Extension du domaine de la conso - Numéro 444
01/08/2014
Être un consommateur entre-il dans la constitution subjective des identités individuelles ?
Stéphane Hugon : Pour répondre à cette question, il convient de proposer d’emblée l’idée d’une métamorphose contemporaine du sujet, qui passerait d’une expression individuelle – qui a marqué les deux derniers siècles – vers une expression plus collective. Et cela nous amène à faire aujourd’hui l’hypothèse de la disparition de l’individu en tant que forme d’expression de la subjectivité.
À partir de la deuxième moitié du xviiie siècle et jusqu’aux années 1990, le sujet citoyen, le sujet producteur-ouvrier et le sujet consommateur constituaient les trois variations de la construction individuelle de l’identité. L’individu était la brique élémentaire, constitutive de la société. Cette période est probablement close.
Aujourd’hui, être un consommateur entre fondamentalement dans la construction subjective de l’identité relationnelle et sociale. La consommation n’est pas un rapport rationnel de besoin entre un sujet individuel et un produit ou un service, c’est une triangulation entre un sujet individuel incomplet, inachevé, et un autre sujet individuel, qui pourrait créer un collectif par le biais de l’expérience dont le produit ou le service est un déclencheur. Le marketing one to one ou marketing de personnalisation appartient désormais au passé.
Un nouvel acte consommatoire se dessine par lequel l’individu s’oublie lui-même en tant qu’individu et entre dans une forme de subjectivité élargie, avec trois éléments forts : de l’espace ou territorialité (lieu de vente, territoire affectif ou identitaire…), une altérité (un groupe proche de soi, une expression du tribalisme), et un acte consommatoire toujours situé et ritualisé. Les nouvelles formes d’expression de la subjectivité sont des subjectivités qui s’éprouvent dans le lien « avec », dans l’individuation avec les autres, pour reprendre un terme psychanalytique. On se découvre et on s’accomplit soi-même dans le lien avec l’autre.
Cette expérience se trouve majoritairement dans la consommation, car les autres formes du lien social, qui s’éprouvaient dans le religieux, le politique, le travail, se sont affaiblies, délitées. Aujourd’hui, l’expérience relationnelle forte, saturée de sens, a comme univers d’expression la consommation. Pour le meilleur et pour le pire, la consommation se charge donc d’éléments qui ne lui appartiennent pas : la transcendance (dans le luxe), le militantisme (la consommation éthique, partagée…), le geste politique, l’inscription communautaire… Il faudrait inventer un autre mot que « consommation », aujourd’hui réducteur.
L’essor du commerce en ligne accentue-t-il cette dimension identitaire ?
S. H. : Oui, bien sûr. Si l’on prend l’exemple des sites comparateurs de prix, on a vu très rapidement se transformer la relation entre l’individu et le produit, dans la triangulation que nous avons évoquée : le produit n’est plus qu’un prétexte pour que l’individu rencontre un autre individu avec qui il partage un univers commun. On assiste à une totémisation du produit. Internet permet à des gens qui ont des goûts singuliers, spécifiques, de légitimer avec d’autres leurs identités. Plus que jamais, le numérique a permis l’expression des marges, des singularités et des micromarchés, c’est la théorie de la « Long Tail » de Chris Anderson2.
L’information sur les produits et services, sur la consommation, est-elle pour l’homme d’aujourd’hui un outil de maîtrise de soi ?
S. H. : Je ne crois pas que l’individu, dans son acte consommatoire, commette un acte rationnel. Le marketing qui présuppose que l’individu est un agent économique rationnel, qui porte un jugement critique sur la base d’un besoin et d’un budget identifiés, n’est plus pertinent. Aujourd’hui, plus personne n’achète quelque chose individuellement. L’influence sociale est désormais majeure dans tous les moments de la consommation. Internet est un lieu d’expérimentation de soi dans l’autre. On ne peut donc parler de maîtrise de soi, mais plutôt d’abandon de soi.
Le consommateur ou cyberconsommateur d’aujourd’hui est-il plus tributaire de la « technologie » (et de l’information qu’elle requiert) que ceux qui furent les premiers à faire leurs courses en voiture dans les premiers hypermarchés ?
S. H. : Oui, car l’acte le plus banal de la grande consommation, celui par exemple d’une personne qui pousse son chariot, est aujourd’hui très différent de la situation vécue par le consommateur d’il y a dix ans, du fait des nombreuses applications développées sur les smartphones par les distributeurs – et les consommateurs eux-mêmes –, pour apporter de l’information jusqu’au dernier moment. On parle aujourd’hui de l’empowerment [« responsabilisation »] du consommateur : la marque n’a plus la main ni le monopole sur le moment du passage à l’acte du consommateur.
La consommation requiert-elle toujours plus de ressources cognitives ?
S. H. : Oui et non. La connaissance est montée en pertinence, car les gens sont de plus en plus informés, ils ont probablement une capacité cognitive bien plus développée aujourd’hui. Mais la consommation ne requiert plus seulement des ressources cognitives, aussi et plutôt des ressources relationnelles, symboliques, affectives. Je pense même que l’idée de besoin – qui requiert donc une mobilisation rationnelle et des connaissances – est aujourd’hui débordée par d’autres leviers, comme l’imitation, ou des formes d’adhésion plus symboliques qui reposent moins sur le cognitif.
Faut-il imputer à l’emprise sociale de la technique une forme d’inquiétude diffuse et, présente jusque dans la sphère de la consommation, la crainte d’être incompétent ?
S. H. : Non, je ne crois pas. Quoi qu’entend faire la technique du consommateur, c’est toujours lui qui décide. L’usager se venge dans sa capacité à faire sens à la place de la marque, de sa rhétorique d’argumentation. La plupart des offres sont détournées et réenchantées par les consommateurs eux-mêmes. C’est une forme d’innovation ascendante, lorsque le consommateur projette sa propre logique sur l’offre. On constate que lorsqu’un jeune achète un objet, il commence d’abord par jeter le mode d’emploi et projette sur l’objet ce qu’il pense être le bon modèle. C’est le hacking social permanent !
L’information sur ce que nous consommons sera-t-elle le dernier refuge du positivisme ou du scientisme, la croyance que tout peut être transparent et réductible à des règles ?
S. H. : Non, au contraire. On assiste à un réenchantement, à une symbolisation de l’expérience consommatoire. Puisque la consommation est débordée par une appétence relationnelle, les informations seront l’objet d’une hybridation permanente par les consommateurs. On en voit de plus en plus s’approprier les produits et services, et leurs compétences créent parfois de réelles surprises.
Tout émetteur d’information institutionnel (entreprise, administration, organisme de branche, syndicats et organisations de consommateurs) serait-il a priori suspect de colporter une information biaisée ?
S. H. : Oui et non. Oui, car on assiste à une saturation des autorités patriarcales, une mise en doute de tout ce qui appartient au vieux monde ; toutes les prises de parole des institutions classiques sont écornées et tournées en dérision. En revanche, c’est un déplacement de la légitimité qu’on observe, vers ce qui est ascendant ; n’importe quel blog peut faire vaciller des institutions qui se croyaient établies. La confiance et l’autorité se sont déplacées des structures verticales vers des modèles plus horizontaux. Les marchés des médias, des banques, et même les secteurs du luxe l’ont constaté. La conséquence est à double tranchant, nous entrons dans une société en quête moins de vérité que de sincérité.
Assistons-nous avec l’émergence des réseaux sociaux à une nouvelle stratification de l’opinion publique dans le domaine de la consommation, à une compétition entre des blogueurs experts pour relayer, filtrer, commenter l’information pertinente ?
S. H. : Oui, totalement. Et c’est davantage que de l’émergence. On assiste à un système clivé entre d’une part des sources de données, presque génériques, et d’autre part une fonction éditoriale, de production de sens, qui passe par les réseaux sociaux.
À l’âge mature des sociétés de consommation, y aurait-il dans la demande d’information sur les produits et services une façon de suppléer l’évanescence du politique, dont on n’attendrait plus rien ?
S. H. : Oui, car puisqu’il y a beaucoup d’institutions qui s’effondrent, il y a une vraie place pour les marques. Il leur incombe de s’approprier un discours qui jusqu’à présent ne leur appartenait pas : une nouvelle relation, une nouvelle forme de confiance, une nouvelle déontologie. Mais elles doivent être légitimes, car les attentes des consommateurs sont très fortes.
La récente loi consommation a prévu l’expérimentation en 2015-2017 de l’affichage, en plus du prix de vente, d’un « prix d’usage » ou « valeur marchande associée à l’usage du service rendu par un bien meuble, et non à sa propriété ». Est-ce une information aisément compréhensible ?
S. H. : La loi suit les mœurs ! Les consommateurs se sont vite familiarisés avec l’économie du flux, qui tend parfois à se substituer à l’économie de la propriété.