Transition agricole
“4 pour 1000”, et davantage si possible
26/08/2024
Qu’est-ce qui a motivé l’Initiative internationale « 4 pour 1000 » [1] ?
Paul Luu : Lancée lors de la COP 21 en décembre 2015, l’Initiative internationale « 4 pour 1000 : les sols pour la sécurité alimentaire et le climat » vise à montrer que l’agriculture et les sols agricoles ou forestiers peuvent apporter des solutions concrètes au défi du dérèglement climatique, tout en répondant à celui de la sécurité alimentaire par des pratiques agroécologiques adaptées aux conditions locales (agriculture de conservation, agriculture régénérative, agroforesterie, gestion des paysages, etc.).
Son déclencheur a été scientifique, politique, voire géopolitique. Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, constatait que l’agriculture n’était pas présente dans les débats et négociations sur les enjeux du dérèglement climatique et des émissions de gaz à effet de serre (GES). Le risque pour l’agriculture était que si elle ne prenait pas les devants en s’affirmant comme potentielle contributrice à la réduction des émissions de GES, elle se retrouve en 2050 responsable de 50 % des émissions totales, alors qu’elle l’est actuellement de 30 %. L’objectif de Stéphane Le Foll est de profiter de la conférence de Paris pour amener l’agriculture au premier plan des négociations et faire en sorte qu’elle ne soit plus seulement considérée sous le seul angle du problème mais aussi comme une partie des solutions – ce qui n’est pas possible dans tous les secteurs.
Quel est le sens de ce rapport ,« 4 pour 1000 » ?
P. L. : Les scientifiques de l’Inrae ont observé qu’il y a deux à trois fois plus de carbone dans les sols de la planète que dans l’atmosphère. Selon les estimations de 2014, le flux net d’émissions de carbone dans l’atmosphère dues aux activités humaines (transport, énergie, industrie, agriculture, déforestation…) chaque année est de l’ordre de 4,3 gigatonnes (émissions totales moins ce que la nature est capable de recapturer par les océans et forêts naturelles). D’où la question : de quel pourcentage faut-il accroître les quantités de carbone dans les sols de la planète pour compenser, chaque année, ces 4,3 gigatonnes d’émissions nettes de carbone dans l’atmosphère ? La réponse des scientifiques est de 0,4 % soit « 4 pour 1000 ». C’est certes un calcul théorique, mais qui donne une orientation, qui ne nous dédouane pas de devoir réduire de manière drastique nos émissions, tous secteurs confondus.
Le bon carbone : plus par terre, moins dans l’air
Qu’apporte de nouveau cette initiative ?
P. L. : Depuis longtemps, les scientifiques du sol alertaient la communauté internationale sur l’érosion des sols, le risque d’une baisse de notre production agricole, de notre survie sur la planète. Mais personne ne les écoutait. L’Initiative internationale « 4 pour 1000 » a attiré l’attention à un moment clé sur l’importance des sols agricoles et forestiers pour stocker naturellement du carbone sous forme de matière organique, grâce à la photosynthèse. Si nous avons des sols plus riches en carbone, ils seront aussi moins sensibles à l’érosion, à la désertification, et seront capables de mieux retenir l’eau de pluie. Ce qui permettra aux agriculteurs de mieux s’adapter au changement climatique pendant les épisodes de sécheresse.
Augmenter la teneur en matière organique des sols, c’est aussi augmenter leur fertilité en utilisant moins d’engrais. Cela permet également de stabiliser les rendements des cultures pour conjurer la variabilité actuelle. Si on souhaite parvenir à stocker du carbone dans les sols, il est impératif de changer nos pratiques agricoles, de changer de paradigme. Le schéma de l’agriculture conventionnelle, intensive, doit être abandonné au profit d’agricultures s’inscrivant dans l’agroécologie. Nous devons nous inspirer du fonctionnement de la nature pour adapter nos modes de production agricole. Le carbone dans les sols est notre leitmotiv qui permet une évolution des systèmes agricoles vers la durabilité. L’Initiative internationale « 4 pour 1000 » encourage donc tous les acteurs volontaires à travers le monde à s’engager dans une transition vers une agriculture régénératrice, productive, hautement résiliente, basée sur une gestion appropriée des terres et des sols, qui crée des emplois et des revenus et conduit ainsi au développement durable.
Comment l’Initiative est-elle structurée, sur le plan de la gouvernance ? Quels sont ses moyens ?
P. L. : Sa gouvernance a été définie en 2016 durant la conférence COP22 de Marrakech sur les changements climatiques, lors d’une journée parallèle consacrée à l’Initiative. L’Initiative est ouverte aux organisations et aux États, pas aux individus. Il y avait 160 signataires de la déclaration d’intention à sa naissance. Avec 830 partenaires, dont plus de 365 membres [2] (juillet 2024), l’Initiative a aujourd’hui une portée mondiale. Elle est unique en son genre, composée de différents collèges (pays signataires, organisations internationales et régionales, organismes de financement publics et privés, organisations paysannes et forestières, instituts de recherche et d’enseignement, ONG et société civile, entreprises privées), reliés par une plateforme collaborative électronique innovante, avec un même objectif, celui de sols sains et riches en carbone.
L’Initiative « 4 pour 1000 » présente ainsi la singularité de réunir tous les acteurs volontaires qui ont pour objectif le stockage du carbone dans les sols. C’est une des rares initiatives internationales multi-acteurs et transversales qui accueillent les entreprises, souvent mal considérées dans ce genre de coalitions et partenariats globaux.
Appel à dons ouvert à tous
La gouvernance de l’Initiative « 4 pour 1000 » repose sur quatre entités. La première regroupe les partenaires, soit tous les signataires de la déclaration d’intention. Un deuxième niveau d’adhésion regroupe les membres ; nous avons limité cet accès aux partenaires qui n’ont pas de de but commercial ou lucratif (pays, organisations internationales, ONG, institutions scientifiques…) en excluant les entreprises. Un partenaire peut décider à tout moment de devenir membre à condition de ne pas avoir de but commercial. Avec les partenaires réunis au sein du Forum des partenaires, nous partageons nos objectifs, nous développons des partenariats. Nos décisions et orientations stratégiques sont prises avec les membres dans l’entité appelée Consortium des membres. Nous réunissons le Forum des partenaires et le Consortium des membres au moins une fois par an durant la COP Climat, et dans la ville accueillant cette conférence. Cette année, la réunion se fera en ligne pour des raisons budgétaires.
Les deux autres entités de la gouvernance sont le Comité scientifique et technique qui, fort de quatorze membres à parité hommes-femmes, donne la base scientifique à tout le travail. Ces experts de renommée mondiale ont été nommés par le Consortium des membres, intuitu personae, ne représentant donc que leur compétence et non l’institution dans laquelle ils travaillent. La dernière entité est celle du Secrétariat exécutif que je dirige. Il est composé de six personnes mises à disposition des ministères. Je suis pour ma part mis à disposition par le ministère de l’Agriculture français, d’autres le sont par les ministères espagnol et allemand. Nous nous réunissons virtuellement au moins un fois par semaine et physiquement quatre fois par an. Notre budget, voté chaque année, est globalement d’un million d’euros, hors coûts de personnel. L’argent collecté ne peut venir que de contributions volontaires. Pour l’heure, elles ne s’élèvent qu’à 400 000 euros, soit 40 % de notre budget annuel. Nous procédons à un appel à dons, pour les organisations, entreprises ou particuliers qui souhaiteraient soutenir nos actions.
Trop d’États qui manquent à l’appel
Quels partenaires vous manquent ?
P. L. : Quarante pays aujourd’hui nous ont rejoints. Il nous en manque donc beaucoup, comme la Chine, les États-Unis, le Brésil, l’Inde… pays qui pèsent lourd sur le plan des émissions de gaz à effet de serre mais qui pourtant ne restent pas sans rien faire pour améliorer la santé des sols.
Comment définissez-vous l’agriculture régénérative, ses enjeux ?
P. L. : Notre livre [3] donne une définition qui dépasse celle donnée par les ONG et les multinationales. Si le mot est souvent le même, leur définition ne l’est pas. Parlons si possible la même langue. Nous avons proposé que le Comité scientifique et technique se penche sur une nouvelle définition harmonisée, définition qui figure sur notre site internet [4]. Les entreprises définissent souvent l’agriculture régénératrice selon trois principes : on dérange le moins possible le sol en ne le labourant pas, on ne laisse jamais le sol nu, on fait donc des cultures de couverture et des rotations culturales. Ces trois principes définissent en fait l’agriculture de conservation des sols. Pour que l’agriculture soit régénératrice, elle doit régénérer non seulement les sols mais aussi l’eau, l’air, la biodiversité ; il faut également une association avec les végétaux ligneux, arbustes et arbres, et avec les animaux, pour avoir une vision plus holistique. L’agriculture régénératrice n’est pas obligatoirement « biologique », afin d’éviter une démarche trop restrictive. Actuellement il y a peu d’acteurs en mesure de certifier une démarche d’agriculture régénératrice. Mentionnons le travail de dialogue et d’harmonisation d’OP2B (One Planet Business for Biodiversity), regroupement d’entreprises internationales dans le cadre du One Planet Lab lancé lors du Sommet de l’action climatique des Nations unies à New York le 23 septembre 2019.
Les enjeux autour de la compréhension des actions à entreprendre et des agricultures à privilégier portent sur un changement de paradigme de l’agriculture. Un schéma figurant dans le livre résume les principaux types d’agriculture : de conservation, biologique, biodynamique, régénérative, l’agroforesterie, le pâturage dynamique tournant… Tous ces types d’agriculture appartiennent à l’agroécologie, continuum de divers types d’agriculture. Il n’y a pas une seule solution agricole. Un des enjeux est de sortir de l’agriculture conventionnelle pour aller au moins vers la conservation des sols.
Parmi les objectifs que l’Initiative s’est fixés, quels sont ceux qui ont été atteints, ceux en attente ?
P. L : Notre plan stratégique 2050 [5] qui figure sur notre site définit 24 objectifs. Il a été validé par le Consortium des membres en 2020. Un tableau de bord doit nous permettre de suivre l’évolution de chaque objectif. Exemple : favoriser la prise en compte du carbone organique des sols, de la santé des sols dans le cadre des NDC (“nationally determined contributions”, contributions déterminées au niveau national). Avec la Convention climat, chaque pays membre a pris des engagements au niveau national pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et pour stocker du carbone. Parmi les deux cents pays, seulement quelques dizaines envisagent l’agriculture comme une réelle solution au problème. Un de nos objectifs est de conduire davantage de pays à mentionner dans leurs programmes nationaux les sols et l’agriculture.
Autre objectif : promouvoir les systèmes et outils MRV (measuring, reporting and verification) pour mesurer les progrès réalisés, les lacunes à combler. Nous avons recensé avec le cabinet Deloitte Sustainability des outils MRV à la disposition des différents acteurs, payants, gratuits, proposés par la FAO, des start up… Avec un petit outil [6] d’aide à la décision pour choisir l’outil MRV le plus approprié.
Des objectifs de souveraineté qui interfèrent
Quels sont les freins auxquels vous vous heurtez ?
P. L. : Le budget peut être considéré si ce n’est comme un frein, du moins comme un ralentisseur. Le principal frein est dans les mentalités, même si i l’enjeu de la santé des sols a fait son chemin. À Dubaï, en 2023, la déclaration proposée par les Émirats Arabes Unis, signée par 159 chefs d’État, place l’agriculture, les systèmes alimentaires résilients, les modes d’agriculture durable, au centre des moyens pour lutter contre le changement climatique. Mais la Covid-19 a montré la dépendance des pays aux marchés extérieurs, et ravivé l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Il faudrait produire plus pour nos propres besoins. On en revient ainsi au productivisme.
La guerre en Ukraine a rendu la notion de souveraineté encore plus importante (céréales, engrais, énergie). En France, le ministère de l’Agriculture a changé son nom pour ajouter Souveraineté alimentaire. Voyez aussi la crise agricole et la révolte contre les normes environnementales, l’accès limité à l’eau. Les freins sont plus souvent le fait des producteurs que des entreprises, surtout multinationales car celles-ci se trouvent prises en tenaille : depuis la réunion de Montréal on leur demande d’apporter des éléments de réponse sur ce qu’elles font pour lutter contre le dérèglement climatique, mais également pour la préservation de la biodiversité. Elles ne souhaitent pas abandonner le travail qu’elles entreprennent dans leurs chaînes de production, et avec leurs fournisseurs sous prétexte qu’on est revenu à un certain niveau de productivisme. Les freins sont également le fait des pouvoirs publics, soumis à l’opinion publique…
L’Initiative internationale « 4 pour 1000 » appelle-t-elle une révolution pédagogique ?
P. L. : Je préfère le mot évolution, car la brutalité n’est pas féconde. Stéphane Le Foll, aujourd’hui président de l’Initiative internationale « 4 pour 1000 », est l’un des rares ministres de l’Agriculture à avoir parlé pendant tout son mandat d’agroécologie. La loi qu’il a fait adopter en 2014 a promu l’enseignement de l’agroécologie dans les lycées agricoles et les écoles d’enseignement supérieur, sous tutelle du ministère de l’Agriculture. La France est l’un des trop rares pays à enseigner l’agroécologie. La pédagogie doit se développer ailleurs qu’en France. L’évolution des mentalités se fera notamment grâce aux jeunes.