Innovation
Une “French tech” qui réinvente la logistique
10/12/2020
En quoi Lokad diffère-t-il des grands acteurs de la chaîne d’approvisionnement (SAP, Oracle, etc.)?
Johannes Vermorel : Le métier de Lokad est l’optimisation prédictive des chaînes logistiques. Il se trouve que notre travail repose sur des outils logiciels sophistiqués, mais le logiciel n’est pas la finalité, seulement le moyen. En particulier, nous ne vendons pas de licences. Nous vendons un service où nous prenons un engagement sur la performance opérationnelle des décisions générées automatiquement par Lokad. L’intelligence artificielle reste un mirage et surtout un buzzword pour nos concurrents. L’approche Lokad consiste d’abord à s’appuyer sur des équipes bien formées de supply chain scientists qui disposent d’outils d’analyse numérique bien pensés par rapport aux classes de problèmes rencontrés dans les chaînes logistiques. Nos objectifs sont en euros et répondent à une vision bout en bout de la chaîne logistique.
Comment vos solutions se présentent par rapport aux outils de gestion habituels en logistique (WMS [1], ERP [2]…) : elles s’y substituent, les complètent ou sont des méta-applications ?
J. V. : Les WMS, ERP (qui devraient être nommés ERM – Enterprise Resource Management) et MRP [3] (idem : MRM) sont autant de logiciels de gestion transactionnelle. Lokad ne remplace pas ces outils ; nous offrons une surcouche analytique dédiée à la décision opérationnelle quotidienne. Les données sont extraites de ces systèmes et poussées dans Lokad. Lokad génère les décisions (réapprovisionnement, production, prix), qui sont alors réinjectées dans ces systèmes. L’une des grandes illusions du marché du logiciel d’entreprise est qu’un même logiciel pourrait répondre efficacement aux deux problématiques que sont le management et l’optimisation. Alors que les choix d’architecture pertinents pour chacune de ces deux problématiques sont radicalement différents.
Quel est l’avantage d’héberger un progiciel de gestion intégrée dans le Cloud ?
J. V. : La quasi-totalité des vendeurs d’enterprise softwares ne font ni du Cloud ni du SaaS, même si ces termes figurent partout dans les brochures commerciales. Ils n’ont pas pris ce virage technologique il y a une décennie comme Lokad a pu le faire (nous sommes devenus en 2010 la première société à recevoir le Microsoft Azure Award au niveau monde parmi trois mille sociétés qui postulaient). Beaucoup d’éditeurs n’ont fait que déplacer les serveurs depuis un hébergement local vers un hébergement distant. Cela s’appelle faire de « l’infogérance », une pratique qui date des années quatre-vingt.
L’intérêt premier du Cloud pour Lokad est la mutualisation et la miscibilité hardware.
La mutualisation consiste à rendre possible une consommation très intermittente de la puissance de calcul. En supply chain, la plupart des analyses ne tournent qu’une fois par jour. Si l’on veut garder une durée de calcul très confortable – disons dix minutes –, il y a donc vingt-trois heures cinquante minutes par jour où le matériel informatique loué ne tourne pas. La mutualisation permet d’écraser d’un facteur 20 environ le coût des ressources.
La miscibilité est un sujet plus ardu, mais important également. Avec la bonne architecture logicielle, il est possible de substituer une ressource fondamentale (processeur, mémoire, bande-passante) à une autre. Cette approche est la réponse à l’inefficacité économique d’approches informatiques très datées –par exemple le “in memory computing” – qui, justement, s’interdisent toute finesse sur le plan de la miscibilité. Le Cloud n’est théoriquement pas nécessaire pour bénéficier d’une miscibilité matérielle, mais en pratique les grandes plateformes (Azure de Microsoft, AWS, GCP) sont particulièrement bien adaptées.
Vétusté des tableurs et des indicateurs de performance
Quelle place Lokad laisse-t-elle aux « fonctions logistiques » ? Qu’en est-il chez vos clients ?
J. V. : Nous faisons largement disparaître les armées de clercs qui consacrent l’essentiel de leur énergie à tenir des feuilles dans des tableurs (que le tableur soit sur poste d’un salarié ou sur le Web ne change rien au problème en pratique). Cependant, Lokad n’a pas la prétention d’établir la stratégie logistique de nos clients. Nous permettons de mettre en œuvre mieux et avec plus de réactivité l’intelligence logistique en grande partie déjà présente chez nos clients. Les ressources internes chez nos clients peuvent alors se concentrer sur les tâches à très forte valeur ajoutée, notamment dans le dialogue avec toutes les parties (clients, marketing, production, fournisseurs).
Faut-il enterrer le taux de service ?
J. V. : Plus généralement, il faut enterrer tous les pourcentages comme cibles d’optimisation. Lokad optimise des euros, pas des pourcents. L’idée qu’optimiser des pourcents génère des euros est une autre grande illusion, également poussée par de nombreux éditeurs logiciels. C’est en effet très pratique, face à une absence de résultats, que de se réfugier derrière des “KPI” flatteuses. Si l’on reprend le taux de service, il y a un équilibre économique entre le coût du stock et le coût de la rupture. Viser un taux de service de 100 % , c’est la certitude d’avoir une machine à générer de la dépréciation, du stock mort et du déchet.
Lokad marrie “planning et pricing ; quelles sont les retombées chez vos clients en termes d’équipes, engage-t-elle un début d’intégration du marketing et de la logistique ?
J. V. : Mes deux parents ont commencé tous les deux leurs carrières chez P&G à la fin des années soixante-dix. À l’époque, il ne serait venu l’idée à personne de dissocier l’achat d’espace publicitaire, le planning de la production et la négociation de l’offre promotionnelle avec les grands partenaires distributeurs. La compartimentalisation toujours plus poussée au sein des entreprises est la maladie des grands groupes de ce début de XXIe siècle.
Pour nos clients, les retombées sont généralement un retour sur investissement massif par rapport au coût du service Lokad, mais plus prosaïquement de renouer avec le bon sens commercial, fondé sur une compréhension globale du problème qui a fait la fortune de presque tous les noms de la grande consommation au XXe siècle.
En pratique, la mise en œuvre de Lokad se traduit-elle par de plus fréquentes variations des volumes livrés ?
J. V. : Tout dépend des enjeux économiques (des euros). Si la modélisation numérique indique que la variabilité ne coûte pas cher et qu’elle est très appréciée, par des clients qui cherchent une agilité et une disponibilité plutôt qu’un prix, alors cela peut nous conduire à recommander plus de fréquence et plus de variation.
Cependant, en grande consommation, c’est souvent l’inverse qui domine. Les variations coûtent très cher, car pratiquement toute l’infrastructure vient avec des coûts fixes. La modélisation numérique – en euros – pousse alors à stabiliser les flux tout le long de la chaîne.
Le maximum de performance avec le minimum d’effort
Vous comptez des distributeurs parmi vos clients [4]. L’appli Lokad est-elle optimisée (paramétrable) pour les prévisions de vente par enseignes, en tenant compte des spécificités des politiques commerciales de chacune ?
J. V. : La partie logicielle de Lokad est une plateforme programmatique. Elle a pour vocation de permettre à un supply chain scientist de livrer le maximum d’euros de performance avec le minimum d’effort. Cette approche – très atypique – permet d’adhérer à toute la subtilité de chacun de nos clients, car l’adhérence est d’abord le résultat de la bonne compréhension par le supply chain scientist du métier de l’enseigne. Malgré les progrès fantastiques du deep learning, l’idée qu’un logiciel puisse aujourd’hui comprendre la stratégie d’ensemble d’une enseigne reste de la science-fiction. Seul un esprit bien formé – et bien outillé – peut s’attaquer à un tel problème.
Le « paramétrage » des logiciels d’entreprise est encore une autre grande illusion poussée à grands frais par de nombreux éditeurs. En effet, ces solutions sont tellement « paramètrables » qu’il faut trop souvent des années pour les déployer ! En conséquence, le vendeur exige un engagement pluriannuel car il sait déjà que son client le lâcherait au bout de six mois sinon. À titre de comparaison, le service Lokad est sans engagement.
Comment Lokad s’adapte-t-elle aux dispositifs de gestion partagée des approvisionnements (GPA) ?
J. V. : Notre socle technologique consiste à rendre la modélisation prédictive des flux la plus fiable et la plus aisée possible. La gestion partagée des approvisionnements n’est que l’un des nombreux cas de figure de flux complexes. Le multi-sourcing ou le copacking [ 5] en sont d’autres qu’il faut également pouvoir gérer. La force de l’approche programmatique de Lokad est précisément de pouvoir traiter n’importe quel type de flux.
Le pilotage intégré Lokad est-il compatible avec les solutions de mutualisation logistique ?
J. V. : En matière de compatibilité, les limites de Lokad se trouvent dans la capacité des supply chain scientists à bien appréhender toutes les facettes du problème, car ce sont eux qui se trouvent aux manettes pour déployer une recette numérique. La plateforme Lokad rend cet exercice moins fastidieux que s’il fallait faire l’exercice en Python, par exemple, mais le logiciel ne peut pas grand-chose en matière de pure compréhension de la stratégie logistique. En conclusion, oui, nous sommes très compatibles, mais il faut prévoir le temps et l’énergie pour venir à bout du détail de ces problématiques.
En fournissant en permanence des réponses monétaires graduées, Lokad met la rentabilité financière au centre de la logistique ; est-ce qu’incidemment elle ne renforce pas le court-termisme dans la prise de décision ?
J. V. : Une entreprise bien dirigée privilégie les euros stratégiques plutôt que les euros tactiques. Lokad propose une modélisation financière, mais c’est toujours le client qui a le dernier mot. Par un exemple un grand patron distributeur du Nord, client de Lokad, m’a proposé que, dans un premier temps, Lokad considère que les euros de démarque comptent double : une première fois pour le manque à gagner, une seconde fois pour la « mauvaise habitude » prise par le client (accoutumance). C’était une manière très simple et immédiate de remédier au court-termisme de l’approche naïve.
Les optimisations financières ont mauvaise presse parce les idioties en la matière sont souvent bien visibles. Cependant, la rentabilité ne tombe pas du ciel, et les entreprises très rentables sont invariablement, en un sens, très proches de leurs sous. Je ne crois pas avoir jamais rencontré une entreprise « accidentellement » très rentable.
Recrutement filières maths
La France forme-t-elle assez de profils aptes à devenir rapidement des supply chain scientists ?
J. V. : Nous avons d’excellents résultats avec les grandes écoles d’ingénieurs françaises. Pour Lokad, c’est même un avantage compétitif à l’international, or la grande majorité de nos clients sont aujourd’hui hors de France. On reproche souvent à la formation française de mettre trop l’accent sur les mathématiques, mais pour Lokad, c’est vraiment un plus. Nous estimons qu’un ingénieur en sortie d’école peut être opérationnel comme junior en trois mois. Pour la gestion presque autonome d’un compte, il faut compter environ deux ans, ce qui correspond à nos seniors.
Avec les bons outils, un supply chain scientist peut avoir une énorme productivité. Nous avons certains salariés qui gèrent de l’ordre du demi-milliard d’euros de stock à titre individuel. D’autres salariés chez nous gèrent, toujours à titre individuel, une demi-douzaine de PME. En termes de nombre, les besoins sont donc finalement assez modestes. La qualité et la formation priment largement la quantité.
Le très haut niveau de ces profils de supply chain scientists va-t-il dévaluer les autres fonctions de la logistique, que vous voulez rendre plus attrayante ?
J. V. : C’est possible, mais l’inverse pourrait également se produire. Ce qui me semble certain, c’est qu’aujourd’hui des secteurs comme la publicité en ligne, la finance ou le conseil arrivent à faire venir à eux l’essentiel des grands diplômés en France. La chaîne logistique reste un parent pauvre. L’une de mes ambitions à Lokad est d’arriver à recruter des talents qui pourraient également rejoindre Google ou Facebook s’ils le désiraient. Les Gafam me débauchent d’ailleurs régulièrement des salariés. C’est toujours un peu vexant et flatteur à la fois.
Intervenez-vous dans les grandes écoles, ou chaires logistiques de l’Université ?
J. V. : J’ai eu l’honneur de participer l’année dernière à la séance inaugurale du master de supply chain internationale à Dauphine – dirigé par Régis Bourbonnais [6]. J’avais donné pendant sept ans un cours de génie logiciel à Normal Sup, mais c’était un autre monde. Plus récemment, je me suis lancé dans une série de supply chain lectures (en anglais) sur YouTube, que je donne en direct tous les mercredis à 15 heures.