Eau
Cap sur la réutilisation
21/09/2023
Le nom Veolia vous rappelle à vos origines, celles de la Générale des eaux (1853) ; considérez-vous avoir une mission de service public ?
Pierre Ribaute : L’histoire de Veolia est au commencement, une histoire d’hygiène et de santé publique. « Nous buvons 90 % de nos maladies », disait Pasteur en découvrant les microbes en 1881. Grâce à ses travaux, le lien entre certaines maladies (choléra et fièvre typhoïde) et la qualité de l’eau est mis au jour. Dans les grandes villes d’Europe, la révolution sanitaire va conduire à allonger l’espérance de vie de plus de dix années. Elle est étroitement liée à la distribution d’eau potable et à la collecte des eaux usées par les égouts. Quand on apporte ces deux services, on apporte la santé publique.
En 1974, lors de la campagne présidentielle, René Dumont nous alertait d’un possible risque de pénurie, un verre d’eau à la main ! Prémonitoire mais alors inaudible ?
P. R. : À cette époque et jusqu’à tout récemment, l’on considérait l’eau en France comme une ressource renouvelable illimitée. Elle ne l’est malheureusement pas. Son cycle autrefois globalement stable se dérègle, les ressources disponibles en eau douce baissent (de 14 % depuis 1990). Au fil des années et de sécheresses de plus en plus marquées, le risque de pénurie a augmenté. Avec sa sécheresse historique, l’été 2022 a été celui de la bascule : nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où les effets du dérèglement climatique sont de plus en plus perceptibles dans nos vies.
En 2023, 3 milliards de personnes dans 43 pays auront été confrontés à une pénurie d’eau. Serait-elle devenue la ressource la plus précieuse de notre planète ?
P. R. : L’eau est devenue une ressource rare. Cela n’est pas lié à sa disparition mais à une explosion des usages due à l’augmentation de la population en Asie et en Afrique, à l’accroissement du niveau de vie dans les pays en développement, à l’urbanisation grandissante, aux besoins agricoles. On ne peut pas limiter la consommation, mais on peut gérer la rareté en mettant en place toutes les solutions de préservation de la ressource qui vont de la sobriété à la gestion des fuites, en passant par le développement des ressources d’eau alternatives, comme la réutilisation des eaux usées traitées. L’eau est trop précieuse pour être gâchée ou perdue, et l’amélioration des réseaux d’eau gérés par Veolia, partout dans le monde, a permis d’économiser 320 Mm³ d’eau en 2022.
Comment Veolia intègre les principes de l’économie circulaire dans sa gestion de l’eau ?
P. R. : Veolia est l’acteur de référence de la réutilisation des eaux usées traitées partout dans le monde et nous développons depuis plus de vingt ans des technologies innovantes qui garantissent la sécurité sanitaire et permettent la réutilisation des eaux usées à des fins industrielles, agricoles et domestiques. L’eau usée recyclée est la seule ressource qui croît avec le développement économique. C’est une solution vertueuse qui protège l’environnement en limitant les risques de pollution rejetée dans le milieu naturel. C’est un modèle d’économie circulaire qui renforce l’indépendance hydrique des pays en leur donnant accès à une ressource sûre, située chez eux, et donc à l’abri des rivalités interétatiques. Donner accès à l’eau au plus grand nombre tout en préservant l’environnement, voilà un double objectif que permet d’atteindre cette voie d’avenir qu’est le ReUse.
La gestion de l’eau, facteur d’attractivité majeur
Pouvez-vous citer des projets phares de Veolia et les résultats obtenus ?
P. R. : À Barcelone, Veolia traite les eaux usées de 1,7 millions d’habitants et recycle 420 000 m³ d’eaux traitées par jour pour réalimenter les nappes phréatiques et remettre cette eau en circulation dans le cycle.
Au Maroc, nous accompagnons le royaume dans sa politique de développement durable et son ambition de réutiliser 325 millions de 9mètres cubes d’eaux usées à l’horizon 2030. Notamment dans la région de Tanger, où nous récupérons les eaux usées de la station d’épuration de Boukhalef ,permettant l’arrosage de 225 hectares de parcs et jardins publics et privés. Depuis plus de vingt ans, Veolia transforme les eaux usées en eau potable pour les habitants de Windhoek, capitale de la Namibie : 6,6 millions de mètres cubes d’eaux usées recyclées sont produites chaque année pour alimenter 400 000 habitants en eau potable.
Avec Vendée Eau, en France, Veolia expérimente le recyclage des eaux usées traitées de la station d’épuration des Sables-d’Olonne avec une future unité d’affinage qui rejettera bientôt 150 mètres cubes d’eau traitée par seconde dans une zone végétalisée, afin de permettre à la collectivité de disposer d’une ressource complémentaire potentielle de 1,5 Mm³ d’eau potable, les années sèches.
Comment conseillez-vous les entreprises pour économiser l’eau et la recycler ? Quels sont les procédés pour les industriels ?
P. R. : Les industriels sont les premiers pénalisés en cas de manque d’eau. Sans eau, pas de production. L’eau est liée à la productivité et la capacité à développer une expertise dans la gestion économe de l’eau devient un facteur d’attractivité économique majeur. Rien qu’en analysant finement les processus de production et en modifiant leur consommation en conséquence, on peut faire 10 à 15 % d’économies. Il est aussi possible de se limiter à un seul prélèvement d’eau suivi d’un recyclage permanent, grâce à des techniques avancées à base de traitement et de membranes. Avec elles et la réutilisation des eaux usées après traitement, nous tenons de vrais leviers pour continuer à produire sans craindre un arrêt lié à une rupture d’approvisionnement.
1 300 litres pour produire un portable
Comment mesurez-vous l’efficacité de la gestion circulaire de l’eau ?
P. R. : Cette solution permet de préserver la ressource, par exemple dans l’agriculture où le recours aux eaux usées recyclées pour l’irrigation représente 32 % du marché mondial mais pourrait être encore plus systématique. Car ces eaux usées, riches en azote et en phosphore, peuvent nourrir les cultures. Derrière l’irrigation agricole, cette solution est aujourd’hui principalement utilisée dans les activités liées à l’irrigation paysagère (20 % ), et à l’industrie (19 % ). 2Recycler l’eau, c’est accroître la productivité. Une question clé pour un industriel, quand on sait que fabriquer une voiture exige 400 000 litres d’eau, une paire de jeans 11 000 litres, un téléphone portable 1 300 litres.
Vous accompagnez Danone aux Pays-Bas. Pouvez-vous citer d’autres exemples dans les industries de PGC, en France et à l’international ?
P. R. : Depuis plusieurs années Danone et Veolia mettent à profit leurs expertises respectives pour concevoir et mettre en œuvre ensemble des projets susceptibles d’aider Danone à créer de la valeur et à intégrer des changements économiques, sociaux et environnementaux dans ses procédés. Par exemple dans le sud-est des Pays-Bas, sur le site Nutricia Cuijk (produits de nutrition infantile), où Veolia garantit à l’usine Danone une disponibilité et une fiabilité de ses utilités industrielles – l’air, la vapeur, les eaux d’ingrédients et de traitement –, grâce à un centre d’hypervision qui maximise la réutilisation et la récupération de l’eau et de la chaleur, et réduit l’empreinte carbone.
Partout dans le monde, nous aidons l’industrie agro-alimentaire à réduire ses retombées environnementales, par exemple dans l’usine de lait en poudre de Nestlé, dans l’État du Jalisco au Mexique. Dans cette région pauvre en eau, nous réutilisons l’eau issue de la fabrication du lait en poudre. Chaque jour, nous économisons l’équivalent de la consommation quotidienne d’eau de 6 400 personnes. Sur le site de Bonduelle, à Nagykőrös, en Hongrie, nous valorisons le biogaz issu des opérations de traitement des eaux usées pour une réduction de 17 % des factures d’énergie annuelles.
Sensibilisez-vous vos parties prenantes aux enjeux de sobriété ?
P. R. : En soutien aux ambitions annoncées par le gouvernement dans le Plan Eau, Veolia a lancé en France la démarche « Éco d’Eau », qui vise à rassembler le plus grand nombre d’acteurs autour d’actions qui transforment durablement notre rapport à l’eau. Des centaines de communes – plus de trois millions de personnes – ont déjà rejoint Eco d’Eau, ainsi que des associations, ONG, entreprises, écoles, médias. Avec cet outil, il s’agit surtout de montrer les choses faisables, grâce à un site internet, boîte à idées et d’échange de bonnes pratiques. Par exemple autour de particuliers qui s’engagent à ne pas tirer la chasse d’eau la nuit (56 litres d’eau économisés) où à prendre une douche de seulement cinq minutes, soit 92 baignoires économisées par an et par personne.
Usines à énergie positive
Vos métiers ont-ils évolué et parvenez-vous à recruter ? Dans quels univers ?
P. R. : En France, cinq mille salariés ont été recrutés par Veolia en CDI en 2022. Nous misons beaucoup sur la formation interne en accueillant deux mille alternants du CAP au master en solutions environnementales. Les BTS de l’eau, nous les formons en interne pour travailler sur les micropolluants. Nos besoins concernent essentiellement des métiers techniques, mais la transformation écologique amène de nouvelles compétences. C’est le cas dans les métiers du tri ou de la collecte, qui se transforment.
Quelle est la place de la recherche-innovation pour répondre aux problématiques de gestion de l’eau ? Est-ce un domaine où l’on dépose beaucoup de brevets ?
P. R. : La recherche et l’innovation occupent un rôle central dans la transformation écologique chez Veolia et nous y avons déposé 2 100 brevets. Sans innovation, il n’y a pas de transformation durable possible et la transformation écologique demande des solutions efficaces. Certaines existent déjà, d’autres sont à inventer. Grâce à l’innovation, l’usine d’épuration du futur sera à énergie positive, car l’énergie (biogaz et chaleur) produite par l’usine sera supérieure à ses besoins énergétiques. Ses sous-produits (boues et matières sèches) seront récupérés pour alimenter des filières industrielles, comme le phosphore pour la fabrication d’engrais ou la matière organique pour la fabrication de bioplastiques.
Grâce à l’innovation, les réseaux d’eau sont de plus en plus intelligents, partout Veolia s’appuie sur ses solutions innovantes pour accroître la performance des réseaux en équipant les kilomètres de canalisations de capteurs digitaux, dont les données permettent de traquer les fuites et de faciliter la prédiction des phénomènes hydrauliques.
Comment Veolia encourage-t-elle la recherche dans la gestion de l’eau ?
P. R. : En déployant une innovation de solutions au service des besoins réels de nos sociétés. Prenons l’exemple du dessalement. C’est une solution à fort potentiel, puisque 40 % de la population mondiale réside à moins de 100 km de la mer. Grâce aux progrès de l’osmose inverse, qui contraint les molécules d’eau à traverser sous pression des membranes extrêmement fines, la consommation énergivore des grosses usines de dessalement, qui s’élevait à 10 kWh pour produire un mètre cube d’eau dessalée dans les années 2000, est désormais de 3 kWh. La recherche nous a aussi permis d’avoir des matériaux mieux adaptés et des prétraitements plus efficaces pour débarrasser les membranes de tout ce qui pourrait les colmater. C’est l’écologie des solutions.
Une dynamique en marche
Les agences d’eau locales vous aident-elles ?
P. R. : En France, les six agences de l’eau sont au plus près des territoires. Veolia y étant ancré, nous sommes en relation permanente avec ces établissements publics qui ont fait de l’adaptation au changement climatique le fil conducteur de leur politique d’intervention. Sur le front de la sécheresse, par exemple, nous sommes aux côtés des agences pour décliner des solutions opérationnelles sur le terrain. Comme à Bergerac, où l’agence de l’eau Adour-Garonne a soutenu notre projet de réutilisation des eaux usées traitées de la station d’épuration pour nettoyer la voirie de la communauté d’agglomération bergeracoise, grâce à nos technologies.
Votre intervention dans les territoires peu équipés peut-elle avoir un effet attractif pour les entreprises ?
P. R. : Une dynamique est en marche en France autour de la transformation écologique des territoires et des industries. L’expertise de Veolia est de plus en plus recherchée, par des élus qui veulent privilégier des solutions en circuit court, créant des cercles vertueux et préservant les emplois sur leurs territoires. Nous sommes là pour leur apporter des solutions.
Cet effet attractif touche également les industriels. Avec Solvay, nous avons construit dans son usine de Lorraine une chaudière qui fonctionnera uniquement avec le combustible solide de récupération (CSR). C’est le résidu qui reste une fois les déchets ménagers triés et envoyés au recyclage. Non seulement il remplace avantageusement le charbon, mais il est local.
Quelles mesures prenez-vous pour prévenir la pollution des eaux de surface et des eaux souterraines provenant des activités industrielles ?
P. R. : Depuis la création du groupe en 1853, nous avons fait de l’accès à l’eau potable un enjeu majeur. Aujourd’hui, nous décelons, examinons, puis traitons tout type de pollution de l’eau. Nous sommes naturellement aux côtés des industriels pour leur permettre de minimiser l’effet de leurs rejets sur la santé et l’environnement. Face à une réglementation de plus en plus stricte et à une prise de conscience écologique qui s’affirme, il est indispensable pour toutes les industries de traiter efficacement les eaux usées qu’elles rejettent. S’ils n’ont pas été traités, leurs effluents peuvent contenir des polluants (hydrocarbures, sels, huiles, solvants…) plus ou moins dangereux pour notre santé et notre environnement. Nous prenons en compte avec elles la spécificité de leur activité et des polluants qu’elle génère, pour choisir les techniques adaptées, et pour valoriser les matières qui peuvent l’être.
Un assouplissement salutaire de l’encadrement des projets
Comment voyez-vous le plan eau du gouvernement ?
P. R. : Nous saluons la volonté politique en la matière. Les enjeux d’accès à l’eau responsabilisent et mobilisent les acteurs privés, comme Veolia, qui ont le savoir-faire et les capacités humaines et d’innovation nécessaires pour accompagner l’évolution de la gestion de l’eau en France, comme elles l’ont fait dans d’autres pays qui ont connu des épisodes de sécheresse plus tôt.
Qu’il s’agisse du plan de sobriété, qui concerne tous les secteurs, des ambitions en matière de réutilisation des eaux usées ou de réduction des fuites, Veolia met à la disposition de l’État et des collectivités ses technologies et son expertise pour que soit relevé le défi de la raréfaction de l’eau. Nous savons faire et nous sommes prêts à accélérer partout dans les territoires. C’est ainsi que nous avons signé en mai dernier avec la Métropole européenne de Lille (MEL) le premier contrat fondé sur l’engagement pour les économies de la ressource. Un contrat pionnier qui nous engage à réduire de 10 %, d’ici à 2033, les prélèvements en eau, sur fond de croissance démographique et de développement économique métropolitain. Autre exemple : nous avons lancé il y a plus d’un an un programme inédit visant à déployer la réutilisation des eaux usées dans les stations d’épuration où nous opérons, et déjà nous avons plus de cinquante dispositifs de recyclage de l’eau, qui permettent d’économiser 1 250 000 m³ par an. Et nous visons deux cents dispositifs d’ici à la fin de 2024.
Quels sont les freins réglementaires à la réutilisation de l’eau ?
P. R. : La France vise 10 % d’eaux réutilisées en 2030 et mille projets de réutilisation en 2027. Mais aujourd’hui, pour chaque projet, il faut repartir de zéro, et chaque fois il faut les autorisations de trois ministères. Cela prend parfois dix ans ! Ce n’est plus possible. Il faut simplifier, mettre en place un guichet unique. Bref, accélérer. C’est l’ambition du décret qui va simplifier les procédures. La principale nouveauté est qu’il supprime la durée de cinq ans imposée aux projets. Cinq ans, c’était trop court pour que les collectivités amortissent les investissements nécessaires à la réutilisation des eaux usées qui sortent de leurs stations d’épuration. Les projets ne seront plus conditionnés à l’avis conforme des agences régionales de santé (ARS), dont l’avis sera seulement consultatif.
Quels autres défis demain ?
P. R. : Dans moins de vingt ans, neuf milliards d’habitants peupleront la Terre. La raréfaction des ressources, à commencer par l’eau, engendrera des conflits d’usages majeurs, déstabilisant des régions entières à l’échelle de la planète; l’urbanisation empiétera toujours plus sur des terres agricoles déjà à bout de souffle; l’augmentation de la pollution et de la chaleur rendront la vie plus difficile dans des mégalopoles de plus en plus denses. L’avenir de nos sociétés repose sur notre capacité à réconcilier l’activité humaine avec les équilibres environnementaux, c’est sans doute le plus grand défi auquel nous ayons été confrontés. Pour le relever, nous devons transformer en profondeur nos modèles de société, agir collectivement et déployer des solutions de grande ampleur. En devenant l’entreprise de référence de la transformation écologique, Veolia compte prendre toute sa part dans ce défi du siècle.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard