Réindustrialisation : des compétences en panne de volume
06/01/2021
La crise conduit-elle certaines industries à se redéployer dans de nouvelles activités, et dans quelles proportions ?
Olivier Lluansi : Il est trop tôt pour répondre. Au début de la crise, une grande inquiétude a surgi avec le premier confinement, qui a suscité de nombreux scénarios pessimistes. La reprise jusqu’en septembre fut néanmoins meilleure que celle que nous avions anticipée. Le point bas de la crise était moins profond qu’on ne l’imaginait. Excepté l’aéronautique, les mois d’août et septembre ont vu une reprise en V très resserrée ; le scénario dominant ne conduisait pas à se poser la question du repositionnement des entreprises. Aujourd’hui, la deuxième phase est moins violente, mais elle nous interroge davantage, car on commence à observer dans l’industrie une sortie en K avec des situations très diverses : des entreprises qui souffrent beaucoup, même si elles ont des financements garantis par l’État mais qu’elles devront rembourser ; d’autres au contraire qui sont en plein essor. C’est donc maintenant que certaines s’interrogent sur leur repositionnement, mais il est difficile de dire lesquelles ? et où elles penchent, sauf pour les sous-traitants de l’aéronautique et les entreprises liées à la motorisation diesel.
Dans quels secteurs n’est-il pas trop tard pour revenir sur la fragmentation des chaînes de valeur ?
O. L. : La fragmentation des chaînes d’approvisionnement a touché la plupart des secteurs. La relocalisation – ici suggérée – ne s’applique pas à une filière ou à un secteur en entier, car même si elles intègrent des coûts cachés de la fragmentation, les opérations de relocalisation ne permettraient pas toujours de préserver la compétitivité des entreprises. Dans un secteur, il y a des étapes à haute valeur ajoutée et d’autres à faible valeur ajoutée. Nous resterons non compétitifs dans des segments à faible valeur ajoutée et à forte intensité de main-d’œuvre.
En revanche, dans chaque secteur, il existe des segments à haute valeur ajoutée et à moins forte intensité de main-d’œuvre où la France est redevenue compétitive au cours des dix dernières années. C’est sur eux qu’il faut travailler. Dans tous les secteurs les entreprises doivent regarder leur chaîne de valeur et se demander quels sont les maillons qui posent une question stratégique, en raison par exemple d’une insécurité de l’approvisionnement ou parce qu’ils contraignent fortement la politique RSE (émissions de Co2, économie circulaire), et sur lesquels elles peuvent être compétitives avec une production en France. Il faut descendre à la catégorie de produit et même au segment de produit à l’intérieur de la chaîne de valeur. Réfléchir globalement en termes de secteur n’a pas de sens.
Robotiser pour préserver le modèle social
La robotisation favorise-t-elle la relocalisation ? Une certaine relocalisation des industries robotisables pourra-t-elle faire le poids face à la mondialisation accentuée des services, et dans quels secteurs industriels ?
O. L. : Oui, il y a encore des gains de productivité à conquérir avec la robotisation. Ils peuvent atteindre entre 20 et 30 % quand l’entreprise digitalise. La numérisation permet aussi de faire de très petites séries au prix de la longue série d’hier. Elle permet de réduire la part salariale dans la création de valeur et rééquilibre la compétitivité de la France par rapport à d’autres pays à masse salariale plus faible. Mais les robots sont disponibles partout dans le monde, et la France n’a aucune avance en termes de robotisation. L’avantage qu’on en retire, ce n’est pas d’être les premiers, mais de réduire la part salariale dans la création de valeur, alors qu’il n’est pas question aujourd’hui de changer notre modèle social. Et prenons garde que le télétravail ne conduise à la délocalisation de certains services, pour la même raison : réduire la masse salariale. Cent mille ingénieurs qui travaillent aujourd’hui en prestation de services sont susceptibles d’être délocalisés : ils ne l’étaient pas auparavant car nous n’étions pas habitués à télétravailler…
L’investissement étranger ou la relocalisation sont-ils freinés par le manque de savoir-faire et de compétences au niveau local ?
O. L. : La question très importante : la délocalisation a-t-elle fait perdre définitivement des savoir-faire à la France ? C’est sans doute vrai, mais il faut nuancer. La France sait toujours former des chaudronniers, mais elle en manque cruellement. Il faut donc distinguer le savoir-faire et le nombre de personnes qui le maîtrisent. Une étude que nous menons pour la région Grand-Est sur la relocalisation et la sécurisation pour les PMI ne nous a pas conduits à identifier de graves défaillances en termes de savoir-faire. Mais quand il s’agit de gros volumes, on se heurte à des problèmes de capacités en nombre de personnes qualifiées.
Si on compare la France aux autres pays européens, notamment l’Allemagne, en analysant les investissements étrangers, il semble qu’en 2019 nous ayons été moins mal lotis et donc plus attractifs…
Quels indicateurs permettront de savoir assez tôt si le plan de relance et les « projets de soutien à la résilience de l’industrie » auront produit plus que des effets d’aubaine ?
O. L. : Pas tout de suite, au mieux fin 2021. Il y a deux indicateurs : la valeur ajoutée et l’emploi industriel. Cette crise, avec ses deux vagues, nous amène à reconsidérer notre industrie et sa valeur ajoutée industrielle selon deux scénarios : soit en deux ans nous revenons à la situation d’avant la crise, et c’est un scénario en V ; soit les chaînes de valeur sur le plan mondial se détournent de la France et de l’Europe pour se positionner en Chine ou ailleurs, du fait d’un moindre impact de la crise sanitaire, et ce sera un scénario en L, où à moyen-long terme l’industrie française ne retrouvera pas son niveau antérieur.
