L’expérience perdue de mangeur - Numéro 470
12/01/2018
Nos systèmes biologiques sont-ils de plus en plus perturbés par nos rythmes de vie ?
Pascal Douek : Quand on parle de rythmes biologiques, on ne peut s’affranchir de revenir sur nos origines et sur la constitution de notre patrimoine génétique. L’homme a été programmé pour faire ce qu’il faisait il y a plusieurs milliers d’années, c’est-à-dire bouger, chasser, cueillir. Il n’est pas programmé pour manger trois fois par jour. On mangeait lorsque la chasse le permettait. Donc on jeûnait fréquemment. En clair, on était très actif et on mangeait irrégulièrement. Tout le contraire de nos rythmes de vie d’aujourd’hui.
Nous nous sommes sédentarisés et nous avons rythmé culturellement nos repas sur trois, quatre voire cinq temps forts de la journée. Nos gènes, qui évoluent très lentement, n’ont pas intégré ces transformations. En clair, nous bougeons beaucoup moins et nous mangeons beaucoup plus, ce qui explique la progression des maladies cardiovasculaires, du diabète, de l’obésité : elle est la résultante d’un conflit entre nos modes de vie, nos rythmes de vie et notre constitution génétique. C’est pourquoi reviennent aujourd’hui en force des régimes qui s’inscrivent dans ce rationnel ancestral, par exemple les régimes paléolithiques et le jeûne alterné.
Y a-t-il une typologie de maladies liées à l’ingurgitation précipitée ?
P. D. : Oui, ce sont les maladies liées à une consommation calorique trop élevée, le surpoids et l’obésité d’abord, le diabète de type 2 ensuite. La bouche est d’abord le lieu de la digestion, mais également celui de la régulation de l’appétit : la mastication envoie un signal au cerveau qui libère de l’histamine, un neurotransmetteur très important qui contrôle la sensation de satiété. Ce signal est envoyé quinze à vingt minutes après le début de la mastication. Manger trop vite court-circuite ce mécanisme et entraîne une consommation calorique inadaptée. Une étude menée par des chercheurs japonais de la Hiroshima University et publiée en novembre dernier montre que les personnes qui mangent trop rapidement développent plus facilement un syndrome métabolique. Ce syndrome est responsable d’une prise de poids, mais il est surtout un facteur de risque majeur dans le développement de maladies cardiovasculaires. En second lieu, l’ingurgitation précipitée et une faible mastication peuvent également être responsables d’un inconfort digestif (brûlures d’estomac, ballonnements, colopathies).
« Slow food » : c’est aussi manger lentement. Mâchons-nous plus vite qu’avant l’essor de l’alimentation industrielle ?
P. D. : Nous mangeons de moins en moins souvent sur une table et dans une pièce vouée au repas, la salle à manger ou la cuisine. Nous mangeons parfois debout ou en faisant autre chose. Nous mangeons souvent en recherchant des distractions (en regardant la télévision, l’ordinateur, un téléphone, une tablette, un journal…), ce qui fait que nous ne prêtons plus vraiment attention à notre nourriture. Nous ne regardons ni ce que nous mangeons, ni les quantités que nous ingérons. Nous mâchons peu, avalons rapidement, car nous sommes toujours pressés par le travail, ou parce que nous sommes habitués à manger trop vite. Et quand nous sortons au restaurant, il faut que ça carbure pour laisser la place au service suivant.
En fait, nous avons perdu le sens de l’expérience de mangeur. Le temps du repas a perdu de son sens symbolique. C’est pour ces raisons qu’est apparu le concept nutritionnel de mindful eating, l’attitude visant à réapprendre à manger de manière consciente et saine. On redéveloppe notre capacité à profiter du repas, à savoir quand manger, combien manger et écouter les émotions que nous mettons, souvent, en relation avec la nourriture. Chaque fois que nous ingérons un aliment, c’est sans être conscient de ce que nous sommes en train de faire. Le mindful eating repose sur les principes suivants : regarder ce que l’on mange ; savourer chaque bouchée ; éviter les distractions ; prendre au moins vingt minutes pour manger ; s’initier à la méditation
Mais on pourra toujours attendre pour empêcher un accro du speed food de ralentir son rythme. Le convertir au mindful eating est sûrement la bonne solution mais nécessitera de s’armer de patience et de déployer des efforts considérables.
La chronobiologie devrait-elle être prise davantage en considération dans les conditions de travail ? Dans quels emplois surtout ?
P. D. : La chronobiologie est au cœur des mécanismes biologiques de nos organismes. Notre organisme est réglé par des hormones dont la sécrétion se fait à des moments précis de la journée, afin d’enclencher des cascades d’actions biologiques et comportementales, essentielles au bon fonctionnement de notre corps. Sa dérégulation entraîne des troubles du sommeil et d’importantes perturbations physiologiques. La chronobiologie est l’étude de ces rythmes et des conséquences de leur perturbation. C’est aussi l’étude des mécanismes biologiques impliqués, et celle des approches cliniques découlant de cette connaissance. Tous ceux qui exercent des métiers de nuit (sécurité, santé, trois huit, etc.), mais aussi les cadres amenés à faire des horaires allongés, connaissent une perturbation de ces rythmes, avec pour conséquences des troubles du sommeil et l’apparition d’états dépressifs.
Mais il y a une autre dimension, quand on parle de rythme biologique. Il s’agit de la chrononutrition, où l’on s’intéresse à la meilleure heure de la journée pour absorber des micronutriments – comme la tyrosine et le tryptophane, qui, apportés par l’alimentation, se transforment en neuromédiateurs comme la dopamine, la sérotonine, la mélatonine… Des compléments alimentaires ont été développés avec des formes qui combinent libération immédiate et prolongée de micronutriments, pour coller à ces rythmes biologiques.