Décarbonation
Vers la grande conso bas carbone
29/09/2023
En décembre 2015, en adoptant l’Accord de Paris lors de la 21e COP, 195 nations se sont engagées à limiter l’augmentation de la température mondiale au-dessous de 2 °C, et à poursuivre leurs efforts pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.
La France, pour sa part, s’est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2050, en réduisant ses émissions de GES de moitié en 2030 par rapport à 1990. Alors que la baisse a été de 20 % entre 1990 et 2019, la tendance doit s’accélérer au rythme de 40 % en onze ans. Un défi.
En juillet dernier, lors de l’annonce de la stratégie de planification écologique pour atteindre la neutralité carbone, la Première ministre Élisabeth Borne a précisé que plus de la moitié des mesures sont « à la main des entreprises », un quart dépendant des collectivités territoriales et un quart des ménages. Tous les secteurs sont concernés, à commencer par les plus gros contributeurs : les transports, l’agriculture, l’industrie, les bâtiments et l’énergie.
Acteur incontournable, SBTI (Science-based Targets Initiative [1]) valide scientifiquement depuis 2015 les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) adoptés par les entreprises. Mais seules 2 700 ont fait valider leurs objectifs, et les pays européens sont surreprésentés, notamment la France. Sur le plan sectoriel, l’industrie et la consommation constituent près de 40 % des validés.
85 % des grandes marques certifiées SBTI
Le secteur des industries de grande consommation émet des GES principalement par sa consommation d’énergie (usines, sites logistiques, transports), son approvisionnement en matières premières (agricoles, emballages…), et par l’usage des produits.
Les fabricants de grandes marques de produits alimentaires (épicerie, boissons, produits frais…) ou non alimentaires (hygiène, beauté, entretien…) ont un bon niveau d’engagement en faveur de la décarbonation. Selon une enquête [2] menée parmi les industriels de l’Ilec (périmètre monde), huit entreprises sur dix ont établi une trajectoire de réduction de leurs émissions carbone, dont 85 % sont certifiées SBTi (1,5°C ou moins de 2°C). Elles se sont fixé un objectif dans les scopes 1 et 2, et 70 % s’en sont donné un dans le scope 3. Quant aux retardataires, elles sont en phase de construction de leur plan de décarbonation.
Par ailleurs, selon une étude menée en décembre 2022 avec Axylia [3], sur le calcul d’un « score carbone financier » exprimant la capacité des entreprises à payer les externalités négatives de leurs émissions, 72 % des entreprises de l’Ilec ont un score positif (sur leur périmètre monde), c’est-à-dire qu’elles sont capables de payer une « facture carbone » (émissions x prix tonne CO2 à 113 €) [4]. Si l’on compare ces entreprises à celles du CAC 40, elles ont globalement un meilleur score carbone (C vs E), et une meilleure trajectoire en 2025 (B vs E). Enfin, parmi les entreprises de PGC, ce sont plutôt les grandes (ayant une plus forte capitalisation boursière) qui ont les meilleurs scores carbone.
L’enjeu du scope 3
Pour atteindre leurs objectifs, ces industriels sont actifs dans les différents scopes (1, 2 et 3). Mais l’enjeu porte essentiellement sur le scope 3, qui représente en moyenne 93 % de leurs émissions totales, et même au-delà pour certains d’entre eux.
Dans le périmètre de leurs émissions directes (scope 1 et 2), les industriels ont réduit leur consommation d’énergie par l’optimisation des procédés de production, la mise en place d’outils de mesure, de contrôle dans les bâtiments administratifs et commerciaux, ou par le financement de nouvelles installations durables (unités de production de froid, procédés de fabrication moins énergivores…). La récupération de chaleur fatale et le remplacement des énergies fossiles par des renouvelables constituent aussi des moyens efficaces de décarboner : utilisation de biogaz, de matières organiques renouvelables (plantes, granulés de bois, fibres d’agave restant de la production…) comme combustible dans des chaudières biomasse… Ils investissent dans l’installation de panneaux photovoltaïques, dans des contrats d’énergies renouvelables (hydroélectrique, éolienne et solaire), ou encore dans l’achat de crédits carbone certifiés. Enfin la méthanisation des eaux usées pour générer du biogaz, qui permet en plus de traiter l’eau, est un autre moyen de générer une énergie non fossile. Les industriels déplorent cependant un manque de réseaux de distribution d’énergies nouvelles, d’autant que les investissements pour des installations moins énergivores sur leurs propres sites sont très couteux.
