Entretiens

Génération réindustrie

03/03/2025

Les leviers de la réindustrialisation sont nombreux, et pas tous coûteux. Mais sa réussite passe aussi par la loyauté dans les relations commerciales entre puissances. Et par une volonté politique à la hauteur du large consensus qui soutient cette priorité nationale. Entretien avec Olivier Lluansi, associé chez Strategy&(PwC)*, professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

Vous dites dans votre récent ouvrage [1] que l’industrie est au cœur d’un récit français unanimement partagé. A-t-elle cessé d’être secondaire dans la croissance, et les errements de l’industrie sans usine[2] sont-ils vraiment derrière nous ?

Olivier Lluansi : Nous ne sommes qu’en chemin vers ce nouveau récit. La désindustrialisation française a eu deux phases, celle liée aux chocs pétroliers (1975-1995) et une deuxième, spécifique à un nombre limité de pays occidentaux dont les États-Unis, le Royaume Uni et la France, et notamment dans la décennie funeste de 2000 à 2009 celle de « l’industrie sans usine » qui nous a conduits à être parmi les derniers de la classe européenne. Conséquence de la crise financière, l’année 2009 a été celle de la prise de conscience de notre désindustrialisation par les institutions.

Parallèlement à cette histoire institutionnelle, il y a une trajectoire émotionnelle : les Français ont-ils renoué avec l’industrie ? La reconnexion est plus tardive et date de 2018 avec la crise des Gilets jaunes, 2020 avec la Covid, et 2022 : la guerre en Ukraine et la crise de l’énergie. Ces étapes nous ont permis, collectivement, de prendre conscience de l’impasse de la tertiarisation de l’économie.

Les Gilets jaunes nous ont rappelé de manière parfois violente que l’industrie est un outil de répartition de la richesse sur l’ensemble du territoire. Une économie tertiarisée concentre sa richesse, ses talents, ses services à haute valeur ajoutée (banque, marché financier…) dans les métropoles au détriment des territoires, qui ont beaucoup souffert de la fermeture des usines, avec pour conséquences un décrochage économique, social, et un questionnement des habitants sur leur appartenance à la nation et au récit collectif.

Le deuxième choc, la crise Covid, est double. Le pays de Pasteur n’a pas réussi à produire le vaccin ARN, alors qu’il l’a inventé, symbole d’une perte de positionnement liée à l’idée d’ « industrie sans usine ». La Covid a également montré que nous étions dépendants, donc vulnérables, pour des produits aussi peu technologiques que les masques ou que les respirateurs, produits intermédiaire en termes technologiques. Le troisième choc est de nature énergétique, causé par la guerre en Ukraine : les factures qui explosent, mais aussi la question des approvisionnements en métaux stratégiques. Nous opposons un embargo aux exportations russes mais nous conservons, par exemple, une exclusion pour le titane, dont nous avons besoin pour notre industrie aéronautique.

Cette dernière crise est ambivalente. Elle a certes complété notre prise de conscience collective de nos dépendances, mais par la hausse structurelle des prix de l’énergie qu’elle a engendrée, elle met l’industrie européenne en grande difficulté.

Faire grandir l’existant

L’acceptabilité des nouvelles installations d’usines dans les populations est-elle en phase avec la posture pro-industrielle des gouvernants ?

O. L. : Aujourd’hui, 80 % des Français soutiennent notre réindustrialisation, et de manière transpartisane, y compris chez les écologistes, jusqu’alors très réservés. Ce consensus est observable depuis la campagne présidentielle de 2022. Pour autant, cette adhésion n’est pas sans ambiguïté, comme l’atteste le degré d’acceptabilité de l’usine : « Je veux bien la réindustrialisation mais pas au fond de mon jardin. » Cela évolue néanmoins. Les études d’opinions le montrent : l’image des métiers industriels s’améliorent et ce syndrome dit NIMBY s’amoindrit. Car le lien entre le développement d’un territoire, l’emploi et l’implantation d’un tissu industriel est de plus en plus évident.

Comment rendre l’industrie plus attrayante auprès des jeunes, avec ses pénuries de compétences (70 000 postes vacants) ?

O. L. : L’image des métiers de l’industrie a été dévalorisée depuis plus de quarante ans avec cette phrase très cruelle, violente : « Si tu échoues à l’école, mon fils, tu finiras à l’usine. » C’est oublier tour ce que ces métiers ont apporté à notre société, les prouesses technologiques dont on est fier aujourd’hui. L’Airbus, le TGV, sortent des usines. Même si on n’est plus à l’époque de Germinal ou des Temps modernes, l’image est encore cette de l’industrie des années 80 malgré les années de robotisation, de cobotisation, la suppression des tâches pénibles, répétitives. Elles semblent effacées de notre imaginaire collectif. Il y a énormément d’initiatives pour reconnecter l’image des métiers industriels à leur réalité, dans tous les territoires. Il manque sans doute un puissant exercice de communication, une campagne « Avec l’industrie » fois dix en termes de ressources et d’impact émotionnel. Sans cacher le fait que tout n’est pas parfait dans l’organisation du travail.

Vous suggérerez de bâtir un « socle de politiques publiques performantes ». Dans quels domaines qui n’aient déjà été visés [3] sans le succès escompté ? Quels sont les biens que vous avez qualifiés de « biens essentiels », dont la production est prioritaire, et quels sont les « biens superflus » ?

O. L. : Ces questions n’ont pas leurs réponses encore dans leur complétude. Lors du lancement de Territoires d’industrie[4] en 2019, on a découvert que, en termes d’emploi, les deux tiers de notre potentiel de réindustrialisassions résident dans le tissu industriel existant. Ce ratio a été confirmé en mai 2024 par une étude de la BPI sur la valeur ajoutée. La modernisation et le développement de notre tissu existant de PME-ETI, avec certes les sites des grands groupes, sont donc capitaux. L’innovation de rupture, la start-up nation, les nouvelles filières, représentent le tiers de notre réindustrialisation et a concentré tous nos efforts, alors que les deux autres tiers ont été un peu délaissés. Si on fait un carottage des compétences nécessaires pour créer une filière hydrogène, 20 % sont liées à la molécule hydrogène, à sa technique, et 80 % relèvent de métiers industriels classiques (sidérurgie, mécanique…). Devenir le champion européen des énergies renouvelables, de l’hydrogène, nécessite un socle de compétences industrielles sur lesquelles.

Après la globalisation

Quels secteurs sont prioritaires ?

O. L. : Le concept de filières stratégiques n’est pas bien défini. On peut le schématiser comme celles qui nous ont permis ou auraient dû nous permettre de nous projeter dans un monde globalisé, dans la mondialisation des échanges. Parce que nous disposions d’un avantage compétitif ou comparatif. Exemple : la filière aéronautique, filière stratégique emblématique dotée d’un leader mondial, Airbus, basé en Europe, franco-allemand avec l’association de quelques autres pays européens. Ou le nucléaire, même si notre capacité à exporter nos savoir-faire est trop limitée.

Le monde n’est plus celui de la globalisation des échanges, et le défi auquel nos économies sont confrontées n’est pas l’ouverture des échanges mais la multitude des crises ou la « permacrise », état de crise permanente, qu’elle soit d’origine, climatique, migratoire, alimentaire, économique, géopolitique… La question qui se pose  n’est donc pas celle des activités industrielles qui vont nous permettre de nous projeter dans un monde globalisé mais celle des activités qui vont construire l’ossature de l’outil productif avec lequel nous résisterons aux crises. C’est ce que j’appelle les « productions essentielles ». Elles peuvent concerner aussi bien les produits de très haute technologie, par exemple les missiles à très haute vitesse, que ceux de moindre contenu technologique, comme les productions de végétaux protéagineux (pois, soja..) où nous sommes très dépendants et qui peuvent être nécessaires à notre souveraineté alimentaire. Ce ne sont là que des illustrations, des idées. Les critères ou la liste de ces productions essentielles ne sont pas établis.

Le message, c’est que les priorités industrielles changent, elles ne peuvent plus négliger les produits dits de base. Rappelons-nous toujours qu’n outil productif est un outil au service d’un projet de société, avec des valeurs sociales, environnementales, éthiques. Ce n’est pas une finalité en soi.

Comment construire un tel projet ?

