besoin de personnalisation, de valorisation identitaire, de renforcement narcissique et d’autonomisation il y a, c’est à partir d’un pluripartisme, engageant à la fois l’offre et les consommateurs, que pourront s’ébaucher des réponses, différentes selon les secteurs.

De la part de l’offre, il s’agit d’ouvrir à des actes de consommation qui renvoient à de véritables choix, en connaissance de cause et sans négliger le plaisir, pour des individus en désir d’agir et en demande d’audace créative. Construire des savoirs communs sans postures sachantes et donneuses de leçons (l’univers alimentaire et ses injonctions – « il faut », « il ne faut pas » –, qui dissuadent les mangeurs d’avoir accès à leur propre corps, à ses intuitions, à ses besoins, à ses envies, à son métabolisme propre, différent de celui des autres). Ce n’est pas du ressort du « marketing one to one », qui a fait ses non-preuves, mais d’une éducation précoce et d’une confiance réciproque (je mange ce qui me fait du bien et du bon), de permettre aux consommateurs de savoir, d’aimer et de se risquer à choisir sans angoisse.

1. « Extimité », par opposition à intimité.
2. Notons la différence entre « identitaire » et « individualisme, individuation » : l’identitaire référerait à du social, du collectif (sur ma carte « d’identité », il y a mon nom et prénom, donnés par mes parents, ma date de naissance, comme inscription géographique et historique, la seule chose qui « m’appartienne » vraiment étant ma signature, la couleur de mes yeux, ma taille, et encore, n’est-elle pas variable à divers moments de la vie  ? ). L’individualisme et l’individuation référeraient à des choix, au projet, à la construction de soi dans le bricolage d’une personnalité à la fois malléable et ancrée  : se faire plaisir, satisfaire ses besoins, agir, créer, s’émanciper, aspirer, s’approprier sa vie etc. Les multi-identités via les réseaux sociaux illustrent peut-être cet inextricable lien entre individu et collectif.

Danielle Rapoport, psychosociologue, cabinet DRC

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