Pour les émissions indirectes (scope 3), les axes d’action sont multiples. Dans le transport aval (usine-magasins), l’utilisation de camions électriques ou biogaz, mais aussi le mode ferroviaire, le ferroutage ou encore le fluvial, réduisent les émissions de carbone. Ces solutions ainsi que les voies maritimes sont aussi intéressantes pour le transport amont des produits, notamment ceux qui contiennent des ingrédients provenant du monde entier (chocolat, café…). Certaines entreprises revoient leur organisation afin de régionaliser leurs plateformes logistiques et réduire les distances de transport. Nombre d’entre elles se sont engagées dans le programme Fret 21 [5] de l’Ademe, qui vise à réduire les émissions de carbone liées au transport (optimisation logistique amont et aval par la réduction des kilomètres parcourus, transport multimodal, optimisation du remplissage des camions, utilisation de carburants et de véhicules à faible émission…).
Des produits bas carbone
Les industriels agissent aussi au niveau des produits. Ils en revoient la composition par la substitution d’ingrédients bas carbone, par des processus de fabrication moins énergivores, par le développement d’offres végétales, ou encore par un approvisionnement en matières premières locales (filières en régions).
Pour les produits alimentaires, une collaboration étroite avec les agriculteurs et les éleveurs permet de mettre en place des modes de cultures bas carbone comme l’agriculture régénérative, les pratiques agroécologiques, l’agronomie de précision, le semis d’engrais verts qui protègent et enrichissent les sols, l’utilisation d’énergies renouvelables, ou encore la réduction des rejets de méthane en agissant sur l’alimentation des élevages. Ces pratiques non seulement réduisent l’empreinte carbone des ingrédients mais préservent la biodiversité, les sols et les ressources (en eau notamment). La certification de filières (RSPO pour l’huile de palme par exemple) permet d’éviter la déforestation et de préserver les puits de carbone.
Pour les produits non alimentaires, l’écoconception est clé. Elle passe par le développement de produits limitant la consommation d’énergie (lessives efficaces dès 30°C, aspirateurs moins énergivores et composés de matériaux recyclés…), mais aussi d’eau (shampoings solides, après-shampoing sans rinçage…). Elle passe aussi par une composition des produits revue, afin d’atteindre 100 % d’ingrédients d’origine naturelle au lieu d’ingrédients de synthèse.
De plus en plus d’industriels intègrent dans le développement de nouveaux produits des critères d’émissions de carbone, ou mieux encore une analyse de cycle de vie (ACV), afin de réduire dès sa conception l’émission de carbone du produit final.
L’amélioration des emballages est un autre axe de décarbonation : réduction du poids des emballages (moins 25 % de plastique dans des flacons de gels douche), la substitution de matériaux (moins 80 % de plastique pour des plats cuisinés en barquettes de bois), l’intégration de matières recyclées dans tous types d’emballages (bouteilles en PET jusqu’à 100 % sans plastique fossile). L’émergence de nouveaux modèles comme le vrac, les recharges (moins 90 % de plastique dans certaines), le réemploi (bouteilles en verre dans le circuit cafés-hôtels-restaurants) permettent de réduire l’utilisation de ressources fossiles.
La sensibilisation des consommateurs à des pratiques générant moins d’émissions de carbone quant à l’usage des produits du quotidien est une autre voie : lavage à basse température, cuisson à l’huile végétale, programmes de récompense du geste de tri… La majorité des entreprises ont mis en œuvre une politique de mobilités douces pour leurs salariés (primes à ceux utilisant les transports en commun, incitation aux écogestes), et les ont formés aux enjeux du dérèglement climatique avec la « Fresque du climat ».
Des freins à lever
Cependant, certains obstacles ralentissent la trajectoire. La récupération des données d’émissions carbone des fournisseurs peut être difficile, en particulier pour les filières agricoles, qui ont besoin d’être aidées dans le calcul des émissions. Il existe encore trop peu de filières bas carbone. Les industries de PGC sont demandeuses d’un « pacte national » doté d’investissements publics pour accompagner la transition du monde agricole vers des cultures et des élevages moins carbonés.
Dans le transport et la logistique, la question de l’investissement est également un frein, d’autant qu’il implique une approche multi-acteur (transporteurs, chargeurs, sites de stockage). Des innovations dans les transports sont fortement espérées.
Dans la filière des fabricants d’emballages, le manque de matériaux d’emballages bas carbone (rPet par exemple) est un obstacle à la décarbonation. Des alternatives au plastique dotées de propriétés barrières suffisantes appellent des développements urgents. Le taux de collecte, et donc de recyclage, des emballages est encore trop faible en France (72 % pour l’ensemble des emballages ménagers, mais seulement 30 % pour le plastique). Un projet de loi permettant de développer la consigne pour recyclage et réemploi des emballages est en préparation.
La sensibilisation des consommateurs à une alimentation et à des pratiques bas carbone doit être menée par tous les acteurs publics et privés afin de lever les freins. L’offre végétale, par exemple, est encore boudée par les consommateurs.
Vont-ils accepter de payer plus cher un produit bas carbone (qui coûte plus cher à la production) ? L’affichage d’un indicateur environnemental – les travaux sont en cours à l’Ademe et au ministère de la Transition écologique – devrait inciter au choix de produits plus vertueux ; encore faut-il que le mode de calcul intègre une distinction fine entre les bons, les moins bons et les mauvais élèves, sous ce critère : une note simple et unique est toujours réductrice, mais la complexité défie la compréhension du consommateur…
Le coût et la faible compétitivité des solutions bas carbone, dans un contexte de crise du pouvoir d’achat et de pénurie de certaines matières premières, affectent la rentabilité de ces offres.
Voies collaboratives
Plusieurs chantiers de collaboration entre industriels et distributeurs sont à développer, car le bilan carbone de la distribution est étroitement lié à celui de ses fournisseurs industriels. Selon Carine Kraus, directrice exécutive de l’engagement de Carrefour, « 98 % des émissions du groupe Carrefour sont liées au scope 3 », avec une majorité d’émissions d’origine alimentaire (viandes, lait, céréales). Pour les industriels, le scope 3 représente à 55 à 99 % des émissions de carbone, avec un poids prédominant des matières premières (pour l’alimentaire), des emballages, du transport, et de l’usage des produits par les consommateurs. Les distributeurs doivent travailler avec les industriels, comme ceux-ci accompagnent font avec leurs fournisseurs en amont. Une collaboration étroite entre tous les maillons de la chaîne permettra de trouver et de financer les meilleures solutions.
En termes de transport des produits, le backhauling, qui consiste à utiliser les camions au lieu de les laisser circuler à vide lors de leur trajet retour (de livraison), permet de réduire le nombre de kilomètres parcourus. Mais il nécessite une collaboration étroite entre industriels et distributeurs, afin de coordonner les flux. L’utilisation du rail devrait être étendue, or seule la coopération permettrait de partager les contraintes (délais de livraison potentiellement plus longs), les opportunités (disponibilité en cas de pénurie de transport routier) et les surcoûts éventuels.
Pour les offres « bas carbone », comme les produits à base de protéines végétales (alternatives à la viande et aux produits laitiers), ceux présentés en vrac, dans des recharges ou dans des emballages réemployables consignés, le point de vente est un formidable média. Pour sensibiliser les consommateurs à la réduction de l’empreinte environnementale, industriels et distributeurs peuvent rendre ces offres plus attrayantes et plus visibles. De même, un moindre recours aux offres promotionnelles par lots, qui génèrent des suremballages issus des énergies fossiles, réduirait les émissions de carbone.
Durant l’été 2023, la chaîne de supermarchés allemande Penny a testé une hausse de prix temporaire sur plusieurs produits alimentaires, en incluant les « vrais coûts environnementaux » liés à leur production (effets sur le sol, le climat, l’eau et la santé), afin de sensibiliser les consommateurs. Pour certains aliments, les prix étaient presque multipliés par deux, mais pour un aliment végétalien, le surcoût n’était que de 14 centimes. L’enseigne souhaitait poser les bases d’une discussion plus large sur l’alimentation : « Nous espérons une impulsion pour qu’on considère ce coût d’une façon ou d’une autre, même s’il n’est pas question de répercuter les coûts réels sur le consommateur, pour des raisons de justice sociale. »
Dans tous les cas, la décarbonation s’inscrit dans une stratégie globale de réduction de l’empreinte environnementale, qui inclut d’autres facteurs comme la préservation des ressources (eau, sols, biodiversité…). Lors de la phase d’expérimentation de la méthode PEF [6], la Commission européenne a conclu que l’empreinte carbone ne représente qu’un tiers de l’impact environnemental global d’un produit. Par conséquent, se focaliser sur l’empreinte carbone seule est loin d’être suffisant. En outre, il faut mesurer les réductions non seulement en intensité (par kg de produits vendus), mais aussi en volume absolu, afin de prendre en compte la croissance de la production.
Face au dilemme entre réduction des émissions de carbone et croissance économique mesurée en termes financiers (qui ne tiennent généralement pas compte des externalités), certains appellent à repenser les indicateurs de performance des entreprises, en y incorporant des critères environnementaux et sociaux. L’objectif est d’une légitimité devenue incontestable : s’appuyer sur des indicateurs qui prennent en compte l’ensemble des dimensions du développement durable, et plus la seule croissance économique.