Entretiens

Souveraineté, au cœur de la responsabilité

08/11/2024

Les stratégies d’entreprise pas plus que celle de l’État ne peuvent plus méconnaître l’enjeu de souveraineté, qui conditionne la pérennité des filières industrielles ou agricoles. Parce qu’elle protège les actifs stratégiques, les droits sociaux et l’environnement, la souveraineté est une condition de la transition écologique des économies. Entretien avec Philippe Jourdan (IAE Gustave Eiffel) et Jean-Claude Pacitto ( IAE Paris-Est, UPEC)

Vous avez publié La RSE impactée par la souveraineté économique : enjeux et perspectives¹. L’acronyme RSE peut avoir plusieurs définitions selon le sens que l’on donne aux lettres : « s », sociale ou sociétale ; « e », entreprise ou environnementale. Quelle définition a votre préférence ?

Jean-Claude Pacitto : Nous privilégions le terme « social », car il semble plus neutre et moins idéologiquement chargé que « sociétal », qui renvoie à des visions du monde potentiellement clivantes. Les cadres « sociétaux » viennent souvent d’une perspective anglo-saxonne, éloignée des réalités françaises. Par exemple, les questions ethniques, au centre du débat public anglo-saxon, restent marginales dans notre conception de la citoyenneté. Il est important de reconnaître cette différence dans nos discours. La responsabilité revient d’abord aux entreprises, avec plusieurs champs d’action possibles. La notion de responsabilité sociale des entreprises indique que leur objectif n’est plus seulement économique. Elles doivent tenir compte de facteurs qui affectent globalement la vie sociale, comme l’environnement et la justice sociale. Quant au volet environnemental (le « E » de RSE), il s’agit, dans ce contexte d’urgence écologique, de protéger l’environnement, mais il serait pertinent d’élargir cette notion aux écosystèmes dans leur ensemble, en considérant l’interdépendance entre tous les systèmes vivants, pour mieux faire face aux défis environnementaux.

Si l’on voulait définir en négatif la souveraineté économique, quel serait le modèle de comportement d’entreprise qui s’en éloignerait le plus ? Celui des Gafam agissant comme de véritables États ?

Philippe Jourdan : Les Gafam révèlent avant tout une perte de souveraineté des États et leur incapacité à faire respecter certaines règles, notamment en matière de lutte contre les monopoles. Leur croissance spectaculaire découle de l’incompréhension des États face aux enjeux technologiques et de leur échec à créer des champions nationaux ou européens capables de rivaliser. La transition des États stratèges vers des États régulateurs, observée partout en Europe, a eu des effets délétères. Les Gafam sont le fruit de nos faiblesses et de notre manque d’anticipation. Nous avons ignoré que la circulation des informations, facilitée par ces géants, est en réalité contrôlée. Nous avons cru en un espace informationnel libre de toute relation de pouvoir, mais nous faisons désormais face à des entités redoutables qui dominent cet espace.

Dépendance alimentaire préoccupante

Depuis la crise Covid, la souveraineté économique, agricole, industrielle ou numérique est dans toutes les bouches. Le concept n’est-il plus controversé parce que synonyme d’égoïsme national ?

J.-C. P. : Loin de signifier l’autarcie, la souveraineté s’inscrit dans un cadre d’interdépendance où l’État, ou l’organisation souveraine, doit naviguer parmi ses relations avec les parties prenantes tout en préservant son autonomie de décision. Être souverain, ce n’est pas se couper du monde, mais avoir la capacité de gérer ces interactions de manière à ne pas sombrer dans des formes de dépendance qui brideraient la liberté d’action. La véritable souveraineté consiste à préserver cette marge de manœuvre qui permet à l’État ou à l’entreprise de poursuivre librement les politiques et stratégies qu’ils ont choisies en fonction de leurs propres intérêts. C’est cette capacité à concilier ouverture et indépendance qui caractérise l’exercice éclairé de la souveraineté.

Au vu du commerce extérieur très déficitaire de la France, quelles sont selon vous les dépendances qui entravent le plus notre souveraineté ?

P. J. : La dépendance alimentaire est particulièrement préoccupante. Il est paradoxal que la France, malgré sa puissance agricole, affiche des déficits dans plusieurs secteurs de l’alimentation. En dehors de quelques filières comme les céréales, il est frappant, et révoltant pour nombre d’agriculteurs, que la transformation des matières premières agricoles se fasse souvent à l’étranger. La situation de la filière pommes de terre en est un exemple révélateur, produite dans le Nord et transformée en Belgique. Comment prétendre à la souveraineté quand un secteur aussi crucial que l’agroalimentaire, où la France devrait exceller, présente de telles faiblesses ? Cette dépendance expose le pays à des risques majeurs, notamment en temps de crise. Dans d’autres secteurs sensibles, comme l’approvisionnement en uranium ou les technologies militaires, la France reste dépendante de puissances extérieures. Malgré des progrès, les mesures correctives sont souvent tardives, laissant persister des vulnérabilités évitables. La Cour des comptes avait déjà souligné ces manquements, et les efforts actuels semblent arriver trop tard. Face à un éventuel conflit, même limité, entre la Chine et les États-Unis, qu’adviendrait-il de notre approvisionnement en médicaments ou en microprocesseurs, essentiels à tant d’industries ? Cette question, bien que cruciale, demeure sans réponse claire, malgré la prise de conscience depuis plusieurs années de la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement globalisées.

En quoi la souveraineté n’est-elle pas seulement une responsabilité de l’État mais peut s’étendre aux entreprises ? Dans quels champs économiques et aspects de leurs activités les entreprises ont-elles le plus capacité d’œuvrer dans son sens ?

J.-C. P. : Nous définissons la souveraineté des entreprises comme leur capacité à maîtriser pleinement leur destin. Cela implique qu’elles doivent être en mesure non seulement de réaliser leur mission — ce qu’elles sont — mais également de concrétiser leur vision, c’est-à-dire ce qu’elles aspirent à devenir. Si une entreprise est incapable de tenir l’une ou l’autre de ces dimensions, elle ne peut être considérée comme souveraine. Cette souveraineté repose bien entendu sur le développement de ressources adéquates, qui permettront de mettre en œuvre les stratégies choisies. Mais il est essentiel que ces politiques de développement ne génèrent pas de dépendances susceptibles d’entraver la liberté d’action des entreprises et, in fine, leur capacité à accomplir ce destin stratégique. L’enjeu est donc d’assurer une autonomie qui garantisse à l’entreprise de rester maîtresse de son avenir, sans subir les contraintes de dépendances externes qui compromettraient ses ambitions.

L’erreur de la privatisation des questions démocratiques

P. J. : Dans notre livre, nous soulevons un autre risque. Les entreprises, en se positionnant sur des enjeux sociétaux tels que les droits des minorités, les nouvelles libertés, les droits liés à la différence de genre ou de sexualité, ainsi que le droit d’expression des communautés, dans le cadre de leur politique de responsabilité sociétale, participent à une privatisation des questions démocratiques. Ces enjeux touchent à la société que nous voulons pour demain et relèvent de problématiques que les citoyens eux-mêmes doivent s’approprier et sur lesquelles ils doivent se prononcer. Ce phénomène de privatisation de la démocratie, souvent lié au désengagement progressif des États sur ces sujets, se traduit par une délégation implicite à des acteurs privés — principalement les entreprises — ou à des groupes de pression idéologiques, qui prennent ainsi le pouvoir de décider à la place des citoyens. Cela nous conduit à une interrogation cruciale : sommes-nous toujours dans une démocratie, lorsque de telles décisions échappent à la délibération publique ?

Qu’est-ce que l’enjeu de souveraineté ajoute à la RSE d’une entreprise ? Les politiques RSE manqueraient-elles de substance sans elle ?

J.-C. P. : Une entreprise incapable d’atteindre les objectifs de la RSE, ou dépendant d’autres pour y parvenir, ne pourra plus assumer sa propre stratégie globale, et partant sa stratégie RSE. De la même manière, un État qui ne maîtrise pas ses ressources stratégiques sera un État dépendant, sans marge de manœuvre en matière de développement durable. Comme le souligne Lawrence Freedman², si la stratégie est l’art de créer du pouvoir, il est essentiel de se doter des moyens nécessaires pour y parvenir. La souveraineté, dans le cadre de la RSE, consiste précisément en cette capacité à agir, au-delà des déclarations d’intention.

Quels peuvent être pour des entreprises les indicateurs de la souveraineté ?

P. J. : La souveraineté ne se mesure pas aisément par des indicateurs simples, car elle repose sur la capacité d’une organisation à accomplir son destin stratégique. Cependant, certains critères peuvent être utilisés pour l’évaluer. Par exemple, on peut analyser si les objectifs atteints correspondent à la mission et à la vision de l’entreprise. Cette évaluation, bien que complexe, est réalisable avec rigueur. Il est également possible d’examiner l’état des ressources à un moment donné, en s’appuyant sur des outils d’analyse stratégique tels que l’approche “Valuable-Rare-Inimitable-Organized” (VRIO) ou celle des capacités dynamiques (la capacité dynamique est la capacité d​‌’une organisation à adapter délibérément sa base de ressources). Enfin, il serait pertinent de généraliser les analyses de risques ou de stress pour évaluer la capacité des entreprises à faire face à des crises, qu’elles soient structurelles ou conjoncturelles. Ces évaluations, fondées sur des scénarios réalistes, permettent de mieux appréhender la capacité d’une entreprise à préserver sa souveraineté en période de turbulences.

Reconstruire des filières locales

Dans le secteur de la grande consommation, quels rôles peuvent avoir les industries de PGC et leurs marques pour regagner de l’indépendance économique dans la chaîne de création de valeur ?

J.-C. P. : Il est crucial de reconstruire des filières locales, en évitant les stratégies à court terme axées uniquement sur la réduction des coûts. Pour chaque produit, il faut repenser les chaînes de valeur afin que la transformation soit liée aux zones de production des matières premières. Sans cela, la dépendance persistera. Si la recherche du coût le plus bas reste importante, elle ne doit pas dominer les politiques d’approvisionnement, surtout dans un contexte où la maîtrise des risques et la réduction des émissions de CO2 sont devenues prioritaires. Dans les secteurs des produits de grande consommation et au-delà, les entreprises doivent intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans leurs chaînes de valeur. L’avenir repose sur la capacité à allier compétitivité économique et responsabilité sociale, en faisant de la relocalisation une priorité stratégique.

Quelles vous paraissent être, parmi les filières de la grande consommation, celles à promouvoir en priorité au titre de cette souveraineté ?

P. J. : Il faut redéfinir ce que l’on entend par « grande consommation ». Les microprocesseurs, omniprésents dans nos objets du quotidien, en font désormais partie. Si l’on se concentre sur une définition classique, deux filières essentielles doivent être repensées pour garantir notre souveraineté. D’abord, l’agroalimentaire. Comment prétendre à la souveraineté en restant dépendants de l’extérieur pour des produits vitaux ? La maîtrise de la qualité passe par la reprise du contrôle sur ces filières. Ensuite, le secteur du médicament, vis-à-vis duquel la crise de la Covid-19 a révélé une dépendance critique. Les pénuries actuelles montrent que nos chaînes d’approvisionnement sont vulnérables. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, il est impératif que les entreprises comprennent l’urgence de renforcer leur autonomie stratégique dans de nombreux secteurs.

Transition non punitive

La transition écologique engagée par les entreprises peut-elle être un facteur de souveraineté économique ?

J.-C. P. : Bien entendu, mais cet engagement doit être franc et massif, et ne pas se limiter à des stratégies de conformité ou de communication. Comme l’ont montré de nombreuses études, la transition écologique est une opportunité formidable pour les entreprises d’innover, de se renforcer et de redéfinir les règles du jeu. Cependant, cela exige des États qu’ils ne confondent pas transition écologique avec bureaucratie. L’écologie punitive n’a jamais fonctionné, ni pour les individus, ni pour les entreprises. Il s’agit de fixer des objectifs clairs, sans céder aux discours idéologiques.

P. J. : La question est : que met-on dans la transition écologique ? Quels systèmes d’incitation adopter et pour quels objectifs ? Cette transition doit être pensée comme un levier pour de nouveaux facteurs de succès et un renforcement de la compétitivité des entreprises. Une stratégie écologique ne peut réussir que si elle s’intègre pleinement à la stratégie globale de l’entreprise.

Les entreprises sont-elles elles-mêmes assez souveraines pour établir leur ligne de conduite RSE, notamment quand elles ont un actionnariat multiple (actionnaires individuels, sociétés de gestion, fonds de pension...) ?

P. J. : La question est celle du degré de dépendance des entreprises vis-à-vis de leurs parties prenantes, car la souveraineté d’une entreprise repose également sur ses modes de gouvernance. Il ne faut pas sous-estimer l’autonomisation des managers, un phénomène ancien. Cependant, lorsque des groupes d’actionnaires imposent leurs vues, souvent dictées par la quête de profit immédiat, cela peut rapidement compromettre les aspirations à une souveraineté réelle des dirigeants.

Mutualisation des ressources à l’échelon local

J.-C. P. : Une stratégie réduite à des objectifs purement financiers à court terme ne peut plus incarner la souveraineté d’une entreprise, et par conséquent, elle ne peut pas véritablement intégrer des politiques RSE. Celles-ci, par nature, sont souvent rentables à moyen ou long termes, rarement à court terme. Il existe une tension inhérente entre des actions dont la finalité première n’est pas nécessairement la profitabilité immédiate et celles qui, à court terme, doivent générer du profit. Il est illusoire de croire que cette tension disparaîtra. Elle est au cœur de toute politique RSE, et c’est la capacité des entreprises à gérer cette tension qui devient déterminante pour leur avenir.

La souveraineté économique comme la réindustrialisation passent-elles par davantage de mutualisation des ressources entre acteurs économiques, qu’ils soient ou non d’un même secteur, et à quel échelon (national, régional, local…) ?

J. C. P. : L’échelon local est le plus approprié pour mettre en place les stratégies de mutualisation des ressources, car chaque échelon local possède des écosystèmes spécifiques qui permettent ou ne permettent pas certaines stratégies. La localisation n’empêche nullement l’État stratège de prendre le relais lorsque les écosystèmes sont déficients, voire à des échelons supérieurs. À ce niveau, l’approche doit être pragmatique et fonctionner sur le principe de subsidiarité.

Saturation d’indicateurs au détriment de l’action de l’action corrective

Les dispositions de la directive CSRD et de ses indicateurs non financiers à suivre mensuellement ne font-elles pas de la souveraineté (européenne) une contrainte normative supplémentaire pour les entreprises de l’UE face à la concurrence de la Chine ou des États-Unis, qui s’en affranchissent ?

P. J. : Il s’agit, sans conteste, d’un sujet d’inquiétude majeur. L’urgence environnementale et climatique se fait sentir avec acuité, et il y a la nécessité impérieuse d’une plus grande justice sociale. Face à l’ampleur des défis et à la multiplicité des décisions à prendre, la priorité doit être accordée à une action concertée, réfléchie et planifiée. La mesure ainsi que la définition des indicateurs pertinents jouent un rôle central pour évaluer la portée et l’efficacité des engagements pris. Toutefois, il convient de se prémunir contre la dérive que nous avons pu observer dans les processus de gestion de la qualité : la mesure devient alors une fin en soi, reléguant l’action corrective au second plan.

Nous connaissons aujourd’hui une véritable saturation d’indicateurs, notamment dans le cadre des dispositifs imposés par la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et la SFRD (Sustainable Finance Disclosure Regulation). Les entreprises investissent des ressources considérables dans ces exercices de reporting, souvent épaulées par un réseau dense de consultants et de cabinets spécialisés. Pourtant, une question légitime se pose : ces indicateurs sont-ils réellement compréhensibles pour le grand public ? Ne risquent-ils pas de créer une distance entre les entreprises et les citoyens, brouillant le sens des actions entreprises ? Il nous paraît essentiel de maintenir un équilibre juste entre l’action elle-même, qui constitue le cœur de la responsabilité sociétale des entreprises, et le reporting qui en découle. Il ne faudrait pas que la contrainte normative devienne l’objectif principal des organisations en matière de RSE. De surcroît, nous ne pouvons ignorer que les normes, aussi rigides soient-elles, peuvent être contournées de multiples façons. L’enjeu est donc de veiller à ce que les efforts normatifs servent de leviers pour des actions concrètes et non des freins.

1. Éditions Vérone, décembre 2023. Jean-Claude Pacitto est maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil en entrepreneuriat et stratégie. Philippe Jourdan est professeur des universités en marketing à l’IAE Gustave Eiffel.
2. Professeur émérite de War Studies au King’s College de Londres.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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