Industrie
Grande conso et politiques industrielles : un secteur comme les autres ?
06/01/2020
Les industries de PGC vous paraissent-elles connues du grand public et reconnues comme des acteurs industriels en tant que tels, et dans quels termes ?
Jean-Hervé Lorenzi : Non, malheureusement, exceptés peut-être Danone ou L’Oréal, elles ne sont pas connues du grand public. Elles sont reconnus comme acteurs industriels en tant que tels, oui, mais quand on pense industrie, on pense Allemagne, Japon, rarement France…
Jean-Daniel Pick : Les grandes entreprises sont connues, mais malheureusement le problème est d’image, liée au foodbashing dont sont victimes les intervenants de la filière PGC. Les acteurs qui concourent à cette dépréciation et les médias qui leur font écho créent un grand dommage à l’ensemble de la filière, que ce soit les agriculteurs ou les industries de transformation. On est en Europe en général et en France en particulier dans la zone où la sécurité alimentaire est la plus grande. C’est une spécialité française que de vouer aux gémonies des activités qui représentent des atouts et dont on devrait être fiers. Nous sommes en France sur un îlot de sécurité sanitaire par rapport à d’autres pays, comme les États-Unis par exemple.
La France dispose d’entreprises à marques de forte notoriété, mais lui donnent-elles l’image d’une nation puissante dans l’univers des PGC ?
Jean-Daniel Pick : Oui, nous avons des champions mondiaux, mais ce qui est remarquable est qu’ils sont aussi les champions mondiaux de la croissance organique. Historiquement, la société de PGC dont la croissance organique a été la plus forte sur le plan mondial est le groupe Seb avec 9 % par an au cours des dernières années. C’est la caractéristique des grands groupes français de PGC et c’est le critère de performance le plus difficile à atteindre et à maintenir dans la durée.
Jean-Hervé Lorenzi : Oui, dans certains secteurs comme le luxe, par exemple avec LVMH, Chanel, Dior et l’automobile… Cette notoriété est, pour le luxe, fondée sur une tradition française, notoriété que n’ont pas ou peu les entreprises de PGC. Le groupe Seb est un remarquable succès, mais qui, au-delà des spécialistes de la finance, de l’économie, connaît le groupe et toutes ses marques ? Au mot notoriété, je préfère celui de fierté.
Opportune démondialisation
En France, un secteur d’activité de transformation a-t-il quelque chance d’être reconnu comme « industriel » s’il n’entre pas dans le cadre d’un « grand projet national » impulsé par l’État ?
Jean-Daniel Pick : Oui, car les industries de consommation de façon générale, et alimentaires en particulier, sont l’un des premiers secteurs en France en termes de PIB, d’emplois, d’exportation. L’État n’a pas besoin de se pencher sur ce secteur pour qu’il soit performant et source de création de valeur. Nous comptons des champions mondiaux comme L’Oréal dans la beauté, Danone dans les produits ultrafrais et les boissons sans alcool, Seb dans le petit électroménager, sans oublier bien sûr le luxe.
Jean-Hervé Lorenzi : Je souhaiterais souligner trois phénomènes qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre la situation. Le premier porte sur la difficulté de définir le mot « industrie » en 2020, dans la mesure où nous avons une tradition ancienne de l’associer à la transformation de la matière. On parle alors d’industrie manufacturière. Je considère comme industrie toute activité qui de près ou de loin permet à la matière d’être transformée, la dimension physique devant être conservée. Entrent dans cette définition le BTP, l’agro-alimentaire mais aussi toutes les activités dites de nouvelles technologies qui touchent même de loin à l’acte de transformation de la matière. Deuxième phénomène : la France a été victime d’une désindustrialisation brutale et massive quand on la compare avec l’industrie aussi bien allemande qu’italienne ou anglaise. La France a connu la régression la plus forte. Enfin, l’histoire est devant nous, car nous assistons, si ce n’est à une réindustrialisassions massive, du moins à une démondialisation de certaines activités industrielles, en raison d’une demande plus importante de proximité des clients finaux et donc de plus grande réactivité et flexibilité. Ce phénomène s’observe dans bon nombre de pays, comme aux États-Unis ou en France.
Un secteur d’activité de transformation n’a pas besoin d’entrer dans un cadre de grand projet national impulsé par l’État pour être reconnu comme industriel, dans la mesure où celui-ci a largement abandonné l’ambition d’intervenir dans l’industrie. Aujourd’hui, les grands projets en France concernent l’aménagement du territoire par les transports, par exemple le Grand Paris, ou la construction d’aéroports. L’engagement de l’État porte donc prioritairement sur les infrastructures et beaucoup moins sur les industries. Seul projet industriel franco-allemand : celui concernant les batteries ; mais il ne porte que sur 700 millions d’euros. Les grands projets industriels nationaux, énergie, télécommunications, remontent à une quarantaine d’années.
La politique des « territoires d’industrie » inaugurée en 2018 est-elle la première à être délibérément multisectorielle ?
Jean-Daniel Pick : Non, car l’ensemble du corpus législatif et réglementaire destiné à renforcer la compétitivité de nos entreprises est par construction, dans son cœur, multisectoriel. Citons le CICE en 2012, la loi travail en 2017, la loi Pacte en 2018, la baisse programmée de l’impôt sur les sociétés, le débat en cours sur la poursuite de la baisse des charges de production, autant d’initiatives multisectorielles.
Jean-Hervé Lorenzi : Oui, car lors de la réflexion engagée par les universitaires sur la politique industrielle de la France, l’exemple de la Californie qui a su mêler avec succès les activités de recherche avec les industrielles, la formation, la qualification des personnes, a marqué les esprits. Cet écosystème a donné une image très positive à industrie, image que nous avons perdue en France. La force des territoires d’industrie est d’être multisectorielle, on doit les considérer comme des grappes qui fédèrent les énergies et permettent aux entreprises, particulièrement les PME, de conquérir des marchés qui leur auraient échappé si elles étaient parties seules au combat. Ces grappes d’entreprises cassent les barrières, décloisonnent, réunissent les forces, regroupent des activités d’univers variés qui travaillent ensemble et ouvrent la voie à une réindustrialisation de l’économie française, par exemple à Grenoble et Toulouse.
Cette politique signifie-t-elle un désengagement des stratégies de « champions » qui ont longtemps guidé les politiques industrielles ?
Jean-Daniel Pick : Non, pas du tout, elles sont complémentaires. On s’aperçoit qu’à côté des champions mondiaux dont nous pouvons nous enorgueillir, il nous faut, comme en Allemagne, un Mittelstand, car les emplois locaux, dans les territoires excentrés, sont pérennisés par un solide tissu d’ETI. Nous avons un besoin impératif de revitalisation des bassins d’emplois. Les territoires d’industrie ciblent 130 territoires très locaux dans des lieux délaissés. Les efforts se portent au niveau des intercommunalités et sont très complémentaires des autres initiatives qui ont une portée soit nationale soit sectorielle.
Jean-Hervé Lorenzi : Cette question revient à la mode, comme l’attestent les déclarations de Margrethe Vesteger, qui dit ne pas croire aux champions européens, ce qui est une erreur. Valoriser les entreprises qui disposent d’une activité très puissante est un impératif qu’il faut conjuguer avec le développement des territoires d’industrie ou écosystèmes industriels. Il n’y a aucune contradiction entre les deux, au contraire, l’un stimule l’autre et réciproquement.
Des IAA victimes d’une méfiance des consommateurs
Sous l’aspect de la politique publique, de la « tutelle », quelle est l’ombrelle la plus légitime pour les IAA : l’Industrie (Bercy) ou l’Agriculture ?
Jean-Hervé Lorenzi : Dans la mesure où il n’y a plus de véritable ministère de l’Industrie et que ni Bercy, ni le Budget, ni le Trésor ne se préoccupent de l’industrie, les IAA relèvent du ministère de l’Agriculture, qui joue un rôle majeur. Rappelons que les IAA françaises, jadis les premières, se sont déclassées par rapport à l’Allemagne et aux Pays Bas. Elles sont victimes d’une méfiance des consommateurs, qui tournent le dos aux produits dits industriels et d’un oubli de l’agriculture, réduite à portion congrue. Il faut impérativement revaloriser les filières en mettant en valeur tous ses atouts inconnus. Il faut convaincre le ministère de l’Agriculture de s’appeler ministère de l’Agriculture et des Territoires.
Jean-Daniel Pick : C’est une fausse question, car à partir du moment où on discute des sujets importants de portée transversale, les ministères concernés sont impliqués. Il en est ainsi de la loi Égalim, qui a été tout autant élaborée et analysée par Bercy que par le ministère de l’Agriculture. La publication faite par le gouvernement sur le premier examen de cette loi, diffusé le 21 octobre dernier, mentionne aussi bien le ministère de l’ Économie et des Finances que celui de l’Agriculture et de l’Alimentation, qui ont présenté ensemble les résultats de l’analyse des premiers impacts de la loi. Peu importe la tutelle du moment que les sujets sont traités par les bonnes personnes.
Les « états généraux de l’industrie » (de 2009) ont-ils eu des suites tangibles dans les industries de produits de grande consommation (PGC) ? Qu’ont-ils apporté qui les renforcent ? Dans quelles filières industrielles ?
Jean-Hervé Lorenzi : Ces états généraux n’ont eu aucune suite tangible. Seule chose positive dans les politiques publiques : les taux de marge des entreprises dont celles de l’univers des produits de grande consommation qui étaient devenues très faibles ont été revalorisés grâce, en particulier au CICE. Pour autant, le tableau industriel n’est pas si sombre, car la France dispose de filières industrielles puissantes, des secteurs d’excellence dans le luxe, les IAA, la défense, les transports et la santé.
Jean-Daniel Pick : Je ferai la même réponse qu’à la question sur territoires d’industrie. Pourquoi des approches sectorielles quand les logiques de besoin de compétitivité ou de capacité à innover sont les mêmes sur plusieurs secteurs si ce n’est tous ? L’ensemble du corpus législatif et réglementaire que j’ai évoqué plus haut s’applique à tous les pans de l’industrie. S’intéresser à une industrie en particulier est un aveu d’échec.
Est ce que la prééminence du marketing, de la relation directe au grand public, du consumérisme associé, peut porter préjudice à l’image « industrielle » d’un secteur d’activité ? Cela serait-il le cas des PGC alors que ça ne l’est pas de l’automobile ?
Jean-Daniel Pick : Si l’on s’en tient à l’alimentaire, les grandes marques subissent le contrecoup du développement du bio, des circuits courts, des petites marques engagées en RSE et du foodbashing. Bon nombre d’entre elles entament un virage à marche forcée, comme Danone dont 30 % du chiffre d’affaires est actuellement fait sous le label B Corp, le label le plus exigeant en matière de société responsable de son environnement. Citons le groupe Bel qui, en rachetant Materne au nez et à la barbe de tous les grands champions anglo-saxons qui convoitaient cette société, se diversifie sur un marché porteur, sain, de snacking naturel. Nombre d’entreprises moins grandes sont elles aussi fortement engagées dans la transformation de leur modèle d’activité pour répondre aux préoccupations de naturalité, santé, bio. Le Nutri-Score est appelé à se développer fortement et va s’étendre en Europe.
Jean-Hervé Lorenzi : Oui, le consumérisme porte en lui le soupçon, particulièrement pour les produits alimentaires industriels, très attaqués sur le plan de leur composition, des ingrédients et des perturbateurs endocriniens. La lutte contre le gaspillage ouvre la voie à une croissance moins gaspilleuse. L’automobile mais aussi les IAA sont dans la ligne de mire.
Un demi-siècle de non qualification des emplois
Pour la première fois depuis 2000, l’industrie française a créé en 2018 plus d’emplois qu’elle n’en a détruits, et ouvert plus de sites qu’elle n’en a fermés. Elle recherche des talents : 50 000 emplois ne sont pas pourvus dans l’industrie et 200 000 supplémentaires pourraient être créés s’il était répondu aux besoins de compétences des industriels, qui refusent des commandes faute des compétences disponibles, mais aussi du fait d’un déficit d’appétence pour les métiers de l’industrie. Pensez-vous qu’il y a un déficit d’attractivité de l’industrie en général ou de certains secteurs ?
Jean-Hervé Lorenzi : Ce n’est pas tant un déficit d’appétence que de compétences. Il y a actuellement de l’ordre de 700 000 emplois non pourvus, les deux défis étant la qualification et le logement. Comment rendre les demandeurs d’emplois mobiles tant sur le plan de leur formation que sur celui, géographique, de leurs déplacements, quand telle offre est loin de leur résidence ? Nous subissons un demi-siècle de non qualification des emplois dans l’industrie.
Jean-Daniel Pick : C’est un problème général, on manque d’emplois tout autant dans les services que dans l’industrie à tous les étages, emplois qualifiés ou non. C’est un problème de déficit d’adéquation des compétences et de formation, mais aussi d’un système très protecteur pour le chômage qui permet à des individus d’y rester plus longtemps que nécessaire. Le problème est transversal à l’ensemble des secteurs.
Le 20 novembre 2017, lors de l’installation du Conseil national de l’industrie (CNI), le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé vouloir renforcer le rôle des filières industrielles, chacune identifiée par un comité stratégique de filière (CSF) : si l’alimentation, la mode et le luxe comptent au nombre des filières, nulle trace des cosmétiques, de l’électroménager, de l’hygiène…
Jean-Hervé Lorenzi : Oui pour créer des filières, mais va-t-on associer les grandes entreprises avec les PME pour « chasser en meute » comme le font très bien les Allemands ? Elles doivent bien sûr être développées dans tous les secteurs.
Jean-Daniel Pick : Nous n’avons pas besoin de l’État pour former des filières. Ainsi la beauté dispose d’un réseau de sous-traitants, groupes importants ou PME, très dense, reconnu, qui rayonne dans le monde entier et propose aussi bien des emballages que des formules et des produits clé en main à des grands groupes mondiaux de la beauté.
La « French Lab » vise à promouvoir l’industrie française, industrie du futur. Les industries de PGC participent-elles de l’excellence industrielle française et de sa créativité ?
Jean-Daniel Pick : Oui, car la French Lab se décline par filières, comme la filière Foodtech dans laquelle des grands groupes de PGC sont très impliqués, comme le groupe Seb, par exemple qui dispose d’un fonds d’investissement.
Jean-Hervé Lorenzi : La French Lab est très positive pour l’image de l’industrie française et donne une image totalement différente de la France, mais la “start up nation” chère à Emmanuel Macron n’est pas suffisante pour densifier le tissu industriel.
« Nous sommes en train de perdre notre qualité de nation productive, dans le secteur industriel comme dans le secteur agricole, a estimé le 14 octobre 2019 Bruno Le Maire, ministre de Économie : par défaut d’innovation, de positionnement, de compétences. Notre production, quand on regarde uniquement la production industrielle, ne repose que sur trois grandes filières, qui sont les vins et spiritueux, le luxe et l’aéronautique. On ne fait pas une grande production et une grande nation économique uniquement sur la base de trois filières. » Les cosmétiques, l’alimentation, les produits de grande consommation, sont-ils des produits de faible importance ?
Jean-Daniel Pick : Non, bien sûr ! Comme je l’ai dit. Le programme mondial de L’Oréal n’est-il pas “Beauty for all” qui s’investit d’une mission planétaire ? Bruno Le Maire est d’un grand soutien pour les initiatives qui améliorent la compétitivité des entreprises de PGC. Il a porté la loi Pacte et pousse sans ambiguïté la poursuite de la baisse des impôts sur les outils de production. Ses initiatives ont des portées transversales qui concernent tous les secteurs y compris les PGC. La nécessité de compétitivité est constamment réaffirmée par le ministre, car le solde commercial des produits agricoles et agro-alimentaires, bien que restant positif, est en décroissance régulière. La France ne peut pas perdre du terrain sur les cœurs de marché.
Jean-Hervé Lorenzi : Bruno Le Maire n’est pas un spécialiste de l’industrie. C’est une phrase de ministre. Le véritable enjeu est de promouvoir le noble mot de « production », et de revaloriser le métier d’ingénieur par rapport à la finance, pour rendre de nouveau attractif le monde industriel.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard