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Adieux au marketing
17/02/2021
Proche du chaos par ses conséquences, la crise s’illustre en mandarin par deux idéogrammes, l’un signifiant le danger, l’autre l’opportunité. Qu’en est-il pour les marques, et leur place dans la société demain ?
Dans Ecce Logo[1], Denis Gancel et Gilles Deleris, fondateurs de l’agence W, s’interrogeaient en 2011 sur les tensions contradictoires auxquelles les marques s’exposaient. Le sous-titre, « Anges et démons du XXIe siècle », résumait la problématique. Une décennie plus tard, la pandémie donne l’occasion aux deux auteurs de prolonger leur réflexion dans des Lettres d’adieux au marketing[2]. « Nous nous sommes retrouvés reclus dans nos appartements respectifs et l’idée d’échanger sur le mode épistolaire nous a semblé un bon format : pour ne pas laisser de place à la neurasthénie, pour penser à nos clients, en particulier à ceux qui s’engagent dans une voie de transformation. C’était aussi l’occasion d’inviter nos collaborateurs à prendre part au débat en disposant de plus des 280 signes imposés par Twitter…», se rappelle Denis Gancel.
Fin de règne
Dès les premières pages le couperet tombe : « Le marketing, né après la Seconde Guerre mondiale, ne semble plus opérant soixante-dix ans plus tard. Il n’est plus en phase avec les attentes nouvelles des citoyens et des consommateurs. » N’est-ce pas paradoxal de disqualifier le marketing, conçu pour être constamment en phase, après en avoir été longtemps d’ardents thuriféraires ? « De fait, jusqu’à la fin du XXe siècle, la consommation a été vécue comme une émancipation et un art de vivre que le marketing et la publicité ont parfaitement accompagnés, constate Gilles Deleris. En cela, cette science marchande a coïncidé avec les attentes, lorsqu’après des années de guerre et de privation il a fallu reconstruire et équiper des pays entiers, avec tous les bénéfices de cette société de consommation joyeuse et libérée. Le marketing a accompagné des décennies de croissance économique et de progrès. L’abondance, à laquelle nous avons tous consenti, s’est construite sur une logique du toujours plus. » Mais cette dynamique est aujourd’hui contestée pour des raisons environnementales, sociales et politiques : « Une frange grandissante de la population met en cause ce mode de vie et la notion de progrès qui lui est associée. Elle n’est pas encore majoritaire, mais les thèmes et les idées infusent dans toutes les catégories. Les attentes des consommateurs rejoignent de plus en plus celles des citoyens. »
Serions-nous tous aveuglés, impuissants, indifférents, et pour quelles raisons ? En 1940, Marc Bloch s’interrogeait sur les causes de « l’étrange défaite ». Et l’étrange cécité actuelle ? Le syndrome Kodak, l’inventeur des révolutions argentique puis numérique, qui cacha la seconde pour accumuler les rentes de la première « illustre la notion de rupture technologique que les acteurs d’hier ne peuvent pas assumer, explique Gilles Deleris : « Ces changements de paradigme appellent une transformation de nos modes de pensée et d’action et un changement générationnel. » Gilles Deleris conseille la lecture du Bug humain[3], dans lequel Sébastien Bohler, spécialiste des neurosciences, analyse le striatum, siège reptilien de notre rapport au temps court, à la satisfaction instantanée de nos besoins, de nos désirs et à l’instinct de reproduction : « Il agit en bouclier protecteur de la survie de l’espèce. D’où notre addiction à la dopamine, que les stimuli archaïques de la faim, du sexe et du pouvoir déclenchent. Les sollicitations du striatum persistent à déterminer nos comportements et nous poussent à nous suralimenter, à surconsommer des biens matériels, des voitures, du pétrole, des jeux-vidéos et des réseaux sociaux... » Conséquences : « Obésité, infobésité, addictions en tous genres satisfont inlassablement notre frénésie consommatrice. Ce qui assurait hier la pérennité de l’espèce et son émancipation scelle aujourd’hui notre destin et notre disparition à mesure que notre cerveau nous rejoue l’âge de pierre. »
Affaires et quête de sens
Le marketing serait-il devenu une maladie honteuse ? « Non, estime Gilles Deleris, c’est une gourmandise qui a tourné à l’addiction. Il s’est mis au service des entreprises et des marques, pour assouvir et exciter davantage nos désirs, mais ceci dans l’intérêt des actionnaires, des performances financières et du capitalisme le plus débridé, avec son cortège de conséquences et de dérèglements. » Et d’en appeler à un marketing « contributing », « science marchande du XXIe siècle ».
Science dure, science molle ? Le marketing, tranche Denis Gancel, est « assurément une science molle qui n’a cessé d’évoluer tout au long du XXe siècle et qui a parfaitement rempli son office : relancer la consommation quoi qu’il en coûte, animer le marché, quitte, s’il n’existait pas, à le créer. Le problème, c’est que le génie est sorti de la lampe en donnant naissance à une hyperconsommation… Aujourd’hui, nous pensons qu’il faut revoir le logiciel de cette science marchande. Et comme “mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde” (Albert Camus), nous proposons d’appeler “contributing” cette refondation, inspirée de l’économie de la contribution de Bernard Stiegler[4] ». Contribuer, c’est prendre en compte les performances extra-financières : l’environnement, les ressources humaines, la relation à l’écosystème de l’entreprise. Le marketing est mort, vive le marketing.
À quoi peut-il œuvrer pour rendre une entreprise durable ? Comment réconcilier la quête de sens et les affaires sans la réussite desquelles l’entreprise se saurait durer longtemps ? « C’est la question centrale, estime Denis Gancel. Les années 2000 ont été marquées par l’émergence du concept de RSE, qui a été vécu par les entreprises comme une norme de plus, imposée de l’extérieur. On a vu fleurir les rapports de développement durable, sans que les modèles économiques en soient affectés. Le mouvement actuel est d’une autre nature. Il part de l’intérieur de l’entreprise pour se projeter vers l’extérieur. Sens et business ne s’opposent plus. Il faut s’en réjouir. Comme si on découvrait que le responsable, le durable pouvait rimer avec rentable. »
Nouvel hédonisme
La pandémie nous aide à révéler ce qui est essentiel dans le marketing : « Les jeunes sont pour bon nombre d’entre eux en questionnement sur leur formation, observe Gilles Deleris. Des masters en marketing se débaptisent pour maximiser leurs chances d’attirer des candidats. Or c’est cette génération qui définira les consommateurs de demain. Il faut inventer avec eux les outils qui leurs seront utiles pour répondre à leurs aspirations de citoyens et de consommateurs. » Le marketing appelle des compétences plus en phase avec les attentes des nouvelles générations. « Nous sommes conduits à intégrer, dès la conception de nos réponses créatives, des compétences nouvelles, au fait des réglementations, mais aussi des nouveaux circuits et des solutions nouvelles. Il y a un espace pour inventer des langages, développer des contenus et les mettre au service d’idées nouvelles, respectueuses de la diversité, d’engagements responsables. Ce ne sont pas de nouveaux métiers, mais c’est une façon nouvelle de les exercer. »
Pour impulser une nouvelle façon de gouverner l’entreprise, la loi Pacte (2019) distingue trois niveaux de responsabilité : l’entreprise à intérêt élargi (obligatoire) ; la raison d’être (facultatif) ; l’entreprise à mission (facultatif). D’aucuns avancent que la raison d’être crée une rupture dans la perception et le rôle de l’entreprise. Celle-ci devrait-elle dorénavant réinventer le monde ? « Les deux articles définissant l’entreprise sont restés inchangés depuis 1802, analyse Denis Gancel. Nous avons traversé trois invasions, deux guerres mondiales, et de multiples crises sociales sans que cette définition évolue. Que s’est-il passé pour qu’en avril 2019, le législateur éprouve le besoin d’élargir l’objet de l’entreprise ? Sans doute un fait générateur puissant : le constat que les États, limités dans leur souveraineté, ne parviendraient pas seuls à sauver la vie sur Terre. Cette implication de l’entreprise dans l’intérêt général doit être encadrée. Entreprise citoyenne oui, mais nous ne pensons pas que l’entreprise doive s’attribuer un rôle politique. »
À trop vouloir considérer la défense du bien commun comme un impératif catégorique, on risque de montrer du doigt les entreprises qui n’en feraient pas une priorité. Pour Gilles Deleris, « le bien commun est une idée très vaste, il ne s’agit pas de le brandir comme un drapeau » : « Ce n’est pas la raison d’être des entreprises. L’enjeu, pour elles, est de prendre en considération une part de l’intérêt général, la part légitime, justifiée par la nature de leurs activités. Du reste, auront-elles le choix d’ignorer leurs impacts sociétaux ? Non. Elles seront guidées à la fois par la réglementation et par leur intérêt objectif. Et les consommateurs seront sans merci, on le voit avec une application comme Yuka, qui fait bouger le monde de l’agro-alimentaire. Ils seront aussi attentifs et sévères envers les marques qui négligeront les dimensions extra-financières. »
De l’hédonisme au risque du jansénisme, un grand écart s’annonce pour les marques qui en viendraient à ne privilégier que l’utile. « C’est leur grand défi, assure Denis Gancel, inventer un nouvel imaginaire qui ne soit pas moralisateur et triste. Il ne faudrait pas qu’arrive à la communication ce qui arrive au secteur de l’énergie, qui revient au XVIIIe siècle, au vent et à l’eau. Les nouveaux usages : le réemploi, la location, la réparation, méritent mieux et doivent nous pousser à une nouvelle créativité. C’est un champ d’exploration formidable pour les jeunes générations. »