Entretiens

Entreprise et territoires

Memento pour l’empreinte territoriale

03/12/2024

Un rapport universitaire propose une série d’indicateurs pour mesurer l’empreinte sociale des entreprises sur leur territoire d’implantation. Et préconise des moyens de favoriser leur ancrage. Entretien avec Timothée Duverger, Science Po Bordeaux*.

Un rapport de l’Impact Tank que vous avez coordonné en janvier dernier propose de mesurer « l’impact social et l’ancrage territorial des entreprises » [1]. En quoi cette « responsabilité territoriale » se distingue-t-elle de la RSE ?

Timothée Duverger : Il ne s’agit pas seulement de réduire les externalités négatives, mais de contribuer au bien commun sur un territoire. La contribution se fait collectivement. L’entreprise n’est plus centrée sur elle-même avec une stratégie seulement managériale, elle porte une transformation institutionnelle qui relève de l’action collective. Le rapport insiste aussi sur une « transition écologique juste », car pour être démocratiquement acceptable la transition doit prendre en compte les questions de justice sociale ; les territoires sont le terrain d’action privilégié d’une transition juste, dans la coopération des acteurs.

Comment mesurer l’empreinte territoriale d’une entreprise ?

T. D. : Nous ne sommes qu’au début de la réflexion et de la mise en œuvre de la RTE. Nos propositions se fondent sur les « indicateurs d’impact social »[2] avec deux modifications : l’ajout d’une convention entre les acteurs sur la définition collective du territoire retenu, et des indicateurs nécessairement territorialisés en fonction des questions, posées toujours de manière collective. Ces indicateurs sont répartis en onze catégories : la cohésion sociale, l’inclusion, l’éducation et la culture, l’accès à l’emploi et à la formation, le soutien à la pérennisation des activités, l’aide à la transition écologique, la mobilité, l’alimentation, la santé, l’accès au logement, l’accès au numérique. Le détail de ces indicateurs est dans le rapport de l’Impact Tank[3].

Grandes entreprises et tiers-lieux

Toute action locale relève-t-elle de la RTE ? Avez-vous des exemples d’initiatives ?

T. D. :  Ce n’est pas parce qu’une action est locale qu’elle est vertueuse. Ainsi, une relocalisation participe de la RTE par l’ancrage territorial, mais il faut s’interroger sur la préservation et la pérennité des ressources. Si l’entreprise privilégie un mode de croissance extractive, elle risque de les épuiser.

Au nombre des entreprises, citons Sodexo, entreprise du Cac 40 spécialiste de la restauration collective. Elle a créé à Clichy-sous-Bois un nouveau modèle économique, baptisé « la Passerelle », tiers-lieu d’alimentation durable, d’insertion, de sociabilité et de revitalisation du quartier, où sont développée, des actions de formation en partenariat avec les collectivités locales ou France Travail. Le tiers-lieu propose une légumerie, qui emploie des personnes sans qualification, une crèche, une salle de formation animée par la Mission locale, une autre pour des sessions de découverte de métiers et des ateliers autour de la nutrition ou de l’emploi. Cette entité relève de l’économie sociale et solidaire et bénéfice de l’agrément « Entreprise solidaire d’utilité sociale » (ESUS). L’objectif de Sodexo est de répliquer ce modèle économique dans ses autres activités. Cet ancrage territorial se singularise par une externalité positive sur le plan social, qui répond aux besoins du territoire à partir de l’expertise de l’entreprise.

Les initiatives diffèrent-elles selon la taille de l’entreprise ?

T. D. : Le rapport distingue trois types d’initiatives selon le niveau d’ancrage territorial. Le niveau 1 correspond à des projets portés par de grandes entreprises ou par leur fondation, caractérisés par un déploiement à l’échelle nationale, les décisions se prenant essentiellement au siège, sans connexion directe avec les territoires. Le niveau 2 articule le territorial et le national : les initiatives proposées répondent d’abord à leurs besoins managériaux. Le niveau 3 correspond à un ancrage fort, promouvant un développement territorial dynamique et solidaire.

Développement endogène

Qui établit le diagnostic pour connaître les fragilités d’un territoire ?

T. D. : Chaque territoire a sa propre dynamique, ses fragilités et ses diagnostics. Il faut y inventer des gouvernances et des délibérations collectives. Tel dispositif pour tel territoire peut ne pas être pertinent pour un autre. L’objectif est d’éviter une approche trop codifiée, de perdre du temps dans les reportings. Évitons d’en ajouter dans les normes, les labels, les couches supplémentaires, les sociétés de conseil qui ignorent les réalités locales. Notre programme de recherche privilégie les guides, les préconisations pour l’action, avec la possibilité de mesurer collectivement ce qui fait sens.

Une question se pose : faut-il une politique publique pour soutenir la RTE ? Nous n’en sommes qu’au début. Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) font l’objet d’appels à projets de l’État et relèvent d’une politique publique. Ce sont des regroupements, sur un territoire donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’ESS associés à des PME, des collectivités locales, des centres de recherche et des organismes de formation. La région Nouvelle Aquitaine a inscrit dans sa feuille de route l’idée d’expérimenter la RTE. Les métropoles de Bordeaux et de Lyon s’y intéressent. Lors des élections municipales de 2026, la RTE va monter en puissance, car elle participe de la souveraineté et de la résilience des économies locales. Durant la période Covid des territoires ont montré des fragilités dans le domaine sanitaire. Et à l’occasion des plans de relance les retombées pour les territoires auraient pu être maximisées. Pour résister aux chocs, le développement endogène d’un territoire doit être privilégié, grâce aux filières et réseaux qu’il crée en mobilisant les ressources locales.

Salariés acteurs

Que dites-vous aux entreprises pour les inviter à plus d’engagement territorial ?

T. D. : De répondre à deux questions. Comment impliquer les salariés dans la définition de la stratégie, dans les rapports avec le territoire, car ils en sont souvent les habitants, en dépit du télétravail. Et comment les motiver sur le territoire, au-delà de l’entreprise, par le mécénat, le bénévolat, le travail étant alors conçu dans une logique de pluriactivité, de conciliation des temps de travail et de loisir. Cela conduit à repenser le travail, à traiter les conflits éthiques, et c’est une manière de fidéliser les salariés à l’entreprise et de les mettre en valeur.

Et aux représentants de l’État impliqués dans les problématiques des territoires ?

T. D. : L’heure est aux économies. Il serait judicieux de s’appuyer sur les ressources de la société civile et des territoires, puisque celles de l’État, donc des collectivités locales, se raréfient. Les pouvoirs publics n’ont plus les moyens de tout faire. Ils doivent eux aussi mutualiser et coopérer, c’est un changement de culture.

* Responsable de la chaire « Terr’ESS » et auteur de L’Économie sociale et solidaire, collection « Repères », La Découverte, 2023.
1. https://impact-tank.org/groupes-de-travail/engagement-des-entreprises-dans-les-territoires/.
2. Voir par exemple les indicateurs Valor’ess, https://www.valoress-udes.fr/mesurer-votre-impact-social-les-indicateurs (NDLR).
3. Cf. https://impact-tank.org/groupes-de-travail/engagement-des-entreprises-dans-les-territoires/,  pages 165 à 192.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.