Entretiens

La “CSRD”, point d’équilibre

20/09/2024

Entre des normes objectives et la stratégie propre à chaque entreprise, le déploiement de la directive européenne « information développement durable » doit et peut faire de la RSE le fer de lance de la mutation des modèles économiques. Entretien avec Didier Livio, fondateur et CEO de Food Pilot*, solution numérique d’intégration des données pour une stratégie de développement durable.

En quoi la directive européenne encadrant les obligations d’information sur la durabilité des entreprises (“CSRD”) intervient dans les politiques « RSE » des entreprises ?

Didier Livio : En 2009, la France a lancé le reporting extra-financier avec les règles du Grenelle 1. Les entreprises doivent alors publier une déclaration de performance extra-financière en quarante chapitres. C’était un premier pas qu’on a jugé trop contraignant : quelle que soit l’entreprise, il fallait reporter de la même manière des éléments qui ne permettaient pas de voir clairement la stratégie de développement durable de l’entreprise et son engagement dans le changement de son modèle.

Entre 2009 et 2017, l’Europe s’est saisie de la question. Une première directive européenne a pris le chemin contraire, privilégiant la stratégie RSE de l’entreprise, qu’elle exprimerait dans son reporting extra-financier. Nous sommes tombés dans l’excès inverse : chacun racontait son histoire comme il le voulait, et cette liberté empêchait de comparer les résultats, y compris dans un même secteur. La CSRD a trouvé le bon ’équilibre.

En quoi consiste ce point d’équilibre ?

D. L. : La stratégie RSE reste dominante, ce qui est essentiel si l’on vise une évolution radicale des modèles économiques. Ensuite, les standards ESRS (European Sustainability Reporting Standards) regroupés en dix chapitres de normalisation s’appliquent. Mais l’entreprise n’est pas contrainte à tout. Il ne s’agit pas de fournir les 1 200 datas points que l’on évoque souvent, ce serait ingérable pour beaucoup. Il s’agit de partir des questions « quelle est notre stratégie RSE ?  » et « quels en sont les indicateurs ? ». On commence par oublier la directive CSRD pour se concentrer sur la RSE, ses piliers et surtout, sans concession, ses effets réels, en relation avec un exercice exigeant de « double matérialité »¹. On compare alors la stratégie RSE et ses indicateurs aux standards ESRS concernés : est-on concerné par les impacts marins ? Non ? Il n’est alors pas nécessaire de reporter sur les impacts marins… On voit ainsi quels indicateurs s’imposent.

Cette normalisation se poursuit sous un format imposé de publication digitale, qui garantit une forme identique et limite l’écoblanchiment en permettant la comparaison des RSE des entreprises d’un même secteur. On va donc enfin créer une concurrence positive qui fera progresser les entreprises et globalement tous les secteurs d’activité, car ces entreprises entraîneront leur chaîne d’approvisionnement : la loi sur le devoir de vigilance, qui s’ajoute à la CSRD, entraîne cette évolution pour toutes les entreprises soumises à la directive.

Formalisme administratif pas attendu

Certaines entreprises y verraient cependant une contrainte bureaucratique…

D. L. : Il est important de faire de la pédagogie sur ces enjeux ; les entreprises doivent et peuvent faire valoir les qualités de leurs stratégies de développement durable, elles doivent bien le comprendre, sans se laisser entraîner dans un formalisme administratif qui n’est pas attendu par la directive. Sinon, ce sera la catastrophe. En prenant les choses à l’envers, dans trois ans, on dira que c’était encore une règle européenne inadmissible, administrative, conçue par des gens qui ne savent pas ce que c’est que la réalité. Et l’on passera à côté de l’urgence environnementale et sociale, alors que ce dispositif est au contraire très bien conçu pour les entreprises.

Si la stratégie prime, quel doit être ensuite l’ordre des opérations ?

D. L. : Il y a deux cas de figure. Le premier quand un entreprise a déjà une stratégie RSE. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, peu importe, puisqu’elle va être corrigée par la suite de la méthode. Le second quand une entreprise n‘a pas de stratégie RSE et se trouve confrontée à la directive CSRD du fait de sa taille : il est extrêmement important pour elle de ne pas partir des ESRS et leurs 1 200 datas points, dans lesquelles elle va se noyer ! Dans le pire des cas, si elle est sans culture ni engagement RSE, alors que la loi Pacte de 2019 les lui imposait, elle doit élaborer enfin une stratégie RSE digne de ce nom. Puis dérouler selon la méthode que j’évoquais sa mise en conformité avec la directive.

Comment intervient alors la double matérialité ?

D. L. : Ce qu’on appelait la matérialité simple en 2009 n’était pas efficace. Il s’agissait de détecter les retombées réelles de l’entreprise en croisant ses parties prenantes externes – ONG, pouvoir publics, syndicats… – avec ses parties prenantes internes, et en tentant d’arriver à un arrangement entre elles, qui sont la plupart du temps en contradiction.

La double matérialité consiste à des demande, d’une part, ce que l’entreprise fait subir à la société – dégradation des sols ou de la biodiversité, etc. –, d’autre part, ce que l’évolution de la société fait subir à l’entreprise en termes de risque pour son modèle économique: Pour prendre en compte le réchauffement climatique, qui est un risque pour l’amont d’une entreprise agroalimentaire, par exemple, il peut être nécessaire de modifier les approvisionnements.

Une course en six étapes

Pour en revenir à la méthode…

D. L. : Il faut donc une stratégie RSE établie à partir des « impacts » environnementaux, sociaux et économiques déterminés avec la double matérialité et qui va mener l’entreprise vers l’évolution de son modèle économique. Dans certains cas, elle est très solide et la CSRD ne change rien ou presque. Dans une deuxième étape, il s’agit de déterminer les indicateurs – sans encore parler de CSRD – qui vont permettre de piloter la stratégie RSE.

Troisième étape : confronter ces indicateurs et la matrice de double matérialité aux ESRS qui pourraient s’y appliquer. On détermine ceux auxquels l’entreprise émarge ou qui pourraient lui être imposés, et on documente pourquoi elle n’émarge pas à certains. Mettons que la stratégie RSE comportait déjà 200 indicateurs. Cette étape de croisement avec les ESRS peut montrer, par exemple, qu’il en manque 30. Eh bien on va passer à 230 indicateurs.

Quatrième étape alors, les données, qui peuvent être très dispersées. Généralement, on parvient à accéder assez facilement à 50 ou 70 % d’entre elles. Pas d’inquiétude à avoir sur le reste : la marge prévue par la directive CSRD est bien conçue, à condition de s’engager de bonne foi dans la durée. Cela suppose de créer un plan de progrès sur les données manquantes : cinquième étape !

Ainsi, l’affaire est bouclée ?

D. L. : Pas tout à fait. Reste la question des indicateurs qualitatifs dits narrative points que la directive CSRD réclame. Pour les grands groupes, ces éléments sont déjà écrits ; à partir de tous les documents provenant du marketing, de la communication, des conseils d’administration, des relations sociales avec les syndicats de salariés, d’entretiens avec des journalistes, etc. Il suffit de les récupérer, de les trier, de les filtrer et de les synthétiser dans la forme voulue. Ainsi, on arrive à la dernière étape, qui fait entrer l’entreprise dans un chemin de progrès en poursuivant ce reporting dans le format digital imposé année après année. L’intelligence artificielle peut faciliter grandement la vie des entreprises pour ces narrative points, nous avons une fonctionnalité, avec un grand partenaire mondial, très intéressante en la matière sur notre plate-forme.

Comment s’assurer qu’un rapport extra-financier est fiable ?

D. L. : Il s’agit de pouvoir porter une analyse avec des méthodes normalisées et standard–, à la lecture des seules publications extra-financières des entreprises d’un même secteur d’activité, avec tous les chiffres pour le faire, de façon comparable et incontestable. Pourquoi une entreprise va plus vite que le reste de son secteur, vous le constaterez dans la brutalité des chiffres puis vous comprendrez pourquoi dans le narratif. L’un va avec l’autre. Si vous ne lisiez que le narratif, vous pourriez en conclure au greenwashing, mais avec le quantitatif, vous vérifiez comment cela est possible.

Une concurrence positive

La démarche CSRD peut-elle devenir un atout concurrentiel ou, à l’inverse, un handicap ?

D. L. : C’est forcément les deux. Les meilleurs acteurs du secteur vont trouver là une façon de se différencier et de faire valoir les progrès qu’ils ont engagés depuis plusieurs années ou qu’ils engagent aujourd’hui. Et les plus mauvais vont se trouver confrontés aux consommateurs, à la presse, aux analystes extra-financiers. Cela crée donc une concurrence positive. N’oublions pas que l’affichage environnemental arrive, qui instaurera une concurrence catégorielle analogue aux yeux des consommateurs. Il pourra se combiner avec la CSRD, qui sera surtout observée par les acteurs intermédiaires. Cela sera donc finalement source d’avancées.

Reste le problème du surcoût éventuel. Comme on l’a vu avec le bio, les produits mieux-disants ne risquent-ils pas d’être délaissés parce que plus chers ?

D. L. : Cette question mérite d’être traitée de façon subtile. Oui, les produits durables peuvent être plus chers que les produits non durables. Mais déjà, l’écart est très variable selon les catégories. Ensuite, il ne va pas peser entièrement sur le consommateur. Certaines marques peuvent jouer sur leur niveau de marges. Dans les filières plus serrées économiquement, il peut se répartir dans la filière et la part revenant au consommateur rester faible. Enfin, il y a la chaîne d’approvisionnement qu’il convient de mieux maîtriser : ce sera à la fois un progrès vers la durabilité et une optimisation limitant les intermédiaires. J’ajouterai le rôle des distributeurs, qui cherchent à inciter leurs fournisseurs dans ce sens. Finalement, il s’agit encore de changement de modèle économique : faire du développement durable, ce n’est pas faire plus d’environnement et plus de social à modèle constant.

Justement, venons-au modèle. Comment la CSRD va-t-elle contribuer à cette transition générale de l’économie que vous appelez de vos vœux ?

D. L. : La CSRD englobe la totalité du modèle – l’économique, le social et l’environnement, qui peuvent d’ailleurs être antagonistes – et permet cette mutation. L’enjeu est d’accomplir un saut créatif de management et d’organisation des processus de production qui va répondre à la fois – le « à la fois » est primordial – aux questions économique, sociale et environnementale. Ce pivotement de modèle économique-là, les entreprises le perçoivent encore peu. La CSRD par sa nature implique cette évolution culturelle.

Vers une comptabilité fondée sur la valeur ajoutée

Cela va jusqu’à la gestion comptable ?

D. L. : La comptabilité des entreprises a été inventée du XIXe siècle quand les actifs immatériels n’existaient pas et que les actifs matériels et financiers étaient superposés. On parlait d’une comptabilité des sociétés et non d’une comptabilité des entreprises. Au passage, les salariés se retrouvent dans les comptes de tiers. Donc la dernière ligne est le bénéfice, alors que la valeur ajoutée, qui n’existe pas dans la comptabilité, est le vrai produit de l’ensemble des parties prenantes. Il faudrait donc aller vers une comptabilité des entreprises fondée sur la valeur ajoutée.

Les seuils d’obligation de la CSRD ne vont-ils pas poser des problèmes concurrentiels ?

D. L. : Je ne le pense pas pour deux raisons. En premier lieu, sur le cycle complet de quatre à cinq ans, toutes les entreprises importantes y sont soumises. S’il y avait un écart de concurrence, il serait au profit du premier concerné. En second lieu, le reporting extra-financier finira par être obligatoire pour 50 000 entreprises, c’est-à-dire les donneurs d’ordre principaux dans toutes les filières. Au croisement de la CSRD et du devoir de vigilance qui s’impose au metteur en marché final, toutes les autres entreprises seront implicitement soumises à ces règles, y compris les PME-TPE sous-traitantes des grands groupes. Il y a là un enjeu majeur pour les syndicats professionnels, accompagner ces entreprises. Les banques peuvent aussi le faire et certaines s’y emploient actuellement.

N’est-ce pas un risque de contrainte excessive pour les petits opérateurs, voire de domination sur eux ?

D. L. : Nous travaillons sur ce sujet précisément, pour que les PME et TPE puissent participer à la transition, grâce à une version simplifiée de nos outils qui leur est destinée et gratuite. Elle sera portée par les banques principalement : il suffira de la remplir une fois par an, et les grandes entreprises pourront y avoir accès afin de ne pas leur imposer d’interminables questionnaires et en adapter les questions. Les petites entreprises pourront ainsi publier sur le site de leur banque un bilan carbone et une fiche de reporting extra-financier simplifiés. Elles pourront ensuite y renvoyer quand elles recevront une demande, autorisant leur banque à donner ces informations.

* https://foodpilot.io/fr.
1. C’est-à-dire des deux types de critères susceptibles d’influencer des décisions des acteurs financiers : la « matérialité » financière et la « matérialité » de facteur externes à l’activité de l’entreprise (NDLR).

Propos recueillis par Benoît Jullien (Icaal)

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