Développement durable
Profession transformateur
10/08/2020
Comment avez-vous fait de la transformation positive la colonne vertébrale de votre activité de conseil ?
David Garbous : J’ai eu la chance d’expérimenter de l’intérieur deux transformations importantes dans deux entreprises de taille intermédiaire, Lesieur et Fleury Michon, chacune maîtresse de son destin. La première est détenue par des agriculteurs, la seconde par la famille, avec un actionnaire stable depuis sa création en 1905. Les deux ont une vision à long terme de leur stratégie. C’est ce qui m’a séduit dans les deux cas, car je savais que l’on pouvait tracer un cap dans la durée. J’ai constaté concrètement comment ces transformations étaient enthousiasmantes parmi les salariés.
Faisaient-elles écho à votre propre singularité ?
D. G. : Un livre m’a marqué à dix-sept ans, le Tour du monde d’un écologiste [1], de Jean-Marie Pelt. À la manière du Phileas Fogg de Jules Verne, l’auteur faisait le tour du monde en quarante étapes, en des lieux où l’homme a modifié l’environnement (barrages, améliorer l’accès à l’eau...), souvent pour des idées très nobles mais en sous-estimant les impacts négatifs, et suscitant une succession de catastrophes écologiques, comme l’assèchement de la mer d’Aral. Ce livre a été un déclencheur. Comment peut-on, sur une idée aussi belle, faire progresser l’humanité, la faire mourir en même temps ? Comment être plus intelligent, plus vigilant ? S’il ne faut pas renoncer à l’idée de progrès pour améliorer la vie des gens, il ne faut pas s’en tenir à un seul savoir-faire qu’on maîtrise souvent par orgueil. La nature revient par la fenêtre si on l’a chassée par la porte.
Cette conversion a-t-elle demandé un temps de maturation ?
D. G. : C’est avec mes enfants que la maturation s’est faite, quand je me suis interrogé sur ce que notre génération allait leur laisser. Que puis-je faire pour améliorer leur vie quotidienne ? Je me suis dit que mon métier était un catalyseur pour concilier mes actions et mes convictions. Ce n’est pas par hasard si j’ai choisi le marketing. En école de commerce, j’ai eu un coup de cœur quand les créateurs de la marque Cœur de lion[2] nous ont expliqué les étapes de la naissance de la marque, étude consommateurs, R&D, design, communication… Le marketing est un métier qui permet de concevoir une offre innovante et de pérenniser l’entreprise. Les décisions qui sont prises ont un impact direct sur la vie quotidienne des consommateurs et sur la société de manière plus globale.
Arme de construction massive
Le marketing permet de confronter une idée initiale à la réalité du marché. Il a un grand pouvoir, car il a tous les outils pour faire d’une idée un succès économique, un nouveau standard de l’offre. C’est un des métiers avec lesquels on a le plus de prise sur les choses, il crée une dynamique, de l’énergie. Et quand il intègre les enjeux sociétaux, en plus des attentes des consommateurs et du savoir-faire de l’entreprise, il devient une arme de construction massive.
Comment avez-vous converti aux enjeux de l’environnement les équipes des entreprises où vous avez été directeur de marketing ?
D. G. : On peut juger la RSE pertinente sans se sentir directement concerné, surtout quand on n’en voit pas l’urgence. Dans la mesure où l’entreprise est confrontée à des problématiques complexes, on joue la carte de la prudence. De surcroît, la RSE est demeurée trop longtemps l’apanage de la direction du développement durable. Or c’est un sujet stratégique, central pour l’avenir de l’entreprise, qui doit toute l’irriguer, du comex aux usines.
La direction à laquelle la RSE est rattachée est un indicateur de la maturité de l’entreprise : si c’est la direction de la qualité, la démarche est le compte des impacts ; si c’est la finance, c’est qu’on estime qu’elle peut avoir un impact positif sur la performance financière ; si c’est la direction générale, c’est qu’on commence à porter une attention au sujet de manière stratégique. On aura réussi collectivement quand la direction du développement durable aura disparu. Chez Fleury Michon, c’est quand on s’est interrogé sur la raison d’être de l’entreprise qu’on s’est rendu compte que les indicateurs suivis pour le « manger mieux » étaient les mêmes que ceux de la RSE : avoir deux batteries d’indicateurs était inutile.
La transformation a-t-elle eu lieu dans les entreprises où vous avez exercé ?
