Entretiens

Entreprises et territoires

Le temps de la RSE territoriale

17/12/2024

Par la coopération, la mutualisation, l’optimisation, tous les domaines de la vie collective – sociaux, économiques, éducationnels, culturels, sanitaires… – sont associables à une entreprise à l’échelon territorial. Pour une approche holistique de la performance et de la responsabilité. Entretien avec Vincent Pacini, professeur associé au Cnam et cofondateur de l’Association pour le développement des territoires régénératifs*.

La notion de « territoire » a pris depuis une dizaine d’années une place grandissante dans le débat public. La France est-elle « malade de ses territoires » ?

Vincent Pacini : C’est tout le contraire. Si les solutions aux échelons mondial, national ou régional existent face aux crises à répétition, leurs effets sont faibles et quelquefois contre-productifs lorsqu’on s’intéresse à l’échelon des territoires. Baisser le prix de l’énergie de quelques centimes d’euros au niveau européen est bien moins efficace pour agir sur la facture énergétique des entreprises que les démarches collectives de mutualisation des usages ou de valorisation des énergies renouvelables par des boucles locales d’autoconsommation.

C’est en cela que les territoires offrent de réelles opportunités aux entreprises, face aux défis environnementaux, économiques et sociétaux, parce qu’elles peuvent y construire des réponses systémiques plus opérantes à court et moyen termes : mutualisation des usages (coopération entre entreprises pour optimiser les ressources et réduire les coûts) ; boucles locales d’autoconsommation (valorisation des énergies renouvelables produites localement, réduisant la dépendance aux énergies externes) ; réduction de l’empreinte carbone et écologique (actions ciblées et adaptées pour atteindre les objectifs environnementaux) ; gestion des risques d’approvisionnement dans un contexte géopolitique instable (solutions résilientes et localisées) ; réponse aux attentes sociétales (confiance et adhésion).

Faut-il parler de RTE plutôt que de RSE ? Qu’est-ce qui tendrait à « territorialiser » la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ?

V. P. : Je parlerai de RSE territoriale, que l’on peut appréhender selon deux axes : l’ancrage local et l’engagement responsable territorial. L’ancrage local est l’ensemble des interfaces entre l’entreprise et son écosystème local : implication dans le tissu économique, utilisation des ressources locales, interactions avec l’enseignement, les structures culturelles et sociales, relations avec les pouvoirs publics. Autant l’ancrage peut être considéré comme une image à l’instant T de l’entreprise dans son écosystème local, autant l’engagement territorial est l’expression de la dynamique des liens entre l’entreprise et son territoire, pour en valoriser aux mieux les ressources, dans une démarche de création de valeur à l’image de l’Ebitda d’un compte d’exploitation.

En combinant ancrage local et engagement territorial sur des enjeux concrets, la RSE territoriale permet de développer une action à effets positifs, dès lors que sont revendiqués de nouveaux modèles de coopération dans de nouveaux écosystèmes de ressources. L’efficacité et la robustesse de ces écosystèmes de ressources sont directement liées au modèle de coopération. Ils ne fonctionnent pas dans des systèmes fermés et verticaux, suivant l’habituelle logique des parties prenantes. Ils requièrent des systèmes plus ouverts et plus horizontaux, pour associer différentes ressources à la bonne échelle.

Le coût des dépendances cachées

La responsabilité sociale des entreprises est-elle en train de s’élargir, de la réduction des externalités négatives à un engagement social multidimensionnel décliné localement ?

V. P. : La crise sanitaire a révélé le coût des dépendances cachées. Elle a mis en évidence les risques du scénario de la mondialisation comme solution. Par ailleurs, les clients mais aussi les employés des entreprises sont de plus en plus ouverts à une économie responsable qui réduit ses retombées négatives sur l’environnement et la sphère sociale, voire génère des effets positifs. Selon le réassureur Swiss Re Institute¹, plus de la moitié du PIB mondial dépend aujourd’hui de la bonne santé de la biodiversité et de la performance des écosystèmes.

Les chefs d’entreprise sont conscients des défis climatiques, écologiques et sociaux, dont les conséquences se combinent dans le quotidien des entreprises, fragilisent leur modèle de développement et leur pérennité. Un environnement dégradé, un territoire qui n’est plus habitable, dévalorise l’outil de travail et de production. Avec la RSE territoriale les entreprises ne font que prendre en charge leur part de responsabilité pour préserver, restaurer, revitaliser ou régénérer les écosystèmes vivants, les individus, les communautés ou les systèmes socio-économiques avec lesquels elles interagissent.

Le déploiement de la RSE territoriale engage-t-il une réorganisation des flux logistiques ?

V. P. : C’est une question difficile, mais il ne faut pas opposer les modèles. La question des flux logistiques est très liée à une économie verticale et mondialisée. Elle fait référence à un modèle économique où les processus de production, de distribution et de vente sont intégrés à l’échelle mondiale, en compétition et organisés verticalement le long de la chaîne de valeur. Il est temps de développer à côté de cette économie verticale, une économie plus horizontale, un modèle basé sur des principes d’égalité, de collaboration et de décentralisation, en opposition avec les structures hiérarchiques et centralisées de l’économie traditionnelle (ou « verticale »). Ce concept s’applique à la production, à la distribution et à la consommation des biens et des services, en mettant l’accent sur la coopération entre les acteurs plutôt que sur la compétition ou la subordination.

Sortir de la compétition des territoires et réduire le poids des dépenses publiques

Avec des infrastructures adaptées, dans le domaine de la distribution notamment, nous pourrions réorganiser les flux logistiques de marchandises. Aujourd’hui, chaque enseigne a sa propre organisation, demain on peut espérer mutualiser les centres logistiques, réorganiser les flux et éviter les transports de marchandises à vide, réduire ainsi les coûts et les retombées environnementales négatives. C’est un autre modèle, mieux distribué et relié qui s’appuie sur des « communs », où l’on cherche à répondre à des intérêts croisés de proximité entre producteurs, industriels, consommateurs. C’est un modèle qui n’oppose pas sobriété et développement, et qui cherche à mieux articuler verticalité et horizontalité.

Mais qu’est-ce qu’un « territoire » : un bassin d’emploi, un biotope, une zone de chalandise, une subdivision administrative ?

V. P. : Tout cela à la fois. Un « espace approprié, avec sentiment ou conscience de son appropriation », nous dit Roger Brunet². Un espace privilégié, quelque chose que l’on intègre comme partie de soi et que l’on est donc prêt à défendre. Le territoire implique toujours une appropriation de l’espace : il est bien autre chose que l’espace géo-administratif. Il est un bassin de vie où se fabrique un sentiment d’appropriation de l’espace et où s’ancre l’action, se nouent des relations de proximité, d’expérimentation, de mobilisation des ressources, d’agrégation des solutions pour l’alimentation, l’énergie, la santé...

En fait, le territoire est un ensemble de stocks (de terres, de végétaux, d’insfrastructures...) traversé par des flux (d’eau, d’énergie, d’espèces animales, humaines...). C’est un écosystème en lien avec d’autres écosystèmes, ce qui rend son étude complexe. Cette combinaison entre stocks et flux est source de développement. Elle peut également éviter à un territoire d’entrer en compétition frontale avec les territoires voisins. Elle contribue à  reconsidérer la question des solidarités entre les espaces, à mutualiser les ressources à de nouvelles échelles, et au final à réduire les dépenses publiques. Ce qui dans la période actuelle peut être un sérieux motif de changement.

Repenser la question logistique avec une organisation plus horizontale serait une façon nouvelle de faire du business, avec plus de valeur ajoutée pour tous et moins de retombées négatives pour les ressources des territoires.

Flux d’énergie ou de marchandises

Des exemples de mutualisation territoriale multi-secteur ?

V. P : Kalundborg, une ville danoise, a développé un écosystème industriel où plusieurs entreprises et acteurs publics collaborent pour partager des ressources, réduire les déchets et créer des synergies économiques, écologiques et sociales. Les eaux usées d’une entreprise sont traitées et réutilisées par une autre. La chaleur résiduelle produite par une centrale électrique est utilisée pour chauffer les habitations et les bâtiments publics de la ville. Les sous-produits de certaines industries (comme le gypse ou la biomasse) sont utilisés comme intrants dans d’autres secteurs (par exemple pour la construction ou l’agriculture). Les industries lourdes (raffinerie, centrale électrique au charbon) collaborent avec des secteurs différents tels que l’agriculture (utilisation des nutriments), la production pharmaceutique et les services publics. Les collectivités locales contribuent à organiser la distribution de ressources comme l’eau ou l’énergie. Les résultats connus sont une réduction des coûts grâce à l’optimisation des flux de matières et d’énergie, une réduction significative des émissions de CO₂, du gaspillage d’eau et des déchets, la création d’emplois locaux et le renforcement de la coopération entre les entreprises et les collectivités.

Sur le territoire de Dunkerque, les industries locales (comme ArcelorMittal ou Total) partagent des flux d’énergie (chaleur, vapeur) et des matières secondaires. Le réseau de chaleur urbain utilise la chaleur résiduelle de ces industries pour chauffer les logements et les bâtiments publics. Elles collaborent avec des acteurs agricoles pour valoriser des sous-produits industriels (comme des cendres pour amender les sols).

Le parc industriel Éco-Normandie à Saint-Jean-de-Folleville, près du Havre, regroupe des industries, des PME et des acteurs publics pour mutualiser la gestion des déchets industriels, le traitement des eaux et les infrastructures logistiques (transport partagé).

Je pourrais ajouter l’expérience de Grand Paris Seine-et-Oise sur le transfert de la route vers le fluvial...

Écotone est un autre exemple de mutualisation territoriale. Cette entreprise agroalimentaire est spécialisée dans les produits biologiques, végétariens et issus du commerce équitable. Écotone s’engage à promouvoir cette alimentation bénéfique pour l’homme et la biodiversité, en développant des filières appliquant des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Sa démarche implique une collaboration avec divers acteurs territoriaux pour restaurer et protéger les écosystèmes. Elle incarne une forme de mutualisation territoriale, en travaillant en étroite collaboration avec des agriculteurs et producteurs locaux pour s’approvisionner en matières premières biologiques et équitables. Cette approche soutient l’économie locale et garantit une traçabilité des produits. En réunissant diverses marques, Bjorg, Bonneterre, Alter Eco et Clipper, Écotone crée une synergie autour de la mission de « nourrir la biodiversité ». Cette mutualisation des efforts amplifie les effets positifs sur l’environnement et la société. Et à travers sa fondation, Écotone soutient des projets de restauration et de conservation des écosystèmes, impliquant des partenariats avec des organisations locales et des communautés. Cette approche collaborative renforce la résilience et la durabilité des territoires concernés.

Comment faire progresser la maturité des entreprises en matière de RSE territoriale ?

V. P. : Comme je l’ai dit les chefs d’entreprise sont conscients des défis climatiques et écologiques, mais peu le sont que les solutions s’offrent à l’échelon territorial. Il reste aux entreprises à se fabriquer une culture de cette réalité. C’est entre autres pour cette raison que je me suis intéressé, avec l’Association pour le développement des territoires régénératifs (ADTR) à l’expérimentation d’un modèle de distribution d’un nouveau genre, qui articule verticalité et horizontalité, et mutualise les offres à l’échelon territorial autour d’une plateforme agissant comme tiers de confiance.

L’intérêt du marché et des consommateurs

Les coopérations horizontales que semble appeler la RTE ont-elles besoin d’être sécurisées au regard du droit ?

V. P. : Je ne suis pas forcément la bonne personne pour répondre, mais disons que les coopérations horizontales associées à la RTE peuvent être conformes au droit de la concurrence si elles respectent certaines conditions : la proportionnalité, la transparence et l’objectif d’intérêt général. Pour les sécuriser, il est essentiel d’effectuer une analyse juridique approfondie et de garantir que ces coopérations profitent réellement au marché et aux consommateurs. On ne pourra pas le faire de manière uniquement théorique, il faudra expérimenter autour d’un cas d’école. À ce stade, il ne faut pas opposer coopérations verticales et coopérations horizontales, mais chercher, en développant les coopérations horizontales, à mieux les articuler avec les coopérations verticales.

Au total, l’intérêt pour une entreprise de la RSE territoriale est-il économique autant qu’écologique et social ?

V. P. : En posant la question ainsi on pense avec les lunettes du « développement durable » : on a essayé de faire « rentrer » la question écologique et la question sociale dans un modèle économique qui n’a pas été pensé pour associer les trois dimensions. Au final nous perdons beaucoup d’énergie à défendre des intérêts divergents. Les défis à venir demandent une approche plus holistique : synergie écologique-économique (une meilleure gestion des ressources réduit les coûts tout en limitant l’impact environnemental, avec le passage à une énergie renouvelable, la réduction des déchets) ; synergie économique-sociale (offrir des conditions de travail respectueuses améliore la productivité et l’engagement des employés, ce qui bénéficie directement à l’entreprise) ; synergie écologique-sociale (contribuer à un environnement sain favorise la santé publique, renforçant la qualité de vie des communautés locales et la stabilité sociale, facteurs essentiels pour une entreprise).

Tout cela peut sembler bien généreux dans un monde ultra-compétitif qui cherche à mettre ces questions sous le tapis. Mais ce qui arrive nous rappelle que l’économie est une affaire de liens entre ressources vivantes et non vivantes. Encore une fois, si notre modèle économique détruit les ressources de la planète (75 % des écosystèmes vivants sont dégradés ou en voie de dégradation selon l’IPBES)³, nous allons collectivement le regretter. Plutôt que de dépenser notre énergie à défendre un modèle qui ne tient plus, mobilisons-nous pour en construire un plus efficient écologiquement, économiquement, socialement.

* https://innovation.cnam.fr/liste-des-enseignants-/vincent-pacini-899105.kjsp.
1. https://www.swissre.com/institute.         
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Brunet.          
3. Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services.           

Propos recueillis par François Ehrard

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