Entretiens

Transition agricole

Agriculture régénérative : programme mondial, action locale

28/08/2024

Une seule planète appelle une vision d’ensemble des moyens de la garder vivable. Garder la vie dans sa diversité : une coalition internationale d’entreprises s’emploie à aider ceux qui en sont les premiers gardiens, les agriculteurs. Entretien avec Dana Rakha-Michalon, OP2B (One Planet Business for Biodiversity).

One Planet Business for Biodiversity (OP2B) est-elle une initiative du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD) ou une organisation autonome ?

Dana Rakha-Michalon : La coalition One Planet Business for Biodiversity a été lancée lors du Sommet de l’action climatique des Nations unies à New York le 23 septembre 2019. Depuis 2021, OP2B est un programme du Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD).

Qu’est-ce qui la distingue de l’initiative Act4Nature, « portée par des réseaux d’entreprises avec des partenaires scientifiques, des ONG et des organismes publics » ? Du Finance for Biodiversity Pledge, qui regroupe 90 investisseurs et assureurs dans le monde ? Ou de l’alliance promue par Bel avec WWF France et Earthworm Foundation ?

D. R.-M. : OP2B est une coalition internationale, intersectorielle et orientée vers l’action sur la biodiversité, avec un accent particulier sur l’agriculture régénératrice. Elle est supervisée par un comité de pilotage composé de dirigeants d’entreprises. La coalition se concentre sur la mise à l’échelle de l’agriculture régénératrice par trois leviers : harmoniser les méthodes de mesure et de reporting pour attirer des investissements ; augmenter les financements pour la transition afin de soutenir les agriculteurs avec des solutions de financement flexibles ; favoriser les collaborations entre le secteur public et le secteur privé pour créer un environnement favorable et harmoniser les directives.

Nous travaillons à créer les conditions permettant à tous les agriculteurs d’adopter des pratiques qui améliorent la santé des sols, et la quantité et la qualité de l’eau, renforcent la biodiversité, augmentent la séquestration du carbone dans les sols, réduisent les émissions de gaz à effet de serre et améliorent les moyens de subsistance des agriculteurs. OP2B se distingue en se concentrant sur les secteurs de l’agriculture et de l’alimentation. Elle est composée d’entreprises à portée mondiale et est engagée envers des changements systémiques dans les pratiques agricoles, en contraste avec l’approche plus large et multisectorielle d’Act4Nature, le focus financier du Finance for Biodiversity Pledge, ou les alliances spécifiques comme celle promue par Bel avec WWF France et Earthworm Foundation.

Quels sont les maillons de la chaîne de valeur représentés dans OP2B ?

D. R.-M. : Les agriculteurs, les producteurs alimentaires, les transformateurs et les distributeurs doivent s’unir autour d’un objectif commun et d’une action coordonnée qui inversera les tendances actuelles du système agricole et fera des principes, des résultats et de la pratique de l’agriculture régénératrice la voie la plus attrayante pour l’avenir. Ainsi, au sein de la coalition sont représentés les coopératives agricoles, les fournisseurs d’intrants, les transformateurs et les distributeurs, pour les secteurs agro-alimentaire, cosmétique et textile. Sont également présents dans la coalition des institutions financières et des fonds, des entreprises technologiques et plateformes de données.

Transparence, indicateurs de résultat, coordination territoriale,

Biodiversité, enjeu mondial, mais en quoi une coalition mondiale est-elle pertinente pour traiter de questions par nature spécialement « territoriales » , où les solutions s’élaborent localement au vu des spécificités des sols ?

D. R.-M. : Nous sommes convaincus que l’action a l’échelon territorial peut être une solution catalytique pour surmonter les obstacles existants, en favorisant la durabilité au-delà du niveau des exploitations agricoles et en réunissant les divers partenaires nécessaires à la transition, tout en gérant la complexité, les risques et les coûts. La coalition utilise son pouvoir de rassembler le secteur privé, les acteurs financiers et les décideurs politiques, et se concentre sur la mise à l’échelle de l’agriculture régénératrice. À cette fin elle encourage la mise en œuvre de mesures de transparence sur les impacts environnementaux, sociaux et économiques : OP2B met l’accent sur des indicateurs de résultats et sur la transparence et l’alignement des rapports d’entreprise, pour suivre les progrès de manière efficace. En promouvant et en convergeant vers des indicateurs holistiques fondés sur les résultats, OP2B travaille à améliorer les résultats et les impacts sur le climat, la biodiversité, l’eau, la santé des sols et les modèles de subsistance viables grâce à l’agriculture régénératrice.

Par ailleurs, OP2B plaide en faveur de politiques mondiales qui aident à réduire les risques de la transition vers des pratiques régénératrices pour les agriculteurs, facilitant ainsi l’adoption de méthodes durables.

Enfin, OP2B agit pour coordonner les actions et les investissements collectifs à l’échelle territoriale : OP2B réunit l’industrie, les agriculteurs, les parties prenantes locales et les financeurs publics et privés, pour concevoir des modèles reproductibles pour les transitions vers l’agriculture régénératrice au niveau des paysages. Le travail aligne les parties prenantes locales et régionales sur des données communes, des approches de mesure, notification et vérification (MRV)¹, des modèles de financement et de stratégies paysagères, pour étendre les transitions mesurables à travers l’Europe, première région choisie pour montrer l’effet de la démarche.

Quels liens avez-vous avec les organisations représentatives des agriculteurs ?

D. R.-M. : Nous travaillons étroitement avec des organisations représentatives des agriculteurs telles que le CEJA (Conseil européen des jeunes agriculteurs) et l’EARA (Alliance européenne pour l’Agriculture régénératrice) afin de plaider pour des politiques européennes qui soutiennent les demandes des agriculteurs et qui ancrées dans la réalité de leurs besoins pour la transition. Par exemple, en septembre 2023, OP2B a organisé un événement en partenariat avec le Conseil européen des jeunes agriculteurs et FoodDrinkEurope, qui représente l’industrie des boissons, accueilli par les députés européens Pascal Canfin et Clara E. Aguilera García au Parlement européen. L’événement, intitulé « Accélérer et Réduire les risques de la transition durable dans l’agriculture », a démontré que la transition vers des modèles agricoles plus résilients et durables est en cours avec les jeunes agriculteurs à la tête du mouvement, mais qu’il reste beaucoup à faire.

Soulager les agriculteurs agriculteurs des coûts et des risques de la transition

Quels sont les leviers que les grandes entreprises de la coalition peuvent actionner ?

D. R.-M. : Leur coalition dans OP2B se concentre sur la mise à l’échelle de l’agriculture régénératrice par trois leviers clés : l’harmonisation des mesures d’impact et du reporting, basés sur la transparence ; la promotion d’actions collectives et d’investissements dans les territoires ; et la défense de politiques visant à réduire les risques de la transition pour les agriculteurs.

Le déploiement mondial d’une agriculture régénératrice est-il principalement tributaire du financement par les grandes entreprises de leurs filières amont ?

D. R.-M. : Les investissements dans les modèles agricoles régénérateurs ont commencé à provoquer des changements progressifs, mais ces investissements doivent être considérablement amplifiés pour avoir un impact significatif. La transition ne se fera pas à l’échelle et à la vitesse nécessaires si les agriculteurs doivent supporter la majorité des coûts et des risques de cette transition.

Pour soutenir les agriculteurs, nous avons besoin d’un ensemble complet de solutions de financement. L’assistance technique et les solutions de réduction des risques seront essentielles pour aider les agriculteurs à faire la transition et à prospérer.

Le financement des systèmes agricoles durables présente une formidable opportunité de réduire les risques, de créer de nouvelles opportunités de marché, d’augmenter les rendements financiers et d’avoir des impacts positifs sur l’économie, la société et l’environnement. Il a été estimé que le financement de la transition coûterait moins de 2 % des revenus annuels projetés du secteur, tout en représentant une opportunité d’investissement de 350 milliards de dollars américains et en générant 4,5 trillions de dollars de nouvelles opportunités de marché chaque année.

Étant donnée la complexité du paysage financier, les institutions financières et les acteurs de la chaîne de valeur doivent collaborer, et se coordonner, pour soutenir les agriculteurs, en convenant d’une répartition équitable des risques, des coûts et des bénéfices, tout en donnant la priorité à la transparence et à la responsabilité dans les objectifs de durabilité, les mesures et les performances.

Harmonisation nécessaire des indicateurs comptables

Est-ce qu’on peut se contenter de viser à l’agriculture régénérative par un cahier des charges ?

D. R.-M. : Pour impulser un changement vers des modèles agricoles régénérateurs, des approches holistiques fondées sur les résultats primant la durabilité, la résilience et l’équité sont cruciales. La communauté mondiale exige de plus en plus que les entreprises fassent preuve de progrès tangibles en termes de climat, de nature et de moyens de subsistance équitables. Cette poussée vers la responsabilité est alimentée par la société civile, les banques et les gouvernements, qui appellent à une transparence accrue pour lutter contre l’écoblanchiment et attirer les investissements.

Des méthodes de comptabilité robustes et des outils de suivi sont essentiels, pour mesurer avec précision les progrès en matière d’agriculture régénératrice. Cependant, l’adoption de méthodes simplifiées est nécessaire pour évaluer efficacement les projets. Des défis existent dans l’harmonisation des indicateurs et des mesures à travers différents systèmes, ce qui peut entraver l’évaluation cohérente des progrès. OP2B collabore avec d’autres organisations dans l’écosystème pour aligner ces indicateurs à divers niveaux – des mesures à l’échelle, des fermes aux chaînes de valeur des entreprises –, afin de soutenir efficacement cette transition.

Les cadres de divulgation volontaire et les normes offrent des indicateurs de progrès significatifs ; ils fournissent aux entreprises les bonnes incitations des marchés financiers, tout en répondant à leurs propres exigences de responsabilité. Ces cadres reflètent la diversité des besoins divers dans les chaînes de valeur, permettant aux entreprises de se concentrer sur la performance par rapport aux objectifs de durabilité, adaptables aux contextes locaux spécifiques.

Concrètement, quelles sont les types d’initiatives que l’OP2B a pu appuyer le plus souvent ? (techniques agricoles, plantations, suivi satellite du couvert végétal, suivi des rotations, de la capacité des sols à stocker le carbone…) ?

D. R.-M. : L’agriculture régénératrice à grande échelle nécessite une transition vers des approches moins prescriptives. Une approche holistique, fondée sur la science et orientée vers les résultats, qui ne favorise pas certaines pratiques au détriment d’autres, peut combler le fossé entre les parties prenantes et autonomiser les agriculteurs, en étant rentable, adaptée au contexte, transparente et mesurable.

Nous soutenons une agriculture r qui produit tout en ayant des retombées nettes positives mesurables sur la santé des sols, la biodiversité, le climat, les ressources en eau, et un modèle de subsistance viable pour les agriculteurs, au niveau des exploitations et des territoires. Elle vise à promouvoir simultanément la séquestration du carbone au-dessus et dans le sol, à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à protéger et à améliorer la biodiversité dans et autour des exploitations agricoles, à améliorer la rétention d’eau dans le sol, à réduire les risques liés aux pesticides, à améliorer l’efficacité de l’utilisation des nutriments et à améliorer les moyens de subsistance des agriculteurs.

Réaffecter des subventions pour créer des incitations financières

Quelles sont les principales recommandations que les grandes entreprises que vous représentez adressent aux pouvoirs publics pour favoriser le déploiement de l’agriculture régénératrice ?

D. R.-M. : Pour accélérer la transition, le secteur a besoin du soutien des investisseurs publics et privés. Les gouvernements peuvent créer un environnement favorable à l’action en matière de climat, de nature et d’équité, en mettant en œuvre des politiques telles que l’harmonisation des directives de divulgation et de rapport, l’adoption d’incitations holistiques fondées sur les résultats et les retombées, la réduction des risques et le financement de la transition pour les agriculteurs, ainsi que la création de mécanismes de financement innovants pour l’agriculture régénératrice. La réaffectation des subventions pour créer des incitations financières peut accélérer et étendre la transition.

La priorité écologique est-elle l’agriculture régénérative dans les zones cultivées ou la sanctuarisation des écosystèmes qui ont échappé à l’emprise agricole ?

D. R.-M. : Il est urgent de transformer nos chaînes de valeur agricoles et de soutenir les agriculteurs dans la production alimentaire, de fibres et de matières premières sous le seuil des limites planétaires. Nous avons besoin d’une approche efficace pour régénérer la planète qui soit adaptative, atténuante, et favorise des chaînes de valeur plus résilientes.

Nous soutenons un paradigme qui régénère les services écosystémiques ; avec d’une part des actions de conservation et de restauration, afin d’atteindre les objectifs environnementaux mondiaux, d’autre part une activité économique régénérative, incluant une part minimale d’habitats naturels en zones agricoles et urbaines.

1. Corpus de procédures dont l’adoption résulte des conférences climatiques depuis Kyoto, cf. https://climat.be/politique-climatique/internationale/convention-cadre-des-nations-unies/rapportage-mrv (NDLR).

Propos recueillis par François Ehrard

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