O. L. : L’industrie ne doit plus être associée à une « production de masse » ayant peu de considérations pour les prélèvements de ressources naturelles. Cette production a servi un projet de société fondée sur la consommation de masse. Cette « industrie de masse » en est la « chose », sa création, sa conséquence. Or nous changeons de projet de société. Certes nous utiliserons les mêmes savoir-faire industriels, qui consistent à transformer la matière à grande échelle de manière très efficace. Mais ce « génie industriel » sera mobilisé au service d’une autre finalité, car nous entrons dans un monde des raretés. Il nous obligera à prélever moins dans la nature, à émettre moins de CO2. Nous serons naturellement enclins à plus de sobriété et de circularité, en conjurant le piège de la décroissance, qui ne peut être une option car le monde de demain demandera beaucoup d’investissements. La capacité de les financer dépendra de l’économie du monde d’hier. 

Dans cette transition, la continuité prime la rupture, la page blanche est un leurre. Dans la nouvelle économie on va consommer moins et les prix seront plus élevés, car le monde de la rareté est un monde inflationniste, et de produits plus exigeants en termes de fabrication sur le plan environnemental, recyclables, réparables et durables. Dans la mesure où les règles du jeu, à la loyale, ne sont pas identiques dans le monde entier, nous allons devoir reconsidérer l’accès au marché européen : l’autoriser seulement à des produits respectant les mêmes principes que ceux imposés aux productions européennes. Sinon les écarts de prix entre un bien jetable en économie linéaire et un bien durable en économie circulaire amplifieront la pression favorable aux importations, ce qui est déjà le cas.

Nombre de sites en déclin

Les « indicateurs pertinents » pour évaluer la stratégie industrielle de la France que vous avez proposés il y a un an à l’occasion d’un Conseil national de la refondation [5] sont-ils déployés ? Quels seuils doivent-ils atteindre pour attester la renaissance industrielle en France ?

O. L. : On mesure habituellement la puissance d’une industrie par la part de création de richesses qu’elle assure, les points de PIB manufacturiers dans l’économie. C’est l’indicateur macro-économique qui permet des comparaisons internationales. Il place la France au fond de la classe avec 10 % , alors que la moyenne européenne est à 15 % , l’Italie à 16 % , l’Allemagne à 19 % .

Sur le plan macro-économique, l’indicateur de la balance commerciale en biens manufacturés me semble plus pertinent pour mesurer la puissance d’une économie, sa capacité d’exporter plus et d’importer moins. En France, il est devenu négatif en 2005 et oscille entre – 50 et – 100 milliards d’euros par an. Nous fixons comme objectif un retour à l’équilibre en 2035, ce qui nous fait remonter à 12 ou 13 points de PIB. C’est la moitié du chemin vers la moyenne européenne… en dix ans. Cela justifie le titre du livre : « le Défi d’une génération », il nous faudra sans doute une génération pour parvenir à rejoindre le peloton européen.

Autre indicateur important, sur le plan micro-économique, lié à la répartition de la richesse : l’emploi dans le secteur manufacturier. Pour être sur la trajectoire d’une balance commerciale équilibrée en 2035, il faudrait créer 60 000 emplois industriels par an, net, alors que dans les bonnes années, 2021 et 2022 notamment, on n’en a créé que 40 000. Quatrième indicateur, qui n’est pas économétrique mais lié à la cohésion territoriale : le nombre de créations de sites industriels. Un site qui ouvre, c’est un message d’espoir pour le territoire qui l’accueille, une perspective de développement économique, d’emploi, de développement induit des services publics… En 2024, nous avons un solde négatif de créations de sites industriels.

La relocalisation est-elle toujours pertinente, ou parfois un leurre qui nous détourne des industries de demain ?

O. L. : La relocalisation est un terme excellent de vulgarisation pour expliquer aux citoyens les finalités de l’industrie,. Mais techniquement ce terme n’est pas si fondé. Nous avons délocalisé des usines, des savoir-faire, des machines en Europe de l’Est. Des équipements ont été démontés ici pour être remontés à l’identique là-bas. Mais le mouvement inverse est impossible, car nos exigences environnementales et sociales sont telles que nous ne ferons pas revenir telles quelles des usines d’Asie ou d’Europe de l’Est. Il ne s’agit pas de faire revenir des activités mais de rapprocher la production des lieux de consommation. Ce serait la vraie définition de la « relocalisation ».

Impérative protection contre la concurrence déloyale

Vous dites que mettre l’accent sur la décarbonation peut compter au nombre des moyens de notre renaissance industrielle : en quoi est-elle une solution pour réindustrialiser ?

O. L. : La transition environnementale se distingue de la transition digitale, celle-ci ayant un retour sur investissement sur trois à cinq ans, alors que celle-là est génératrice de coûts. Sauf les premières actions dites parfois quick win sur les économies d’énergie, elle n’est pas en faveur de notre compétitivité et nous conduira nécessairement à revoir notre politique commerciale avec nos partenaires internationaux, pour qu’elle ne soit pas « ouverte », mais « à la loyale ». Peut-on réindustrialiser en misant seulement sur la compétitivité ? La réponse est non. Notre réindustrialisation a besoin de temps (une génération), d’un soutien large de nos concitoyens, de maintenir le socle de 80 % des Français en faveur de la réindustrialisation, car elle exige un effort multithématique, multiministériel (Formation, Environnement, Aménagement du territoire…). Si la trajectoire ignore le réchauffement climatique, la biodiversité, on perdrait quelque 30 % de soutien de nos concitoyens. Pas de trajectoire de réindustrialisation sans trajectoire de compétitivité, c’est une évidence. Mais pas de réindustrialisation sans trajectoire environnementale, du moins en Europe, qui prend donc en compte les enjeux de décarbonation. Dès lors il est impératif de protéger nos activités de la concurrence déloyale. Donc pas de réindustrialisation sans qu’elle soit adossée à une politique commerciale différente.

Comment faire de la « marque France », chantier ouvert en 2013 et vite abandonné, un des leviers que vous préconisez ?

O. L. : Nous entrons là dans l’univers des achats, des filières d’achat qu’il faut activer pour faire de la marque France un levier. Elles sont au nombre de trois : les achats publics, les achats des consommateurs et les achats inter-entreprises. La marque France a un potentiel d’achat de 15 milliards d’euros supplémentaires dans chacune de ces trois filières d’achat, soit 45 milliards. Or il faut importer des équipements pour produire en France, de l’ordre de 15 milliards, le solde de la balance commerciale serait de 30 milliards, soit la moitié de notre déficit commercial !Le levier des achats est donc un levier de politique publique puissant pour notre réindustrialisation. Ce levier ne demande pas de nouvelles lois mais de nouvelles pratiques.

Faire converger les protections nationales de l’UE

Vous conseillez de « ne pas concevoir de politique nationale qui ne serait fongible dans une politique européenne ». Pouvez-vous préciser le rôle que l’Europe peut jouer dans la réindustrialisation de la France? Le rapport Draghi [6] lui a-t- il indiqué la voie à suivre ?

O. L. : Sur le plan économique, l’Europe est la dimension pertinente car nous sommes dans un monde de rapport de force entre des « continents-puissances » comme la Chine et les États-Unis. Pour autant, la gouvernance européenne n’est pas adaptée à ce monde. Et si elle l’est un jour, ne sera-ce pas trop tard ? Les politiques européennes sont de l’eau tiède. Elles conduisent à une attitude paradoxale, adopter des politiques nationales, fermes et plus rapides, qui un jour devront être intégrées dans l’environnement européen. 

Avoir actuellement un Buy French Act pour favoriser les achats de biens français par la commande publique est nécessaire, mais il devra un jour rejoindre un Buy European Act. Autre exemple, le bonus-malus franco-français sur les véhicules électriques : i n’existe pas au niveau européen, mais il sera abandonné dans la version française quand un équivalent pour nous protéger des exportations chinoises au niveau européen sera appliqué. Les dispositifs nationaux en émergence à cause de la lenteur des décisions européennes devront plus tard converger  dans des dispositifs européens, car la dimension européenne est la bonne échelle économique. Pas simple…

La menace commerciale américaine et l’injonction [7] de Donald Trump aux entreprises européennes à « venir fabriquer aux États-Unis » peuvent-elles entraver la réindustrialisation en France ?

O. L. : Oui ! Nombre de grands patrons français viennent de tirer la sonnette d’alarme. Le souhait de Jean Monnet inscrit dans le modèle de gouvernance européen multilatéral fondé sur l’interdépendance économique, embryon d’une gouvernance mondiale, a connu son apogée entre la création de l’OMC et les Accords de Paris. Ce modèle est échu pour quelques décennies. Un nouveau modèle prime, celui du rapport de force, comme le promeut sans ambiguïté le président Trump. Bien loin de la « convergence d’intérêts » sous-jacente aux négociations commerciales depuis des décennies.

L’Europe doit défendre son modèle social, ses ambitions environnementales, un commerce éthique, le respect du droit international. Mais pour l’heure, nous n’avons pas montré la volonté de protéger notre marché européen, un des plus grands du monde. Le risque est de voir des entreprises aussi bien françaises qu’européennes attirées par les sirènes américaines. Notre réindustrialisation serait alors entravée.

Industrie 4.0 ou “IA canal historique” plutôt qu’IA générative

L’IA peut-elle participer de notre renaissance industrielle, et à quelles conditions ?

O. L. : L’intelligence artificielle est un mot marketing, un mot « valise » qui regroupe beaucoup de technologies, le big data, les briques technologiques de l’industrie 4.0, et l’IA générative, qui est la partie émergée de l’iceberg du moment. Il faut faire la part des choses, car nous sommes devant une évolution technologique qui suit la courbe de Gartner, modélisation de l’impact médiatique et réputationnel des nouvelles technologies : un buzz médiatique, suivi par une « vallée de la mort » très décevante puis par un troisième temps où les technologies révèlent leur véritable valeur ajoutée. Toutes les briques de l’utilisation de la donnée industrie 4.0 ne sont pas fondées sur l’intelligence artificielle générative, mais sur l’utilisation de la donnée de manière classique. Elles sont connues, matures, industrialisées. On peut regretter un déploiement trop lent dans l’outil productif français, car cette technologie est très intéressante en termes de performances.

Il y a encore très peu de cas d’usage de l’IA générative dans l’outil productif lui-même, un peu sur l’interface homme-machine. Dans ce domaine, l’IA générative coûte cher, avec des gains de productivité encore incertains. On a de tels progrès à réaliser sur l’outil productif de l’industrie 4.0 ou « IA canal historique » qu’il serait étonnant que les industries se précipitent sur l’IA générative. Soulignons dans ce paysage un enjeu clé : les entreprises industrielles sont soumises à beaucoup d’injonctions souvent contradictoires telles que la compétitivité, la protection de l’environnement, le changement climatique, l’élimination des déchets, la réduction des émissions de CO2, la biodiversité, la souveraineté en termes de cybersécurité, de brevets, la cohésion sociale, territoriale. Ils sont, tel un lapin aveuglé par les phares.

Que faire pour les en libérer ?

O. L. : Une seule unité de temps et de lieu nous permettrait de réconcilier ces injonctions et de les arbitrer, la conception des produits. On définit alors leurs coûts de production, leur fonctionnalité, on peut simuler leurs retombées sur l’environnement aussi bien dans la phase de production que dans celle d’utilisation, on choisit les matériaux donc la sécurité des approvisionnements, les technologies utilisées donc la souveraineté en termes de propriété intellectuelle, des modes de production robotisables ou non…Ce temps de conception des produits va devenir un élément clé de notre renaissance industrielle, car tous nos produits devront être réinventés au regard de ces injonctions. L’intelligence artificielle générative, capable de gérer un grand volume de données  nous aidera à écoconcevoir, à réinventer les produits. Il n’est donc pas étonnant que dans le monde industriel les premiers à s’emparer de cette brique technologique soit les entreprises d’ingénierie.

Quel est l’échelon géographique pertinent pour « régionaliser les chaînes de valeur » ?

O. L. : On peut distinguer quatre niveaux : territoire, région, État-nation, et Europe. L’optimum économique est l’Europe (16 à 18 % du PIB mondial) construite pour le monde des années 1990 mais pas pour celui des rapports de force et de souveraineté, mot qui ne figure pas dans les traités européens, car l’Europe a été construite après-la guerre contre les nationalismes et contre la guerre grâce à l’intégration économique. Elle est aujourd’hui confrontée à une énorme difficulté, non de taille ni de richesse mais de gouvernance. Comme le temps presse, les États-nations vont s’emparer de ces sujets, comme l’illustre le dossier des médicaments critiques, très vite géré par les États-Unis trois mois après la crise Covid, médicaments qu’ils souhaitaient relocaliser sur leur territoire. Trois ans après, la Commission européenne avait toujours un groupe de travail qui décidait de se limiter aux vaccins. La France a donc pris l’initiative de sortir sa propre liste de médicaments critiques, sans tenir compte des règles du marché unique. La Commission européenne a protesté, mais six mois après ce geste politique elle sortait sa liste, très proche de la liste française…

Troisième et quatrième niveaux, les territoires et les régions, sont la bonne échelle pour accompagner la modernisation des ETI, PME et PMI qui constituent les deux-tiers de notre potentiel de réindustrialisation. Je préconise parallèlement aux outils de financements nationaux et européens la création d’outils au niveau régional, car 40 % des facteurs de succès d’un site industriel sont liés à des facteurs locaux : formation, disponibilité du terrain, acceptabilité pour les habitants, bonnes relations avec les élus... Reste qu‘en France le rôle des territoires est très sous-estimé : les régions sont sous-dotées financièrement et l’État est beaucoup trop centralisé. Il faut opérer une grande vague de décentralisation de l’accompagnement économique.

Flécher l’épargne privée vers l’industrie

La capacité d’investissement du secteur privé vous paraît-elle aller dans le sens des 70 Mds d’euros d’investissements que vous avez dits nécessaires à des hypothèses plausibles de réindustrialisation ?

O. L. : On investit tous les ans entre 80 et 90 milliards dans notre industrie pour la maintenir autour de 10 % du PIB, auquel il faudrait ajouter 20 milliards par an soit 200 milliards sur une décennie pour atteindre l’objectif de réindustrialisation, soit 12 % de point de PIB. La France est riche non pas de ses finances publiques mais de son épargne, 6 600 milliards d’euros. Si nous étions capables de flécher 2 à 3 % de cette épargne en dix ans, nous aurions largement de quoi financer notre réindustrialisation, avec des retours sur investissement pour les ménages français de l’ordre de 4 à 5 % beaucoup plus que le livret A. Ce n’est donc pas un problème de ressources mais de tuyaux, notre système bancaire étant très centralisé, avec des règles très strictes pour protéger l’épargne des Français de tout risque. Puisque les propositions de créer des livrets d’industrie sont restées dans les tiroirs, créons des fonds régionaux comme ceux qui existent en Auvergne-Rhône-Alpes, en Haut-de-France ou en Bretagne.

Quels sont les freins proprement français à l’activité industrielle qu’il faudrait lever ?

O. L. : Ils sont nombreux, et résumés par cinq « F ».. Le foncier est disponible, mais avec les règles les plus strictes d’Europe en termes de protection de la biodiversité. Il faudrait faire de la compensation entre les territoires qui ont du foncier mais pas de projet et ceux qui ont des projets mais pas de foncier. Mais cela n’est pas prévu dans les textes. La formation dispose de budgets publics de 2 à 3 milliards pour former 125 000 personnes du CAP au Bac + 3 à des métiers industriels, mais nous ne formons pas aux bons métiers, et surtout, pas aux bons endroits. 70 000 postes sont vacants dans l’industrie, soit une perte de 5 milliards en valeur ajoutée. Le financement vient d’être évoqué. Sur le plan de la formalité administrative, le système français est trop centralisé. Enfin, en ce qui concerne la fiscalité, on connaît la situation du budget français ! Il faudrait diminuer les impôts de production de 20 milliards sur un quinquennat, différentiel de fiscalité avec les industries allemandes. Ajoutons la promotion du Made in France et de la commande publique.

La concurrence internationale qui ne respecte pas les règles, notamment sociales et environnementales de l’UE compte-t-elle parmi les freins majeurs à la réindustrialisation en France ?

O. L. : Oui, c’est un frein majeur. Au niveau européen, si la France s’est désindustrialisée, l’Europe demeure une puissance industrielle. La concurrence déloyale qui s’est exacerbée avec la guerre en Ukraine et le gaz importé liquéfié deux fois plus cher que le gaz russe est une menace pour la puissance industrielle européenne et pour la réindustrialisation de la France. Je plaide non pour une concurrence « ouverte » mais « à la loyale », fondée sur la réciprocité, le refus des importations dont les modes de production ne respectent pas les principes sociaux et environnementaux similaires à ceux imposés aux entreprises européennes. Mais il ne s’agit pas d’un protectionnisme déguisé, car nos économies sont trop imbriquées avec le commerce international. Pas d’un profond changement de paradigme. Il est loin d’être évident, d’où ma proposition de commencer par sélectionner une centaine de productions essentielles.

Souveraineté tech : forcément inflationniste

Et la dette publique ? Un État surendetté peut-il avoir une politique industrielle efficace ?

O. L. : S’il y a une dette publique, il y a, je l’ai dit, l’épargne des Français qui a conduit les agences de notation à ne pas trop décoter la France. Il est vrai que la dette publique prive la France d’un levier de réindustrialisation, celui de la subvention publique. Elle va également priver le tissu industriel d’une compétitivité fiscale dont elle a besoin. Ces deux leviers sont-ils déterminants ? Si on ne les a pas, peut-on ou pas se réindustrialiser ? Difficile de répondre. Soulignons que tous les autres leviers déjà cités, dont les cinq F, sont indépendants des finances publiques. Ils devraient être mis en œuvre. Ils ne le sont pas. C’est cela qui est le plus problématique.

La dépendance de la France – de l’Europe – à l’Asie ou aux États-Unis, pour la tech, les composants, les plateformes, la donnée, agit-elle comme un frein à l’investissement industriel en France ? La réduction de cette dépendance est-elle sérieusement envisageable ?

O. L. : C’est une question de volonté. Cette dépendance est certes un handicap sur le plan, par exemple, des plateformes de données, dominées par les États-Unis. Un certain nombre de groupes ont des craintes à placer leurs données dans des clouds contrôlés pas des acteurs américains : se faire voler des recettes, des procédés industriels, des brevets. Dans les composants électroniques, nous avons quatre ETI en France, les meilleures dans la création de cartes électroniques en Europe, mais les composants proviennent de Chine. Si notre projet de société porte sur la souveraineté, l’environnement, la cohésion sociale et territoriale, il va obligatoirement créer des coûts. Si durant cinquante ans on a délocalisé pour améliorer le prix au dépend de ces objectifs sociétaux, c’est parce que cela coutait moins cher. Si on veut demain un monde de nouveau souverain sur le plan de la tech, il sera inflationniste et il faudra donc en accepter le coût.

Le regain industriel envisagé dans vos scénarios « 2035 » est-il conditionné à l’évolution de la conjoncture – absence de toute nouvelle flambée des prix comme celle de 2022-2023 affectant les matières premières, par exemple ?

O. L. : Engager une réindustrialisation, c’est-à-dire permettre à la France de rejoindre la moyenne européenne demandera vingt ans d’effort continus, soit une génération, comme l’indique le titre de mon livre. Le principal message est qu’à partir du moment où on assume un projet de société il faut une cohérence, qui nous manque. Il n’y a pas de raison fondamentale qui rendrait la chose impossible, même si certaines périodes sont plus sombres que d’autres.

* https://www.strategyand.pwc.com/fr/fr.html.
1. Réindustrialiser, le défi d’une génération, Les Déviations, 2024.               
2. « L’entreprise sans usine », Serge Tchuruk, président d’Alcatel en 2001.
3. États généraux de l’industrie en 2009, le rapport Gallois en 2012, le programme « territoire d’industrie » en 2018, plan Macron en 2023 …
4. https://www.entreprises.gouv.fr/priorites-et-actions/proximite-et-territoires/reindustrialiser-nos-territoires/territoires.
5. Cf. Synthèse de cette session sur la page du CNR.
6. https://sgae.gouv.fr/sites/SGAE/accueil/a-propos-du-sgae/actualites/mario-draghi-remet-son-rapport-s.html.          
7. À Davos 23 janvier 2025. Pour « bénéficier de la fiscalité la plus faible de la planète », et sous peine de « tarifs douaniers très élevés ». Stellantis a dévoilé le même jour un plan 5 milliards de dollars pour la production de modèles sur le sol américain.

 

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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