D. G. : Chez Lesieur, j’ai eu la chance de tester des innovations intégrant des enjeux RSE, comme Fleur de colza, avec un cahier des charges agriculture raisonnée[3]. Depuis, la société a fait du mode d’approvisionnement en agriculture raisonnée son standard. Quand on peut montrer avec des chiffres que l’intégration de la RSE à tous les niveaux de l’entreprise est source de performance supplémentaire, on arrive à fédérer les salariés et à les impliquer totalement. Chez Fleury Michon, j’ai constaté un même effet d’entraînement avec le surimi et le travail des équipes sur la composition qui fut communiqué avec l’opération « #VenezVérifier » [4]. Nous avons créé un nouveau standard de marché, notre concurrent nous a suivis quelques années plus tard en pêche responsable. Nous avons été meneur, en prenant des risques, accompagné par l’ensemble des acteurs, dont les distributeurs.
Ce genre de succès décuple l’énergie dans l’entreprise. Par principe, l’innovation ne préexiste pas, c’est un saut dans l’inconnu qui a une conséquence majeure : une nouvelle expérience de réussite, car les freins au changement en interne sont nombreux : pourquoi ferait-on autrement quand ça fait des années que ça marche bien ? Pour autant, j’ai vécu deux transformations enthousiasmantes dans les deux entreprises.
De bonnes intentions ne suffisent pas
Comment la plate-forme « Réussir avec un marketing responsable » participe-t-elle de cette transformation positive ?
D. G. : Je l’ai créée en 2013 avec Greenflex et l’Ademe pour valoriser les innovations qui intègrent la RSE au cœur de l’offre. J’ai pu observer à quel point le concept de « transformation positive » stimule les responsables marketing. Partager les échecs comme les succès a une vertu très positive : ça donne des ailes de voir un collègue qui a réussi, quand soi-même on est bloqué. On ne se raconte plus de belles histoires mais de vraies histoires. On repart de chaque réunion avec des étoiles dans les yeux et des projets plein la tête.
Les exigences de cette transformation positive suffisent-elles ?
D. G. : Non, bien sûr, la transformation peut échouer sur le plan de l’exécution, si le produit est lancé au mauvais moment ou s’il est mal conçu – on avance alors souvent comme explication la « faute des consommateurs », la belle affaire ! Le réglage de la vitesse d’exécution est majeur. Quand nous avions décidé de lancer le projet « manger mieux » chez Fleury Michon, une des étapes était de basculer toute la charcuterie en teneur réduite en sel (25 % de sel en moins). À l’aveugle, les consommateurs ne faisaient plus la différence et trouvaient les deux produits aussi bons l’un que l’autre ! Notre segmentation marketing avec deux offres n’était donc plus pertinente, d’autant moins que notre mission de marque était le « manger mieux ». Nous avons décidé de supprimer les gammes classiques, un vrai renoncement, en montant en puissance avec la gamme à teneur réduite. Nous étions tellement enthousiastes, convaincus, désireux d’y arriver, que nous avons agi trop vite. Conséquence : plus de pertes dans les gammes classiques que de gain dans les nouvelles gammes ! La stratégie était bonne, mais la vitesse d’exécution mauvaise.
Certaines entreprises sont-elles plus disposées que d’autres à la transformation ?
D. G. : Les grands groupes sont en général mieux armés, car l’enjeu de la transformation est à grande échelle. Ils peuvent miser sur un effet d’entraînement dans l’ensemble de la chaîne. Certaines cultures managériales sont mieux adaptées, mais cela dépend aussi des contextes est des marchés, plus ou moins faciles à conquérir. Les entreprises familiales, souvent dotées d’un actionnariat stable, sont prédisposées aussi à la transformation, parce qu’elles ont une logique de transmission, pour la génération d’après. Quand on réfléchit à vingt ans aujourd’hui, dans l »alimentaire et ailleurs, on se rend compte que le modèle construit il y a cinquante ans n’est pas viable. À vingt ans, il faut tout réinventer. Et pour être au rendez-vous dans vingt ans, il faut lancer la transformation immédiatement.
Appendre de l’échec et de la contradiction
La transformation est d’autant plus facile que l’on dispose d’une autonomie de gouvernance, de liberté d’entreprendre. L’agilité opérationnelle est clé. Ajoutons la culture de l’échec – trop rare en France – qui, associée à celle de l’entrepreneuriat, renforce l’expérience acquise. Qui n’a pas construit de belles choses à partir d’un échec ? Par ailleurs, les entreprises qui se transforment le plus vite et le mieux sont celles qui ont un sens aigu de l’intérêt général. Cette dimension sera déterminante dans la survie des organisations.
Naît-on ou devient-on transformateur ?
D. G. : Cette qualité s’entretient, se cultive. Il faut regarder le monde tel qu’il est et le repenser, se remettre en question tout le temps, avoir un regard critique sur ce que l’on fait. Je n’ai jamais autant appris qu’en écoutant les détracteurs des marques qui mettent le doigt là où ça fait mal, où sont les faiblesses non traitées. Ils rendent un très grand service, même si c’est parfois difficile à entendre, ils aident à rééquilibrer notre rapport au monde.
Un transformateur est-il un meneur d’hommes ?
D. G. : Il doit convaincre, entraîner, donner envie, accompagner. Et expliquer aux experts dans les entreprises que la transformation ne va pas les détrôner, eux qui souvent redoutent de ne plus apporter la valeur ajoutée qui les distinguait. Ils comptent souvent au nombre des résistants au changement car ils craignent de ne plus être experts dans le nouveau domaine. Il faut un accompagnement humain du changement, et c’est le rôle du transformateur.
Articuler court et long terme, abandonner des gammes rentables
Qui accueillez-vous dans votre société de conseil ?
D. G. : Je réunis des compétences RH et financières. Une transformation ne réussit que par la transformation des hommes, leur engagement, leur implication. La compétence financière est majeure pour réaliser une modélisation économique puissante, car souvent il s’agit d’abandonner des gammes qui réalisent 80 % des ventes et souvent 90 % de la rentabilité. Ces 80 % rassurent, mais ce qui doit rassurer encore plus, ce sont les 20 % de produits du monde de demain. C’est ce que j’appelle les pépites. Et il y en a dans toutes les organisations. Il faut modéliser et exécuter la trajectoire pour inverser les pourcentages au plus vite.
N’est-ce pas une bombe qu’on place dans l’entreprise ?
D. G. : Oui, et c’est là que le marketing a un rôle majeur à jouer, car il doit être capable de gérer deux temporalités, de temps court et de temps long. Faire en sorte que les 20 % d’aujourd’hui deviennent 40 puis 60 puis 80 % demain, le plus vite possible, et gérer cette croissance par l’offre et par la communication, l’accompagnement du consommateur, l’engagement des salariés. C’est très angoissant pour l’entreprise, car on sait ce qu’on perd, pas ce qu’on va gagner. Il faut être porté par une vision et des convictions comme Jean-Dominique Senard, le président de Renault, quand il opte pour la voiture électrique et désinvestit dans les gammes qui représentent 80 % de l’activité aujourd’hui. Il prend un risque, mais il crée le standard du marché automobile de demain.
Aligner le salarié sur le citoyen consommateurs
À quelles conditions les salariés suivent-ils ?
D. G. : Raison d’être et raison d’y être se rejoignent. Il y a un certain mal-être dans les entreprises, car les salariés n’y sont pas alignés quand ils en passent la porte : consommateurs et citoyens dehors, salariés dedans, avec des choix d’entreprise qui peuvent être en opposition avec leurs convictions. Une bonne raison d’être doit aligner l’histoire de l’entreprise, des fondateurs, les succès et les échecs, le capital immatériel, tout ce que l’entreprise a apporté au monde et écrire une promesse d’avenir. Une promesse non pas communicante (« je lave plus blanc ») mais constructive : « aider les hommes à manger mieux chaque jour », n’est pas un axe de communication de Fleury Michon mais une colonne vertébrale, qui passe au tamis de cette raison d’être toutes les innovations. La raison d’être est intéressante quand elle est transformative. Il faut l’incarner tous les jours, dans ses tripes, chaque employé devant être capable de dire s’il est aligné ou non.
Comment se déroule une transformation positive ?
D. G. : Le nom de mon entreprise n’est pas conceptuel mais opérationnel. Je distingue trois étapes. La première est l’introspection, quand l’entreprise s’interroge : « d’où je viens », « qui je suis », « où vais-je ». C’est la raison d’être en action qui demande un travail d’écriture, de définition. Et ce sera la colonne vertébrale de la transformation. Deuxième étape : chercher les pépites, les trésors enfouis, une matière pas toujours bien exploitée et qui demande à l’être. Il faut déterrer les pépites, les retailler, les mettre en résonance avec le temps d’aujourd’hui et de demain. Troisième étape : être en mouvement, redéfinir le plan stratégique et l’accélérer par l’innovation.
Pourquoi être devenu consultant ?
D. G. : Après avoir vécu de l’intérieur deux grandes transformations, je souhaite les démultiplier, accompagner dix Fleury Michon en même temps, être un catalyseur et fertiliser les bonnes idées. Il y a un besoin urgent d’accélération, le temps presse ; il faut démultiplier les impacts dans tous les secteurs. L’industrie alimentaire a peut-être une longueur d’avance, car elle a été mise au défi avant les autres. Je commence par ce secteur que je connais bien, mais je souhaite en accompagner d’autres. La consommation responsable, elle, est partout.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard