Analyse
La crise, et après ?
25/03/2020
Au journal de France 2 le 20 mars, le président de Carrefour Alexandre Bompard a déclaré que « la grande distribution a une mission de service public de l’alimentation ». Ne faudrait-il pas associer également tous les autres maillons de la chaîne (agriculteurs, usines, entrepôts, transport…) et la « petite » distribution ?
Philippe Goetzmann : Bien sûr, et ce sera le double mérite de cette crise : avoir fait prendre conscience au public et aux élus de l’importance vitale du secteur, et aux acteurs de la filière alimentaire que leurs destins sont liés. Mais reconnaissons que ce sont bien les employés de terrain de la grande distribution qui ont été « au front » et ont vu leurs conditions de travail profondément changer, au-delà d’une accélération des cadences. Le terme « service public » est un bel hommage. On aimerait que les services publics soient aussi réactifs, efficaces, peu coûteux, que la distribution et la filière alimentaire, et ouverts aux heures où les clients en ont besoin !
La grande distribution se substituant aux cantines et restaurants fermés pour assurer des repas (trente millions ?) pris dorénavant à domicile, cela expliquerait-il les files d’attente autant que la peur de manquer ?
P. G. : Il y a eu un effet panique, mais en effet la fermeture du « hors-domicile » a reporté presque tout – hors la livraison de plats à domicile – des repas servis vers les magasins. Les estimations varient selon qu’on intègre le petit déjeuner, les différentes formes de restauration ou livraison à domicile. Le rapport est très inégalement réparti sur le territoire, mais si l’on considère une famille de quatre Parisiens, ce sont tous les repas de midi en semaine qui quittent le hors-domicile, soit cinq repas sur quatorze hors petit déjeuner. Si cette famille sortait une fois par semaine, c’est une hausse de 75 % des besoins domestiques en alimentation !
Effet pouvoir d’achat
Le confinement est-il propice au fait-maison ?
P. G. : Cela me semble peu probable. Les Français mangeaient des rutabagas sous l’Occupation, mais ils se sont empressés de les abandonner après. Les premiers chiffres montrent un retrait des rayons frais par rapport aux rayons épicerie. Certes, ils se stockent moins. Mais, moins emballés, ils sont victimes de la peur. Nous verrons avec les chiffres du rayon traiteur ce qu’il en sera.
Ce qui me semble plus influent, c’est le pouvoir d’achat, à deux niveaux. D’une part les revenus ou la crainte de leur perte, qui pourrait amener les consommateurs à acheter moins cher, donc à réduire leur consommation de produits élaborés. D’autre part, quel usage feront-ils de l’argent épargné par l’abandon du hors-domicile ? Une cagnotte pour sortir plus demain ? Des achats de loisir ? Ou un réinvestissement dans une meilleure alimentation à domicile ?
On a appris le 23 mars un premier décès dû au Covid-19 dans la grande distribution. Faut-il craindre un droit de retrait dans l’ensemble du commerce ? La prime de 1 000 € qu’ont annoncée toutes les grandes enseignes balance-t-elle l’angoisse légitime des hôtesses de caisse et responsables de rayon ?
P. G. : Il est très difficile de déterminer un lien de causalité entre l’activité et la contamination. Est-ce au travail ? En famille ? Dans la rue ? Il y a trois jours ou quinze ? Les pouvoirs publics le répètent, il faut adopter les gestes barrière, mais l’activité économique ne peut s’arrêter. Surtout celle-là. La peur n’évite pas le danger. La prime ne saurait en rien compenser une sécurité déficiente. Le niveau de sécurité dans les magasins est au maximum de ce qui est possible pour maintenir ce « service public » et l’acceptation sociale. La prime récompense un effort et une mobilisation sans précédent. Elle est légitime. Il n’y a pas de Légion d’honneur dans la distribution. Les montants mis sur la table sont à la hauteur, surtout au regard des résultats récents des entreprises : Carrefour et Auchan, représentent 150 millions de prime, c’est parfois plus que leur résultat 2019 qui vient d’être annoncé.
Suspension de la concurrence
Des industriels de l’alimentaire seront-ils contraints de fermer tout ou partie de leurs usines ?
P. G. : Les usines contraintes de fermer le font parce qu’elles ne reçoivent plus les matières premières pour travailler. Quand elles achètent en France, il n’y a pas de raison que la machine s’arrête, sinon par manque de main-d’œuvre. C’est ici aussi que l’on voit la force de la filière agroalimentaire française, du champ à l’assiette.
Des industriels ont décidé d’adapter leur offre en réduisant leurs gammes, et des distributeurs réduisent la diversité de leur offre en linéaire pour privilégier les achats de nécessité : un mouvement appelé à s’accentuer ?
P. G. : Que temporairement des industriels adaptent leur production est normal, entre une forte volatilité de la demande et une incertitude des achats de matière. Mais il faut espérer que la situation ne durera pas au-delà de quelques semaines. Aujourd’hui il n’y a de fait plus de concurrence : les consommateurs achètent dans leur magasin habituel et comparent peu. Le plus frappant est le drive, où le consommateur est satisfait de trouver un créneau pour retirer ses achats. On achète ce qu’on trouve. L’important est d’être prêt à la reprise. Changer la construction de l’offre pour quelques semaines serait dangereux pour la suite. Mais il n’est pas interdit de réfléchir à ce que pourrait devenir la consommation à l’avenir.
Afin de contrôler les achats impulsifs (un an de paquets de pates achetés le week-end du 22 mars !), peut-on imaginer des cartes de rationnement ? De refuser de vendre au-delà d’un certain volume ?
P. G. : Il y a eu un effet panique, irrationnel. La situation se régule. Dans le cas emblématique des pâtes, il y a eu du stockage, c’est vrai. Mais reprenons notre famille de quatre personnes. Que mangeait-elle à la cantine ? Souvent des pâtes. Et c’est le plus simple à midi. Cette hausse est à comparer au recul des mêmes produits dans les conditionnements de gros ou pour collectivités. Sans changer l’offre, le plus simple est encore de mettre des palettes de pâtes en tête de gondole.
Sur le long terme, les attentes concernant la sécurité alimentaire vont-elles se renforcer ?
P. G. : C’est probable, bien que la sécurité alimentaire ne soit nullement en question. L’attente de sécurité sanitaire devrait légitimement monter encore. Avec des effets qui n’amplifierons pas nécessairement les tendances actuelles. On sort d’une période où on a parlé zone de non-traitement, chasse au plastique, vrac, Yuka… Et en Italie on applaudit les tracteurs qui pulvérisent pour désinfecter. Le plastique protège les aliments du contact des mains en magasin, et les gens se sont rués vers des produits pas nécessairement bien notés. Les professionnels savent que les risques sanitaires en bio ne sont pas moindres. En fait, on a fait une chute de cinq étages dans la pyramide des besoins de Maslow, vers le premier : le besoin de survivre.
Vivement la crise… de l’immobilier
La crise sanitaire conduira-t-elle les consommateurs à mieux arbitrer entre l’utile et le futile, en faveur du premier, à repenser leur relation à la consommation, au produit ? Ou bien, la crise passée, le même consumérisme se réveillera-t-il ? L’envie de revenir « à la normale » ?
P. G. : Il y a crise, mais il n’y a pas privation. Le stockage n’a pas concerné que les produits de première nécessité : le Nutella aussi ! Le confinement a par ailleurs amplifié l’usage des outils digitaux. Beaucoup questionnent notre modèle de développement à l’occasion de la crise, mais cela n’a en fait aucun rapport. Au contraire : imaginons-nous face à cette situation sans outils digitaux ou distribution performante : ce serait, là, une catastrophe.
Restera la crise économique, que nous allons devoir affronter. Outre son effet sur le pouvoir d’achat, il y aura un effet sur la répartition. Depuis trente ans, le pouvoir d’achat est réduit par les prélèvements obligatoires, les dépenses contraintes et l’immobilier. Certains experts s’inquiètent d’un effondrement du marché immobilier, notamment dans les métropoles. Ce ne serait pas une mauvaise nouvelle pour l’alimentation, en desserrant l’étau.
Le commerce en ligne tire-t-il complètement profit de la fermeture des magasins non alimentaires ? Darwinisme économique ?
P. G. : « Les espèces qui survivent ne sont ni les plus fortes ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux au changement. » C’est terrible et injuste, mais c’est ainsi. Covid-19, c’est la météorite des dinosaures, mais ce darwinisme ne concerne pas seulement les commerces traditionnels.
Cela ne change pas le paradigme du commerce physique, qui doit fonder sa mission sur la qualité de la relation et de l’expérience. Primark, discounter textile, n’a pas de site d’e-commerce. Dans quelques semaines nous aurons, je le crois, plus envie que jamais de rencontres et d’échanges.
Quel avenir pour les entreprises qui servent le hors-domicile ?
P. G. : Je ne vois pas de raison à ce que le hors domicile chute. En tendance longue il est appelé à se développer. La crise sanitaire est conjoncturelle. Il y aura des dégâts, parmi les entreprises les plus fragiles et les moins adaptées. La crise fera le tri. L’État doit accompagner globalement cette filière pour que la reprise s’y fasse rapidement. En revanche, la crise économique peut, elle, avoir un impact sévère.
Le paysage commercial sera-t-il redessiné en faveur des gros ?
P. G. : Plutôt des agiles que des gros.
Que peuvent craindre aujourd’hui les industriels en termes de marges ? Les prix de certains produits ne risquent-ils pas d’augmenter ?
P. G. : Aucun distributeur ne prendra le risque de jouer avec les prix en ce moment. Il y aura en revanche un effet sur les parts de marché des industriels, par l’effet de la demande. Et sur la coopération commerciale, par l’incapacité à réaliser les contreparties négociées dans un certains cas. La diffusion des prospectus promotionnels est par exemple stoppée.
La distribution peut-elle réduire ses délais de paiements pour donner un peu d’oxygène aux PME ?
P. G. : Système U l’a fait. Saluons cet effort considérable, mais tous ne peuvent pas le faire.
L’État soutenu par la filière
Qu’imaginer demain, à l’expérience de cette crise, de positif dans les relations industrie-commerce, traditionnellement tendues ? Que réinventer ?
P. G. : Il y a tant à dire ! Sans trop de prospective, qui mériterait un dossier complet, les soldats qui mènent la guerre ensemble voient normalement leurs relations changer. Soulignons un point marquant : l’attitude de l’État et des élus. Depuis des décennies ils méprisent le grand commerce et ont souvent été inconséquents avec l’industrie et l’agriculture. Aujourd’hui, le pays tient grâce à la filière. Des courriers de remerciement des ministres l’attestent. On n’avait jamais vu ça. Il est permis de penser que la filière agroalimentaire a fait tenir l’État. Au sortir de la crise, les élus auront du mal à rester sourds aux demandes sur les zones de no-traitement, les impôts de production, les règles du jeu équitables demandées face aux purs acteurs de l’e-commerce, et j’en passe.
Cette crise peut-elle conduire à une relocalisation de certaines activités ?
P. G. : La crise peut amplifier cette attente forte des Français. Mais ne nous leurrons pas, ce qui a fait les délocalisations et fera les relocalisations, c’est la compétitivité, donc le poids de la dépense publique et la surtransposition des normes. Face à cette crise et aux moyens exigés pour la santé comme pour la relance, le poids de la dette va exploser. Nous allons être face à une alternative : soit augmenter la dépense publique et écraser encore la production française, soit à l’inverse, revoir complètement l’organisation de l’État pour rendre enfin compatible le niveau de vie auquel nous aspirons avec les moyens dont nous disposons.
Ni la santé ni l’alimentation n’échappent malheureusement aux lois du marché et de la compétitivité. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Inutile d’avoir la nostalgie d’une ligne Maginot : la seule condition de l’indépendance et de la souveraineté, c’est la performance, la compétitivité.
Peut-on craindre, sur fond de hausse du chômage, une baisse du pouvoir d’achat ?
P. G. : Hélas, la baisse du pouvoir d’achat est très probable. Par le poids de la dette qu’il faudra financer. La relance se fera, mais aux frais des entreprises et des particuliers. N’oublions pas que le budget 2020 de l’État, c’est 343 milliards de dépenses et 250 milliards de recettes, soit 27 % de déficit, avant le Covid-19 ! Nombre de nos partenaires ont de l’argent de côté pour relancer. Pas nous. Ce qui peut aggraver notre écart de compétitivité.
Le commerce, c’est la vie ?
P. G. : Plus que jamais ! Le sociologue Vincent Chabault a publié récemment un Éloge du magasin, joli livre qui recense une vingtaine de cas et autant de preuves que le commerce est au cœur de la vie. Le magasin est un lieu de rencontres, de socialisation par excellence.