L’eau, affaire d’écologie territoriale
20/06/2023
Lorsque vous avez fondé Ecofilae, société de traitement et de valorisation des eaux usées et résidus de production, que fut le déclencheur ?
Nicolas Condom : Ecofilae est née en 2014, à une période où l’eau n’était pas encore considérée comme une ressource en péril par les institutions. En amont de son lancement, en 2009, j’avais développé une activité de service sur la réutilisation de l’eau et monté les premières formations françaises sur le sujet. En parallèle j’ai commencé à m’impliquer dans des groupes de travail réglementaires français et européens.
À cette époque j’étais un des seuls à considérer que l’eau doit pouvoir se recycler, au même titre que d’autres ressources. J’ai parfois été perçu comme dogmatique ou alarmiste, mais aujourd’hui, en France, la question de la réutilisation de l’eau est devenue évidente, alors que d’autres pays la développaient déjà. L’acceptation sociale de la réutilisation de l’eau est essentielle, il a fallu parler en termes concrets de cette eau, que l’on méprise à la minute où elle descend dans les siphons, et démontrer qu’elle constitue encore une ressource.
C’est sous la contrainte (restrictions, mise en conformité et conflits d’usages) et avec la crainte de ne plus avoir accès à la ressource que les acteurs se mobilisent. Cela passe aussi par admettre notre dépendance aux précipitations – les nappes qui se réduisent progressivement –, et composer avec les problématiques territoriales.
Nos premiers clients sont des précurseurs, des ambassadeurs : ils ont compris avant les autres qu’il est nécessaire de lancer de nouvelles pratiques et de reconsidérer la ressource. Nous intervenons pour articuler les compétences nécessaires à la mise en place d’un projet, au service des usagers, des gestionnaires et des acteurs du territoire.
Depuis quand s’interroge-t-on sur l’usage des eaux usées ?
N. C. : Depuis l’Âge du bronze ! Mais ce n’est qu’au début du XXe siècle, avec le développement des exploitations intensives de Californie en 1920 notamment, que se déploie l’ingénierie autour de la réutilisation des eaux usées, liée à un besoin d’efficience en gestion de la ressource. Le Japon suivra pour les usages industriels en 1950 et les pays du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et du bassin méditerranéen, notamment Israël, vont dès les années 1960 faire des « eaux non conventionnelles » une ressource à part entière. En France, la recherche publie sur ce sujet depuis les années 1980-90, et des projets encore iconiques et fonctionnels aujourd’hui, car bien pensés, sont lancés dans les années 90 (Clermont Ferrand, Noirmoutier, une vingtaine de golfs). Depuis 2010, plusieurs pilotes ont été élaborés mais moins de dix projets ont été mis en place à l’échelle opérationnelle en France. On connaît aujourd’hui une accélération[1].
L’équivalent d’une cinquième des ressources prélevées
Que représentent les eaux usées traitées en volume ?
N. C. : En 2020, le volume annuel d’eaux usées traitées (EUT) était estimé en France à 8,4 milliards de m³, un chiffre en croissance, à mettre en regard du total annuel des prélèvements, 40 milliards de m³.
Quelles différences entre eaux usées et résidus de production ?
N. C. : Les résidus de production sont des matières valorisables dont on va le plus souvent chercher à extraire l’eau pour faciliter le transport (biomasse, boues biologiques, graisses, huiles…). Les EUT sont des eaux chargées qui, comme l’eau potable, doivent respecter certaines valeurs seuils selon des paramètres physico-chimiques, microbiologiques, qui diffèrent selon les usages. Pour les résidus, on va donc chercher à contrôler la teneur en eau, alors que pour les EUT on va chercher à contrôler la teneur en résidus. Mais résidus ou EUT, c’est une même logique. Tout se mêle dans nos toilettes ou à la sortie des usines.
Les eaux usagées doivent-elles être toujours traitées avant usage ou peuvent-elles être parfois utilisées telles qu’elles sont ? Quelle part est utilisée aujourd’hui ?
N. C. : Le niveau de traitement doit être vu comme une variable d’ajustement entre la qualité disponible telle que et la qualité nécessaire pour l’usage visé. Il n’y a donc pas de règle générale, mais du contexte local. Dans certains cas, avec des effluents organiques sains, on peut imaginer réutiliser des « eaux de process »[2] sans traitement dans une station, mais en utilisant les fonctions naturelles du sol et des plantes : on parle d’agroépuration. Cela permet de conserver le carbone, les éléments minéraux, sans consommer d’énergie ni libérer du CO2, ce que font les stations d’épuration biologiques. En France, en moyenne seul 1 % des EUT sont réutilisées ; dans certains pays comme Israël, c’est jusqu’à 90 % . Ecofilae estime à 0,5 % le volume d’EUT urbaines réutilisées.
Plan eau peu disert sur la réutilisation
Comment évolue le cadre réglementaire de la « REUT » (réutilisation des eaux usées traitées) en France et en Europe ?
N. C. : Le cadre évolue plus vite ces dernières années, mais ça reste très lent et encore disparate en fonction des échelles (territoires, bâtiments...) et des usages. Concernant l’irrigation agricole, la priorité est l’alignement de la réglementation française (arrêté du 2 août 2010) avec les exigences minimales fixées dans le règlement européen n°2020/741, qui sera applicable dans l’ensemble des États membres à partir de ce 26 juin. L’agriculture concentre en effet la majorité des besoins en eau (même si émergent des discussions sur le besoin de réformer des politiques agricoles). J’ai participé pendant sept ans à l’élaboration de ce règlement européen. Mais il concerne uniquement l’irrigation des cultures agricoles. Les usages urbains comme le nettoyage des voiries, le chauffage et la climatisation, l’usage industriel ou pour la production d’énergie, pour la recharge de milieux naturels, l’usage lié au soutien à l’environnement et à la biodiversité, ne sont pas encadrés – donc à priori pas interdits – par la réglementation européenne. Seuls certains pays se sont dotés d’un cadre réglementaire à cet égard, en particulier l’Espagne et le Portugal.
Qu’apporte le plan eau du gouvernement récemment exposé par le président de la République ?
N. C. : À ce stade, sur la REUT il n’apporte que de grandes orientations affichées dans un pdf ! Toute la communauté REUT attend les déclinaisons concrètes. Le groupe de travail Astee (Association française des professionnels de l’eau et des déchets), qui travaille en lien avec le ministère de la Transition écologique, a rendu des recommandations concrètes, notamment sur le volet « nouveaux usages dans la ville », que j‘anime avec l’association Amorce.
Qu’attendre du projet de décret sur la réutilisation de l’eau dans l’industrie agroalimentaire (IAA) ?
N. C. : Le projet de décret autorise dans un établissement IAA l’utilisation d’EUT avec ou sans contact avec la denrée alimentaire à la condition qu’en soit démontrée l’innocuité. Tous les usages autorisés, les paramètres et les valeurs seuils de la qualité de l’eau exigées par les usages seront détaillés dans un arrêté annoncé par ce décret. Le texte définitif n’est pas publié, mais c’est du bon sens ! Nous avons aussi soutenu les industriels engagés dans cette démarche. Quand on produit de l’eau traitée osmosée en sortie de son production, il n’y a aucune raison de ne pas trouver d’usages internes ou externes (balayeuses, irrigation, nettoyage).
Opportunité de “l’approche multi-barrière”
Et que penser de l’aménagement attendu du cadre réglementaire français pour la réutilisation de l’eau en irrigation agricole et espaces verts ?
N. C. : La réglementation française va devoir s’aligner avec le cadre européen du règlement relatif aux exigences minimales pour la réutilisation de l’eau, applicable à compter du 26 juin, mais de façon obligatoire dans l’agriculture seulement. Il ne couvre ni les espaces verts ni les golfs. On entend souvent que ce règlement est plus contraignant que la réglementation française, mais ce n’est pas tout à fait juste. En effet, bien que les valeurs seuils de certains paramètres de qualité de l’eau soient plus contraignantes, ce n’est vrai que pour certains usages en irrigation agricole, et le règlement européen autorise l’approche multibarrière : elle consiste à s’affranchir du risque en mettant en place des barrières appropriées qui dépendent du contexte, plutôt que d’appliquer un traitement et des valeurs seuils de façon uniforme. L’approche multi-barrière est également celle recommandée par l’OMS.
C’est grâce à cette approche que certains pays de l’UE comme la Belgique utilisent déjà la REUT dans des usages agroalimentaires. On peut donc attendre que la France adopte l’approche multi-barrière, ou qu’elle calque ses contraintes qualités sur celle de l’UE, ce qui mettrait fin à de nombreux projets REUT. Nous attendons la déclinaison française, et les ajustements par ricochet sur la réglementation liée aux espaces verts.
La problématique de l’économie circulaire de l’eau concerne-t-elle toutes les entreprises ou certaines plus que d’autres ?
N. C. : Elle concerne en particulier les industries très consommatrices d’eau – agroalimentaire, papeterie… –, les industries productrices – distilleries, laiterie… –, les industries situées dans des régions en déficit hydrique du centre et de l’ouest de la France. Mais tout le monde est concerné. Qui n’utilise pas d’eau ?
Comment faire d’un fardeau une nouvelle ressource, un gisement de valeur ?
N. C. : Il suffit souvent de passer d’une vision de court terme à une vision de long terme : ce fardeau coûte cher : traiter, rejeter, tout ça pour finir à la mer… Dans dix ou vingt ans, ceux qui ont investi pour valoriser leur gisement d’EUT auront amorti leurs investissements et bénéficieront d’une ressource pérenne, les autres continueront de payer, de plus en plus cher, pour prélever et pour rejeter. On recycle à peu près tout sauf l’eau : il est temps !
Multiplier les échanges entre territoires et industriels
Quels outils développez-vous pour valoriser les eaux usées ? Quels usages peut-on en faire ?
N. C. : Nous développons des outils (méthodologies, outils de dimensionnement, kits de formation, pilotes…) pour permettre aux acteurs impliqués dans les futures boucles de réutilisation d’eau (les producteurs d’eaux non conventionnelles, les utilisateurs, les financeurs, le législateur, les gestionnaires de bassins, les acteurs de la filière de production, etc.). L’idée est de s’acculturer, de se rassurer, d’évaluer les meilleurs scénarios pour eux, de les mettre en place, de réaliser le projet et de le contrôler. Nous avons une approche 360° au service des autres. Seul, personne ne peut mettre en œuvre la REUT : c’est une approche collective. En plus d’outils spécifiques à la R&D que nous développons avec la recherche (Inrae par exemple) et qui devraient, à l’avenir, faciliter la sélection et la mise en œuvre de projets REUT, nous travaillons sur la plateforme HotspotReuse, qui recense les projets avec un niveau de données permettant d’évaluer la faisabilité des idées, des utilisateurs, d’ouvrir l’horizon des possibles.
Auprès de quelles entreprises intervenez-vous ?
N. C. : Auprès de grands groupes leaders à l’international comme auprès de groupes nationaux, voire de PME locales : ce qui fait la genèse et la réussite des projets REUT en industrie, c’est de multiplier les échanges entre territoires (collectivités, chambres d’agriculture, agences de l’eau, GIE…) et industriels. Parfois ce sont les territoires qui nous contactent, parfois les industriels, mais à un moment donné tout le monde discute autour de la même table.
Pouvez-vous décrire quelques exemples de boucles de réutilisation dans l’univers des produits de grande consommation?
N. C. : Les contextes des usines jouent beaucoup sur les boucles retenues pour les projets REUT : sont-elles dans des zones industrielles ? Dans des zones rurales, agricoles ? Quelles sont les sensibilités environnementales ? Dans les IAA, les eaux usées traitées sont riches en matières organiques ou en nutriments ; il est logique que ceux-ci retournent au sol, par de l’irrigation agricole, afin de l’enrichir, lorsque la sensibilité du milieu récepteur le permet. Lorsque les EUT sont peu intéressantes pour les cultures, il peut être intéressant de les réutiliser sur les gros postes de consommation d’eau de l’usine, en général les chaudières et les systèmes de refroidissement. Beaucoup de projets n’ont pas été médiatisés, mais on peut citer parmi les acteurs engagés Lafitte, Delpeyrat, Biolandes, la Cooperl, les sirops Monin, la viticulture…
Quels sont les facteurs de réussite de ces projets ?
N. C. : Il y a cinq facteurs clés : sécurité (agronomique, sanitaire, environnementale), faisabilité (réglementaire, technique), viabilité (économique, financière), acceptabilité (des acteurs), gouvernance (définition des rôles et responsabilités de chacun). Et un transformateur qui fait le lien entre les trois types d’acteurs impliqués dans tout projet REUT : les producteurs d’eau (industrie, station d’épuration…), les gestionnaires (DSP, Veolia, Suez…), les usagers (citoyens, agriculteurs, industriels…).
L’économie circulaire de l’eau est-elle créatrice de nouveaux métiers ?
N. C. : Oui, absolument ! Elle crée un secteur d’activité, et donc potentiellement toute une filière de recyclage et une multitude de métiers associés. C’est pour cela qu’Ecofilae ne ménage pas ses efforts, depuis quinze ans, pour former les étudiants ou les professionnels. Nous plantons des graines, je suis confiant, la moisson s’annonce bonne. J’encourage d’ailleurs les professionnels ou les moins jeunes à s’orienter vers ce projet passionnant et à nous rejoindre ! Bien menée, la réutilisation est écologique, économique et surtout utile.