Entretiens

Solidarité

Emmaüs, un laboratoire d’innovations sociales

15/11/2023

Communautés, Insertion, revente d’objets de seconde main, actions d’hébergement… La singularité des continuateurs de l’abbé Pierre est assez connue, moins la diversité des projets où ils attendent le soutien ou l’expertise des entreprises de tous secteurs, alimentaire inclus. Entretien avec Valérie Fayard, directrice générale déléguée d’Emmaüs France.

Quelles est l’origine de votre association ?

Valérie Fayard : Le mouvement Emmaüs est né de la rencontre, en 1949, de l’abbé Pierre avec Georges Legay, un ex-bagnard auquel il permit d’échapper au suicide en lui tenant ces mots : « Je ne peux pas t’aider, mais toi, tu peux m’aider à aider les autres ». L’hiver 1954, l’abbé Pierre a appelé à « l’insurrection de la bonté », ce qui a eu un retentissement en France et dans le monde. Emmaüs a essaimé en France, au sein d’Emmaüs International à partir de 1971, avec la création d’Emmaüs France en 1985. Emmaüs agit pour permettre à des personnes victimes d’exclusion de redevenir acteurs de leur vie. Il est à la fois une fabrique d’innovations sociales et de solidarités, et un front militant en faveur d’une société plus juste. Fidèle à son fondateur disparu en 2007, il place le projet social et la solidarité avant les logiques économiques et promeut un modèle de société où le travail et la vie en communauté permettent de se reconstruire en aidant les autres.

Comment est organisé Emmaüs ?

V. F. : Emmaüs France fédère 299 groupes et plus de trente mille personnes : 14 000 bénévoles, 7 000 compagnons, 9 762 salariés dont 4 277 en insertion. Il compte 123 communautés : des lieux d’accueil, de vie et d’activité qui fonctionnent sans subvention grâce à la récupération d’objets. Cette autonomie financière leur permet d’être innovantes et libres de leurs actions. La personne accueillie reste le temps qu’elle souhaite, avec pour seule obligation de respecter les règles de vie communes. Une communauté permet de se refaire une santé, de retrouver des repères de vie sociale, la fierté de se sentir utile, au service des plus démunis. Depuis 2010, elles ont le statut d’OACAS (organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires), qui reconnaît une qualité de travailleur solidaire aux compagnes et compagnons et leur garantit l’accès aux droits à la santé et à la retraite. La communauté cotise pour eux à l’URSSAF à hauteur de 40 % du smic. La convention OACAS entre l’État et Emmaüs France favorise les droits à la formation.

À cela s’ajoutent les structures spécialisées dans l’action sociale, l’hébergement et le logement. Elles mènent des actions diverses : maraudes, lutte contre l’illettrisme, accès aux droits, prévention spécialisée, accueil de jour, hébergement d’urgence, hébergement de réinsertion sociale, intermédiation locative, logement des personnes à faibles ressources, gestion, construction et réhabilitation de logements sociaux. Le Mouvement compte aussi 62 « SOS Familles Emmaüs », composés de bénévoles, qui soutiennent les ménages en précarité financière en les conseillant et en leur apportant une aide remboursable, sans frais ni intérêt. Ils agissent en lien avec les services sociaux, qui orientent vers eux les personnes menacées de surendettement.

Enfin Emmaüs compte 92 acteurs de l’économie sociale et solidaire : les comités d’amis et les structures d’insertion. Effectuant la même activité que les communautés, les comités d’amis sont animés par des équipes de bénévoles ; certains accueillent des salariés en contrat d’insertion, et des personnes devant effectuer des travaux d’intérêt général. Leurs recettes sont consacrées à des actions de solidarité. Quant aux 49 structures d’insertion, chantiers ou entreprises, elles s’attachent à employer les personnes les plus éloignées du monde du travail. Un accompagnement global leur est proposé, qui permet d’aborder des problématiques autres que professionnelles (logement, santé, budget), et ainsi de favoriser leur intégration dans des emplois durables.

Comment définiriez-vous votre cœur de métier ?

V. F. : Loin des dispositifs traditionnels de charité et d’assistanat, la possibilité de prendre sa vie en main et la dignité sont les leviers du modèle Emmaüs. Notre cœur de métier : accueillir, accompagner les victimes d’exclusion, pour qu’elles trouvent elles-mêmes leur chemin.

Un patrimoine vieillissant

Quel public visez-vous ?

V. F. : Historiquement, les publics accueillis dans les groupes Emmaüs étaient constitués en grande majorité d’hommes. Cependant, avec l’augmentation de la précarité et le contexte d’une inflation aux conséquences dramatiques pour les personnes, nous accueillons de plus en plus de femmes, familles et enfants.

Comment a évolué le nombre de demandeurs et de bénéficiaires de vos actions ?

V. F. : Les demandes d’accueil et d’accompagnement sont en constante augmentation depuis plusieurs années. Emmaüs n’est pas en mesure de répondre à toutes les demandes, alors que le nombre d’adultes et enfants à la rue augmente chaque jour. L’ensemble des associations qui agissent aux côtés des personnes victimes d’exclusion font le même constat inacceptable.

Quelques chiffres : 7 078 compagnes et compagnons accueillis en 2021 (+ 3% en un an) ; 2 305 ménages accueillis par les SOS Familles Emmaüs (+ 7 % ) ; 500 000 passages dans vingt accueils de jour ; 7 424 passages dans cinq haltes de nuit ; 9 300 rencontres en maraudes ; 7 000 personnes hébergées… Dans ce contexte, toutes les aides revêtent une importance cruciale. Emmaüs compte sur le secteur public et le secteur privé pour prendre la mesure de l’urgence et soutenir nos actions.

Quels sont vos besoins prioritaires ?

V. F. : Emmaüs a besoin de soutiens financiers afin de financer les projets innovants. Un enjeu colossal pour nous est de préserver des conditions d’accueil dignes dans un patrimoine vieillissant, alors que les investissements et la rénovation coûtent très cher. Emmaüs compte aussi sur les particuliers et les entreprises pour des dons d’objets et de produits de seconde main : ils sont collectés, triés et réparés par les compagnons, afin d’alimenter les salles de vente solidaires Emmaüs.

Ensuite, Emmaüs a de plus en plus besoin de s’appuyer sur des salariés des entreprises au travers du mécénat de compétences, afin de mener à bien des projets où l’expertise lui manque. Les entreprises peuvent jouer un rôle essentiel en donnant accès à des passerelles et offres d’emploi permettant une réinsertion durable dans la vie active. Enfin, Emmaüs bénéficie du soutien des entreprises par l’organisation de collecte de vêtements, de jouets, de livres, auprès de leurs salariés.

Avec quels types d’entreprises travaillez-vous  ?

V. F. : Pour ses partenariats, Emmaüs s’entoure d’entreprises de toutes tailles : des grandes comme Alten, des ETI comme Maisons du Monde ou des PME.

Encourager les concurrents à s’inscrire dans la démarche

Quels sont vos interlocuteurs dans les entreprises ?

V. F. : Divers postes. Pour le mécénat financier : direction générale, RSE, marketing et communication, mécénat, relations publiques et institutionnelles. Pour le mécénat en nature : direction générale, fonctions logistiques, marketing et communication. Pour le mécénat de compétences : direction générale, ressources humaines, RSE.

Quelles sont vos attentes vis-à-vis des entreprises et comment travaillez-vous avec elles ?

V. F. : Emmaüs France compte sur les entreprises pour s’engager de manière durable : concrétiser leur politique RSE par des soutiens financiers désintéressés, prendre la parole sur leurs engagements pour encourager leurs concurrents à s’inscrire dans la même démarche, mobiliser leurs parties prenantes, leur haut management et leurs salariés. Nous privilégions les partenariats pluriannuels, bénéfiques au succès des projets soutenus. Au-delà du don, les entreprises peuvent soutenir Emmaüs en exerçant leurs activités de manière plus responsable, et en relayant les revendications et les actions de plaidoyer menées par Emmaüs.

Quels peuvent- être les partenariats avec des entreprises de grande consommation ?

V. F. : Aucune n’est encore partenaire dans le secteur alimentaire, mais nous serions intéressés à en rencontrer, notamment, pour le soutien à notre mission « Agriculture et Alimentation durable » : elle compte déjà des partenaires, mais les besoins sont tels que nous recherchons d’autres soutiens. Ainsi la fondation Léa Nature s’y est impliquée depuis l’origine. Grâce à son soutien financier, Emmaüs France soutient l’essaimage de projets agroécologiques et alimentaires durables. La fondation apporte plus qu’un soutien financier : un soutien moral et une adhésion au projet politique d’Emmaüs. Elle participe à l’accompagnement des projets, en les mettant en réseaux avec son écosystème d’acteurs (financiers, structures de l’ESS).

Charte éthique des partenariats

Qu’attendent les entreprises de leur collaboration avec votre association et quelle est leur demande de suivi ?

V. F. : Les entreprises se positionnent par divers soutiens, qui leur permettent de répondre aux nouvelles exigences réglementaires nées de la loi Agec (obligation de reprise et interdiction de destruction des invendus neufs). Concernant le mécénat en nature, elles s’appuient sur notre expertise logistique, et notre maillage territorial, si complet qu’il permet de collecter tout type de volumétrie de dons, de la plate-forme redistribuant les dons à plusieurs groupes à la collecte en local de petites quantités sur mesure. Nous mettons en place des actions pour améliorer la traçabilité des dons de produits, avec un logiciel accessible à tous les groupes Emmaüs. Emmaüs France dispose d’une charte éthique des partenariats, que nous interrogeons à chaque nouvelle opportunité pour nous assurer du respect de nos valeurs.

Nous communiquons peu sur les partenariats, car nous souhaitons valoriser la philanthropie désintéressée des entreprises qui s’engagent à nos côtés. En fonction des demandes des partenaires nous proposons différentes modalités de suivi : participation au comité de sélection (dans le cadre d’un appel à projets) ; participation au comité de pilotage ; bilan de mi-parcours ; bilan final, visite de terrain…

L’engagement des salariés de ces entreprises vous semble-t-il utile et que suggéreriez-vous pour faire progresser les politiques de solidarité dans les cultures d’entreprise ?

V. F. : Emmaüs compte sur l’engagement des salariés de ses partenaires : en mécénat de compétences, pour l’organisation de collectes de vêtements, de jouets, de livre, pour devenir bénévoles dans un groupe Emmaüs. Faire progresser les politiques de solidarité dans la culture d’une entreprise suppose de mobiliser toutes ses parties prenantes. Les employés s’emparent des causes qui leur tiennent à cœur pour engager leur entreprise de l’intérieur. La communication interne et les fonctions RH portent les sujets de mécénat de compétences et de bénévolat auprès des salariés. La communication externe assure la valorisation des engagements de l’entreprise auprès de ses clients, de ses actionnaires. La logistique mobilise son savoir-faire pour faciliter l’acheminement des dons vers les groupes Emmaüs. La direction générale incarne l’engagement et insuffle le changement en interne.

Équilibre du modèle menacé par l’effet Agec

Observez-vous aujourd’hui un engagement grandissant des entreprises ?

V. F. : Deux phénomènes touchent nos activités et doivent stimuler l’engagement des entreprises. D’une part, l’inflation et l’augmentation de la précarité doivent alerter les entreprises, amplifier et systématiser leur engagement. D’autre part, le cadre légal révisé Agec porte à un intérêt croissant pour la seconde main dans les entreprises. Cette tendance s’inscrit dans une économie circulaire plus durable, mais d’un autre côté elle réduit de manière directe les volumes de produits neufs ou de seconde main qui parviennent à Emmaüs. Or le modèle économique de la grande majorité des groupes Emmaüs repose sur la collecte puis la vente d’objets de seconde main, en vue de servir notre projet social. Aussi, nous sommes assez inquiets, car ces changements structurels menacent notre équilibre.

Par ailleurs, Emmaüs France n’a jamais été autant sollicité pour permettre aux entreprises d’organiser des collectes de textiles, de jouets et d’outils numériques. Et un nombre croissant d’entreprises nous contactent en vue d’organiser pour leurs salariés des journées de « solidarité ». Nous saluons cette initiative, mais nous sommes soucieux que ces journées soient réellement profitables aux associations. En effet, elles mobilisent leurs ressources humaines et le repas du midi doit pouvoir être pris en charge par l’entreprise. Nous recommandons que ces journées ne représentent pas un coût pour l’association, en demandant par exemple une participation forfaitaire, et que les objectif soient définis de concert avec l’association, pour que cela soit utile aux deux parties.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.