Un atout énergétique pour réduire les coûts industriels
Risque-t-on d’entendre reprocher demain à « France Relance » d’avoir aidé autant des « canards boiteux » que des entreprises d’avenir ?
O. L. : Le dispositif « France Relance » repose sur des subventions consacrées à des investissements productifs. Comme le montre l’expérience du Royaume-Uni, qui avait subi une désindustrialisation massive et souhaitait attirer des investisseurs étrangers industriels, ce type de mécanismes peut attirer des chasseurs de subventions. S’il est difficile de quantifier à l’avance ces approches opportunistes, il n’en reste pas moins que quelques cas isolés suffisent pour être très préjudiciables auprès de l’opinion publique.
Y a-t-il encore moyen d’agir sur la fiscalité (impôt de production, crédit d’impôt recherche, taxe carbone…) pour gagner en compétitivité ?
O. L. : Oui, à n’en pas douter. Sous l’aspect coût travail, la France est redevenue globalement compétitive par rapport à l’Allemagne. Mais il y a encore des gains de compétitivité à obtenir du côté des impôts de production. Autre sujet de réflexion pour l’industrie : le prix de l’énergie. Notre parc électronucléaire est amorti. On lui applique le prix du marché, mais on pourrait profiter de cet actif français pour permettre une compétitivité accrue de notre industrie, en le dissociant des règles du marché spot de l’électricité. C’est une piste à explorer.
Si l’on quitte le terrain de la fiscalité, j’ai constaté lorsque j’étais délégué aux territoires d’industries que de nombreux responsables de PMI refusaient des commandes parce qu’ils manquaient de bras et de cerveaux pour y répondre. Ils se heurtaient à une carence de compétences. Autre souci : certains avaient des projets industriels mais manquaient de terrains pour les installer. La fiscalité n’est donc pas la seule arme de notre compétitivité. Il faut faire remonter d’autres sujets qui doivent devenir prioritaires : les compétences, le foncier, les écosystèmes.
Y a-t-il lieu de décentraliser la politique industrielle, et au moyen de quelles dispositions, de quels transferts de l’État aux collectivités locales ? Ou risquerait-on d’encourager les égoïsmes locaux et les initiatives contradictoires, avec des niveaux de souveraineté politique locaux qui ne coïncident pas avec la réalité des « territoires d’industrie » et des bassins d’emploi ?
O. L. : Décentraliser, oui et non. Aujourd’hui, les Régions sont devenues les animatrices des politiques de développement économique et industriel territorial. Mais une entreprise, PMI ou ETI, vit d’abord dans un écosystème qui lui permet d’être résiliente, dans lequel elle trouve les compétences dont elle a besoin. Et cela se passe au niveau du bassin d’activité, au niveau du territoire. À ce niveau, des progrès sont à réaliser. Par exemple, la région Aquitaine est grande comme l’Autriche, la question de la proximité se pose. La communauté de commune (EPCI) serait préférable pour certaines aides, pas toutes, par exemple pour des aides au foncier ou au bâti industriel.
Naïveté et blocage européens
La taxe carbone aux frontières est-elle indispensable à certains secteurs industriels pour réussir leur transition énergétique, sans surcoûts qui les conduiraient à des délocalisations ?
O. L. : L’Europe n’a pas souhaité protéger son système social par des taxes contre une concurrence internationale qui parfois tourne au dumping. Elle semble néanmoins prête à le faire pour protéger l’environnement. Nous avons été naïfs sur le commerce international, en voulant être le phare du monde avec notre grand marché libéralisé qui se veut universel. Nous avons oublié que le monde est organisé par des rapports de force. Si on ne peut pas revenir en arrière, il y a une opportunité à saisir pour protéger nos ambitions environnementales.
Pour les biens de consommation, faut-il réformer le code douanier de façon à labelliser le « fabriqué en France » plus officiellement que ce qui se fait actuellement à titre privé ?
O. L. : C’est un vrai sujet. Les consommateurs sont en recherche d’écologie, de bio et de proximité. Pour l’écologie, la diversité des labels complique leur lecture et leur compréhension. Les consommateurs ne profitent pas toujours d’une information de qualité. Pour autant, émerge dans le bio un référentiel de qualité, dans des canaux de distribution qui fonctionnent. C’est donc possible. Le fabriqué « local » pose la même question. Si on prend le premier chemin, on risque de multiplier les labels privés qui ont leurs propres référentiels pas forcément compatibles. Il est de la responsabilité de la puissance publique de mettre de l’ordre, comme elle l’a fait pour le bio, pour garantir aux consommateurs une information de qualité sur le contenu « emploi » de ce qu’ils achètent. Or ce sujet n’est pas traité. La Cour de justice européenne a indiqué que poser un label made in France en dehors de l’agro-alimentaire ne peut pas être obligatoire ; les consommateurs qui veulent acheter français n’ont pas aujourd’hui l’information souhaitée.
La France a gagné en attractivité dans les années récentes jusqu’en 2019, où elle a connu deux fois plus d’implantations étrangères que l’Allemagne ; mais les investissements étrangers ont reculé cette année de 35 % en raison du Covid. Plus, ou moins qu’ailleurs ?
O. L. : En 2019, la France a été deux fois plus attractive que l’Allemagne en nombre de projets industriels. La crise a masqué cette excellente performance, qui est un très bon indicateur de notre compétitivité. Si elle n’est pas compétitive en tout, la France l’est dans assez de catégories ou de segments de produits pour que l’effet macro-économique soit important. Quand on compare les performances économiques de l’Allemagne et de la France, durant la crise sanitaire, la première dépasse la seconde sur le plan conjoncturel. Il n’y a pas de raison pour que, à la sortie de la crise, la France ne retrouve pas son rang, et n’organise pas son rebond productif.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard