La crise, des enjeux pour les marques
22/10/2020
Une chose est certaine, dans le match des valeurs opposant ceux qui rêvent du monde d’après et le nombre tout aussi important de ceux qui veulent revenir au monde d’avant : la transition écologique ne gagnera que si elle est aussi capable d’apporter des réponses à la crise économique qui s’annonce.
Faire de la transition écologique une réponse à la crise économique
Si l’on n’arrive pas à montrer que les solutions environnementales et la quête d’un impact positif sont aussi des solutions pour sauver les entreprises et les emplois, cela sera encore l’un contre l’autre. Ou l’un sans l’autre. Comme on l’a beaucoup entendu dire, la nature allait vraiment mieux durant le confinement mondial, mais ce n’est que parce que l’économie était à l’arrêt. Cette situation a certes eu des vertus pédagogiques, en faisant apparaître clairement aux yeux de tous l’impact de l’activité humaine sur l’environnement, ce que les scientifiques nous disent depuis longtemps. Mais l’enjeu au fond n’est pas de choisir entre l’économie et l’environnement : c’est de relancer l’économie tout en faisant en sorte que la nature aille mieux – comme nous y invite l’économiste Kate Raworth avec sa théorie du doughnut (beignet) qui a été notamment adoptée par la Ville d’Amsterdam pour son plan de sortie de crise, et propose de répondre aux besoins du plus grand nombre (le « plancher » social) en restant dans les limites de la planète (le « plafond » environnemental"). Autant dire que l’heure des « marques positives »[1], engagées dans l’une et l’autre dimensions, est venue.
Des marques qui s’engagent sans tout attendre de l’État
Car il n’y aura pas en la matière que des exigences « descendantes » et étatiques.
Ce que les entreprises et les marques décideront de faire proactivement, leur vision et leur contribution à la relance, tout comme ce qu’elles ont déjà manifesté en réaction à la crise sanitaire, construit sans doute tout aussi sûrement le monde d’après. D’une certaine façon, l’année que nous traversons agit comme un révélateur de la posture des entreprises, des marques et de leurs dirigeants : assez vite, au fond, on a vu celles qui restaient ancrées dans le monde d’hier et celles qui étaient déjà dans le monde de demain, celles qui se précipitaient pour négocier des rabais auprès de leurs fournisseurs et celles qui s’engageaient à les payer comptant. La crise est avant tout un défi de leadership pour les dirigeants, sommés de se montrer à la hauteur de la situation et des enjeux.
Le fait qu’il n’y ait pas vraiment de bénéfices à espérer à court terme, avec dans certains cas des dividendes suspendus, pourrait être aussi une opportunité unique de développer, sans pression des actionnaires, leur vision d’une prospérité à plus long terme – et de réinventer les offres, les activités, voire le modèle économique, y compris pour des marques dont l’activité et le modèle économique reposent sur les énergies fossiles… Après tout, ce que l’on pensait impossible n’a jamais été aussi possible que dans cette crise sans précédent – et les exemples d’entreprises qui ont révolutionné leurs activités montrent la voie, de Wells Fargo passée des diligences aux activités bancaires, d’IBM passée des ordinateurs aux services, ou encore de Netflix passée de la location de DVD par correspondance au streaming.
Ces changements de modèles économiques pourraient aussi se produire vers la transition écologique, d’autant plus qu’en ce moment la crise amène les entreprises, en ligne avec les réflexions antérieures sur leur raison d’être, à voir plus loin que la seule valeur économique de leurs activités pour en repenser la valeur sociétale et l’impact, concret et local…
Initiatives de crise pérennisées ?
Certaines décisions et mesures radicales ont été prises dans l’urgence par les marques ou les collectivités – sur le télétravail généralisé, les fruits et légumes 100 % français en distribution, le soutien au commerce local, les paniers alimentaires à prix coûtant pour les familles en difficulté, la multiplication des pistes cyclables ou encore la réorientation de l’outil industriel local pour produire ce qui manque.
Mais ces mesures ne pourraient-elles pas être généralisées demain, par certains au moins[2] ? Là aussi, ce sera une affaire de leadership. Mais clairement, certaines qualités que nous avons développées pendant les premiers mois de cette crise pourraient nous permettre de faire mieux face à d’autres aléas, climatiques notamment, demain.
C’est le cas de la solidarité (dont le GIEC nous répète qu’elle rendra les sociétés plus résilientes à la crise du climat), d’un certain sens du bien commun, de la résilience locale, de la mobilité douce… Par ailleurs, certaines pratiques qui n’en finissaient pas de ne pas émerger dans le monde d’avant, comme l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, l’extension du télétravail ou encore la redynamisation des économies locales, pourraient s’avérer décisives pour la relance, qui est notre prochain défi, immense. La première car la réduction du gender gap accroît notoirement les résultats des entreprises. La seconde car les économies réalisées sur la location de bureaux pourraient utilement contribuer à l’austérité nécessaire. Et la troisième pour faire face tout à la fois aux tensions sur les approvisionnements et les débouchés, tout en relançant l’emploi.
Comme le disait le naturaliste américain Conway MacMillan : « Avons-nous besoin de sauver cette espèce de condor ? Pas forcément… sauf que pour sauver le condor nous aurons besoin de développer les qualités qui nous permettront de nous sauver nous-mêmes. »
Mission, interdépendance, innovation et impact
Mais alors, quelles sont ces qualités que la crise a révélées chez les marques ? D’abord, sans doute, le sens de leur mission et de leur utilité sociétale. Alors que l’urgence sanitaire a questionné le caractère « essentiel à la société » de certaines activités, puis effacé la frontière entre intérêt général et intérêts privés (on a vu combien, parfois, des questions de santé publique dépendaient de choix industriels), la nécessité de poser des actes, au-delà des mots de la raison d’être et des déclarations d’intention, n’a jamais été aussi manifeste. On retiendra notamment la façon dont la Maif, plus que jamais assureur militant, s’est rapidement engagée, dès le début du confinement, à reverser à ses sociétaires les 100 millions d’euros économisés sur la baisse de la sinistralité automobile – un geste plus qu’efficace pour concrétiser toutes ses déclarations sur sa raison d’être, son statut de société à mission, etc.
Ensuite, la période du confinement nous a montré, de manière évidente, que lorsque l’économie et les activités industrielles s’arrêtent en raison d’une maladie qui frappe l’humanité, la nature de son côté recouvre la santé. Quelle plus frappante prise de conscience des impacts des activités humaines sur les biens communs que sont l’air, l’eau, l’environnement ?
À l’heure où il nous faut relancer l’économie tout en faisant en sorte que la nature aille mieux, il est manifeste que la crise aura accéléré un basculement des consciences : cette interdépendance au vivant et à ses écosystèmes, comme cette idée qu’il n’est plus possible qu’une seule espèce s’approprie dix millions d’autres pour en faire « des ressources à portée de main »[3], restent certes à être incarnées dans les modèles économiques et les pratiques – mais par chance des exemples existent et des entreprises comme Patagonia ou Veja n’ont pas fini de montrer la voie sur le sujet… Comment devenir le Patagonia de leur secteur, c’est bien la question qui se pose désormais aux marques.
Autre point majeur : la crise a montré que ce que l’on croyait impossible ne l’est pas. Comme dit le proverbe, « celui qui veut réussir trouve un moyen, celui qui ne veut rien faire trouve une excuse ». Mais face à l’urgence, les excuses sont déplacées et l’innovation se trouve libérée : Nike a ainsi réussi la prouesse de transformer les matériaux et pièces de son modèle Air en visières de protection pour les soignants en deux semaines seulement, au lieu de dix-huit mois en moyenne pour passer du concept à la production d’une innovation, même simple, en temps normal.
De même, le collectif français Makers for Life (né de l’initiative d’entrepreneurs nantais, de makers, de chercheurs, de professionnels de santé et d’ingénieurs) a mis au point et produit en seulement un mois un respirateur artificiel à bas coût (1000 euros au lieu de 10 000) grâce à des alliances contre-nature et open source avec le CEA, Renault, Seb, l’université de Nantes, le CHU de Nantes et des collectivités. Enfin, Decathlon s’est aussi distingué en prenant la décision de retirer son masque Easybreath de la vente pour en mettre les stocks à disposition des malades mais aussi des soignants, après qu’il avait été détourné de son usage par une start-up italienne et transformé en respirateur d’urgence pour les hôpitaux. Plus globalement, la façon dont on a pris des mesures radicales et contraignantes, au nom du bien commun, pour sauver les plus fragiles d’entre nous que sont les personnes âgées, ou encore celle dont on a quasiment généralisé le télétravail ou le vélo en ville, sans heurts, sont aussi riches d’enseignements à cet égard.
Des défis et des opportunités gigantesques
Une leçon clé de cette crise restera aussi, pour chacun, le besoin de choses visibles et tangibles localement – du fait peut-être du recentrage forcé sur ma rue, mon quartier, mes épiceries, mes producteurs alentours, mes bars ou restaurants menacés de fermeture. Cette émergence d’un circuit court de l’impact, mesurable et opposable, est majeure. Au point que la relance par l’écologie gagnerait surtout à être une relance par le local : de la rénovation énergétique à la production d’énergie renouvelable (qui se passe près de chez moi, avec des emplois non délocalisables), en passant par la résilience alimentaire et l’économie circulaire, nombreuses sont les solutions écologiques qui s’offrent aux marques, en créant plus d’emplois, plus d’activités économiques, mais aussi plus de lien social, plus de sens, et évidemment moins d’émissions de CO2. Même les marques globales comme Nike affirment désormais que leur impact doit être apprécié et visible localement, là où vivent leurs clients, ce qui l’amène à designer et financer intégralement le système de vélos publics BikeTown dans sa ville natale de Portland ou à transformer une friche urbaine en un terrain de basket, devenu le plus beau mais aussi le plus populaire de Paris (le playground Duperré, dans le 9e arrondissement[4]).
Pour conclure, les défis et les opportunités qui se posent aux marques dans cette période inédite sont gigantesques. Mais on aurait tort, comme souvent, d’opposer une logique simpliste et binaire à la complexité que nous offre le réel. Ainsi, tout en privilégiant le langage d’actes et les preuves de l’engagement, les marques ne peuvent pas renoncer à façonner, avec toute la part d’influence que leur donnent leurs moyens marketing, un récit collectif racontant la façon dont elles voient le monde et veulent contribuer à le transformer. Les marques sont des points de repère décisifs, elles construisent les nouveaux imaginaires de la réussite sociale et proposent (par leurs produits, mais aussi par leur publicité et leur marketing) des façons de vivre à l’usage du plus grand nombre, qu’elles ont les moyens de faire passer du luxe à une forme de normalité, d’évidence. Or la transformation du futur passe aussi par la transformation des imaginaires du futur, comme la capacité à imaginer des scénarios alternatifs du futur précède (et active) la capacité à les réaliser. Comme les médias, ou les artistes, les marques ont ici un rôle clé à jouer. C’est en quoi la raison d’être est aussi une raison d’agir, et en quoi les raisons d’agir ont besoin d’une raison d’être. Comme l’écrivit Aristote, « là où vos talents et les besoins du monde se rencontrent, là est votre vocation ». C’est aussi, et tellement, vrai pour les marques.
[1] Les Marques positives, mission, innovation, impact : leurs leviers pour changer le monde (en bien), Élisabeth Laville, Pearson, 2019.
[2] Ainsi le groupe PSA a annoncé son intention de généraliser le télétravail pour 80 000 de ses salariés ne travaillant pas dans ses usines, qui ne devront plus venir au bureau qu’un à un jour et demi par semaine.
[3] Voir Manières d’être vivant de Baptiste Morizot, Actes Sud.
[4] Voir l’étude Utopies Brand Urbanism, publiée avec le soutien de JCDecaux en 2019.
Élisabeth Laville