Attractivité
PGC : un site France qui pâlit
22/03/2024
Pourquoi avoir souhaité une étude sectorielle sur l’attractivité ?
Richard Panquiault : Parce que depuis plusieurs années la France occupe la première place européenne en matière d’attractivité des investissements industriels étrangers, notamment dans le palmarès élaboré par EY. Et que ce résultat remarquable et incontestable nous laisse chaque année perplexes, tant il est aux antipodes de la réalité vécue par nos entreprises, qui toutes ou presque déplorent au contraire la perte d’attractivité des filiales françaises au sein des groupes internationaux, au point de la considérer comme leur problème numéro un.
Pour rendre ce ressenti aussi objectif et incontestable que possible, nous avons sollicité le cabinet EY, afin qu’il applique le même type de méthodologie que celle utilisée pour élaborer son baromètre, mais en se focalisant sur l’industrie très particulière des produits de grande consommation (PGC), soupçonnant que cette dernière fait figure d’exception au résultat d’ensemble d’une France territoire européen privilégié pour les investissements étrangers.
Notre seule requête a été de demander à EY d’avoir une approche intégrant aussi les investissements des entreprises françaises, et pas seulement celles des étrangères.
L’approche d’EY pour cette étude a-t-elle différé de vos baromètres de l’attractivité publiés annuellement ?
Marc Lhermitte : Pour cette étude¹, nous avons essentiellement utilisé la même méthode et le même type d’échantillon que pour nos baromètres de l’attractivité. L’objectif était vraiment de pouvoir comparer l’attractivité de la France pour le secteur de la grande consommation à l’attractivité de la France pour l’économie en général, ce qui n’était possible qu’avec une approche et une philosophie identiques.
Cette étude sur l’industrie de la grande consommation a cependant une particularité, puisqu’elle intègre les grandes entreprises françaises membres de l’Ilec, alors que nos baromètres interrogent exclusivement des entreprises à capitaux étrangers. Par ailleurs, l’échantillon utilisé pour ce baromètre était plus réduit, cinquante entreprises, ce qui ne l’a pas rendu moins représentatif car ces entreprises pèsent 15 % du chiffre d’affaires du secteur.
Nous avons été totalement libres de nos analyses et de nos recommandations, ce qui est important pour en garantir la crédibilité et l’indépendance. Cela n’a été possible que parce que les entreprises interrogées ont partagé très librement et confidentiellement leurs réussites et leurs problèmes, leurs investissements à venir et les risques relatifs à leurs implantations en France.
Ainsi, un des principaux défis de l’étude, celui d’en décrire la diversité et le rôle dans l’économie française, a pu être relevé. Au total, l’industrie de la grande consommation, dans ses composantes alimentation et boisson, mais aussi droguerie, parfumerie et hygiène, représente 25 000 entreprises, dont 98 % de TPE et PME. Ensemble, ces entreprises avec leurs fournisseurs et sous-traitants emploient 1,8 million de personnes en France. C’est considérable. Si l’on se concentre sur les fabricants de PGC, ils employaient plus de 500 000 personnes en 2019, soit quasiment autant que les hypermarchés et supermarchés, et deux fois plus que l’industrie automobile.
Méprise sur la rentabilité du secteur
Quelle a été la tendance à moyen et long terme de la rentabilité des industries de PGC en France ?
R. P. : Au cours des derniers mois, période de forte poussée inflationniste, notre industrie a beaucoup souffert de communications, y compris émanant d’instituts aussi respectables que l’Insee, faisant état de niveaux de rentabilité très élevés pour les entreprises de PGC, en particulier dans les catégories agroalimentaires. Ces chiffres, et nous nous en sommes expliqués avec ceux qui les publiaient et ceux qui les utilisaient, ne sont pas représentatifs de la réalité. Ce qui me permet d’être aussi affirmatif, c’est que nous sommes allés chercher les comptes de résultat annuels certifiés et déposés aux greffes des tribunaux, de 2016 à 2022, adhérent de l’Ilec par adhérent de l’Ilec. Les principaux enseignements sont les suivants.
La rentabilité des entreprises mesurée par le critère de l’excédent brut d’exploitation (EBE) est globalement faible entre 2016 et 2021, comprise entre 5,1 et 5,7 % du chiffre d’affaires. Elle a été en léger déclin entre 2016 et 2019, avant d’amorcer, uniquement dans le secteur alimentaire, une reprise en 2020 et 2021.
Les comptes 2022 sont disponibles pour plus de 80 % de l’échantillon de nos adhérents (73 sociétés, 47 milliards d’euros de chiffre d’affaires) : ces entreprises ont vu leur niveau de rentabilité chuter cette année-là, leur taux d’EBE passant de 5,2 % de leur CA en 2021 à 4,2 % en 2022. Ce taux est de 4,4 % dans l’agroalimentaire, et pour la première fois il est nettement inférieur dans les détergents et produits d’hygiène, à seulement 3,5 % : un record historiquement bas.
Pour les entreprises internationales, le niveau de rentabilité en France est jusqu’à trois fois moins élevé qu’au niveau mondial.
Le fait que dans les industries de la grande consommation 2 % des entreprises concentrent 60 % des emplois est-il une particularité ?
M. L. : Non, on observe cette concentration dans d’autres secteurs industriels, l’automobile ou l’aéronautique, composés de quelques très grands groupes rassemblant la majorité des emplois.
Et comme dans d’autres secteurs, on trouve dans la grande consommation un effet d’entraînement considérable : celui de fabricants d’envergure mondiale sur des milliers de PME et d’ETI, leurs fournisseurs, sous-traitants et partenaires quotidiens qui agissent au niveau local, national et international. Un emploi direct y entraîne 2,2 emplois indirects et induits : aux 550 000 emplois chez les fabricants et marques de PGC s’ajoutent, en amont, 426 000 personnes dans le monde agricole et, à côté, plus de 750 000 chez les fournisseurs et équipementiers (équipementiers agricoles ou industriels, fournisseurs d’énergie, fournisseurs de composants industriels, prestataires de services, transports et logistique, etc.).
L’étude met en évidence l’ancrage territorial des industries de PGC. Diriez-vous qu’il y a derrière l’attractivité de ce secteur en France un enjeu majeur d’aménagement du territoire ?
M. L. : En effet, il y a un enjeu majeur d’aménagement et de réindustrialisation des territoires. Au cours des dix dernières années, les investissements de la filière se sont principalement réalisés dans des communes de moins de 20 000 habitants. Aujourd’hui, les emplois de la filière des PGC se répartissent assez équitablement sur le territoire français, même si l’on observe une plus forte concentration en Bretagne, dans les Hauts-de-France ou en Alsace, où se situent de gros bassins de production, ainsi qu’en Île-de-France, où se trouvent la plupart des sièges sociaux.
Au-delà de l’ancrage dans des bassins industriels ou des plates-formes logistiques, la particularité de la grande consommation est sa présence locale, au cœur de la production agricole dont l’industrie des PGCest le premier client (51 % de la valeur ajoutée de l’agriculture, sylviculture et pêche).
12 % des exportations de l’industrie
En quoi les investissements étrangers dans le secteur des industries de la grande consommation sont-ils un atout stratégique pour l’attractivité de la France ?
M. L. : Dans les dix dernières années, les entreprises de grande consommation ont réalisé de nombreux et importants investissements en France. Selon Trendeo, le nombre d’investissements industriels ou immobiliers dans le secteur a augmenté de 8,1 % en moyenne chaque année entre 2012 et 2022, pour un total de 2 400 projets d’implantation ou d’extension sur la décennie.
Le premier effet est celui que l’on observe sur notre balance commerciale. Rappelons que 35 % des exportations industrielles françaises sont réalisées par des entreprises à capitaux étrangers. Et que près de la moitié des « multinationales » de la grande consommation possèdent des unités de production dans l’Hexagone, comme Nestlé, Unilever, L’Oréal, Danone, General Mills, Mondelez, Procter & Gamble ou Kimberly-Clark.
Le solde commercial des produits transformés français, excédentaire de 6,5 milliards d’euros en 2022, contribue à 12 % des exportations de l’industrie manufacturière cette même année. Il s’affirme comme le premier secteur exportateur français en valeur, devant l’aéronautique ou la chimie ! Il faut cependant être attentif à la réduction de ce solde commercial ces dernières années, de 10,6 % entre 2015 et 2022. Et cet excédent est en grande partie dû à la performance exceptionnelle des boissons – vins, spiritueux, eaux – et à la performance internationale des produits laitiers « made in France ».
Quels sont les atouts de la France pour attirer les investisseurs dans le secteur particulier d’industries de la grande consommation ?
M. L. : L’enquête réalisée entre juillet et septembre 2023 auprès des adhérents de l’Ilec indique des points de force que l’on retrouve dans d’autres secteurs qui ont vu évoluer favorablement l’attractivité de la France ces dernières années : une situation géographique idéale (notée à 7,2 sur une échelle de 1 à 10), la qualité de vie (6,7), ou la présence de talents et la facilité à trouver des profils qualifiés (5,7).
Notre étude souligne aussi des atouts français spécifiques pour les entreprises du secteur, notamment le fort écosystème de fournisseurs et la sécurité des approvisionnements. Il s’agit là d’atouts originaux, révélateurs de l’écosystème fortement développé en amont des marques, au niveau de la production agricole comme des partenaires, fournisseurs et équipementiers.
Le secteur contribue-t-il aux enjeux de souveraineté fréquemment soulignés par les pouvoirs publics ?
M. L. : Avoir plus d’industrie permet en effet de mieux maîtriser les chaînes d’approvisionnement et notre souveraineté alimentaire en général, avec un achat plus local, plus traçable, plus responsable. Ce sont des enjeux attendus des pouvoirs publics et des consommateurs. Aujourd’hui, la forte présence d’une industrie agroalimentaire française assure un taux d’autonomie alimentaire de 72 % pour les produits transformés². Cela signifie que 72 % de la valeur de la transformation des produits bruts en produits transformés est réalisée en France. Selon les entreprises interrogées pour notre étude, la grande majorité des achats sont réalisés en France et environ le tiers dans la région dans lesquelles les entreprises sont implantées.
Par ailleurs, avoir plus d’entreprises internationales du secteur est important pour notre souveraineté technologique. Ce baromètre a relevé par exemple que la composante IAA avait effectué 1,1 milliard d’euros de dépenses liées à l’innovation en 2020, ce qui place la France en deuxième position européenne derrière l’Allemagne.
Un positionnement fort dans la décarbonation
L’étude a aussi montré les efforts des entreprises en matière de transition écologique : quels sont les principaux éléments ?
M. L. : Face à la pression exercée par leurs actionnaires, les régulateurs et leurs parties prenantes, mais surtout les attentes de leurs consommateurs, les entreprises de ce secteur sont engagées dans de lourds programme de transformation environnementale, après avoir sensiblement augmenté leurs investissements liés à la réduction des émissions de CO2 et à la consommation d’énergie depuis 2019.
Ainsi, plus de 80 % des entreprises de la grande consommation ont mis en place une trajectoire de décarbonation. Dans l’ensemble, les filiales françaises du secteur se disent mieux placées que les autres filiales européennes.
Les entreprises rencontrées pour notre étude soulignent la particularité du contexte français, qui par son environnement législatif, les exigences des consommateurs et la disponibilité d’une énergie décarbonée, pousse à mettre en place des initiatives de décarbonation. Nous avons recensé des initiatives variées, allant de l’agriculture générative (Kronenbourg et Soufflet ont créé la première filière d’orge responsable française) à l’économie circulaire (Bic pour la collecte des stylos et le reconditionnement des briquets, Handybag et le recyclage plastique ou les sacs poubelle 100 % compostables, etc.). Les groupes de travail de l’Ilec témoignent du positionnement fort de ces entreprises, qui doivent répondre à des exigences de plus en plus élevées.
Mais ici comme ailleurs, il faut bien peser la contrainte de la norme et articuler les réglementations françaises avec les réglementations européennes, tout en épousant l’appétence des consommateurs pour un achat plus responsable, dans la mesure où le contexte économique et leur pouvoir d’achat le permettent.
Ce portrait d’une filière qui emploie, entraîne, exporte, est impressionnant, mais les dirigeants voient-ils des menaces à l’horizon ?
M. L. : Oui, il faut regarder les choses en face. D’abord, les dirigeants interrogés disent que leurs perspectives de croissance sont assez faibles ou modérées pour les trois ans qui viennent, autour de 2 % par an. Et que leurs effectifs devraient peu augmenter dans les prochaines années, notamment dans les activités à forte valeur ajoutée, sur les sites de production comme dans les fonctions managériales. D’ailleurs, pour les industries agro-alimentaires, l’évolution de la valeur ajoutée française se situe dans la moyenne européenne, mais décroche par rapport au Royaume-Uni, qui a bénéficié de politiques publiques volontaristes qui ont entraîné + 20 % d’investissements dans la production agroalimentaire entre 2017 et 2021.
Surtout, l’étude souligne le risque que la France perde en attractivité. Contrairement à d’autres secteurs d’investissement international qui ont une perception positive du site France, les dirigeants de la grande consommation redoutent la perte d’influence de leurs filiales et la réduction de leur présence en France. Ainsi, 40 % des entreprises ayant répondu à notre questionnaire déclarent que leur maison-mère a refusé un projet d’investissement en France, en raison du niveau des marges, du climat social et politique, et des relations commerciales, qu’ils qualifient d’« exception française ». Un dirigeant sur six envisage de fermer un site de production dans les trois prochaines années. Ce sont des signaux assez inquiétants, en tout cas qui laissent penser que les conditions ne sont pas réunies, sur le plan des marchés ou sur celui de l’environnement sectoriel ou réglementaire, pour donner encore plus de puissance et de présence à un secteur important de notre économie.
Tendance française à la surtransposition des normes
Les freins à l’investissement dans les industries de la grande consommation mis en avant dans l’étude EY vous ont-ils surpris ?
R. P. : Non, ils ont largement confirmé nos convictions. Depuis plusieurs années, au cours desquelles j’ai accompagné bon nombre de nos adhérents dans des rendez-vous avec les pouvoirs publics, le manque de rentabilité et l’âpreté des relations commerciales (entre lesquels nous établissons un lien que l’étude EY ne va pas jusqu’à faire) sont systématiquement cités comme les problèmes les plus graves. Ce qui a pu me surprendre relève plus du caractère extraordinairement prédominant de ce thème dans l’évaluation globale de l’ensemble des freins à l’investissement en France.
Le poids du coût du travail était attendu, et de ce point de vue nos entreprises ne diffèrent pas de celles des autres secteurs dans leur appréciation.
L’instabilité du cadre législatif est un facteur sur lequel le regard de nos entreprises a tendance à devenir plus sévère, parce que le rythme et la précipitation dans lesquels sont élaborés et votés les nombreux nouveaux textes législatifs ne font que s’amplifier ; consommant au passage beaucoup d’énergie et générant beaucoup d’insécurité.
Une des manifestations de cette instabilité législative souvent déplorée par nos entreprises réside dans la tendance française à la surtransposition, dans un registre plus contraignant, des directives européennes, par exemple en matière environnementale. Les intentions sont souvent louables, mais toute réponse spécifiquement locale à un problème traité au niveau européen ne peut que poser des difficultés opérationnelles majeures, qui rejaillissent sur la perception des filiales françaises au sein de leurs groupes.
Le pire est pour les entreprises de se trouver prisonnières d’injonctions contradictoires ; comme l’obligation de produire des emballages incorporant 100 % de plastique recyclé en 2025 et la fin programmée des emballages plastiques à usage unique en 2040. Pour investir, les industriels des PGC ont besoin de visibilité.
Quelles devraient être dans le secteur des PGC les deux ou trois mesures urgentes pour ranimer l’attractivité de la France vis-à-vis des investisseurs, français ou étrangers ?
R. P. : De gros progrès ont été réalisés en matière de fiscalité des entreprises en France ; toutes le reconnaissent et s’en félicitent. Mais le chemin est encore long avant de pouvoir lutter à armes égales avec nos grands voisins, à commencer par l’Allemagne : la poursuite de la réduction des impôts de production devrait être une priorité.
L’absence totale de maîtrise de leur tarif par nos entreprises, dans le bras de fer qui les oppose malheureusement chaque année à leurs clients, est la source principale identifiée de nos maux ; non pas que la négociation n’existe pas dans les pays voisins, mais elle laisse rapidement la place à une phase où le distributeur laisse à ses fournisseurs la responsabilité d’assumer leurs choix ; et aux consommateurs de les sanctionner par leurs comportements d’achat. La stabilisation des règles de droit applicables aux relations commerciales, et surtout une sanction systématique et dissuasive des pratiques déloyales sont nécessaires pour que s’appliquent effectivement des textes qui depuis plusieurs années ont pour objectif un rééquilibrage des relations commerciales ; dans un contexte où le niveau de concentration de la distribution s’accentue et où l’appétit des enseignes pour les prix bas ne se dément pas.
La France a longtemps bénéficié d’un atout majeur avec une énergie abondante et bon marché ; une énergie qui plus est largement décarbonée. La capacité à maintenir cet avantage compétitif est essentielle, dans le cadre d’un plan aussi vaste qu’urgent de décarbonation de nos sites de production – déjà remarquablement avancé dans les entreprises de l’Ilec –, mais plus largement de l’ensemble de nos activités ; et de l’inscription de notre modèle dans une économie aussi circulaire que possible. Au-delà de la stabilité législative, cette transition très coûteuse requiert des soutiens à l’investissement et à l’innovation de la part de l’État.
S’agissant d’un secteur, notamment dans l’agroalimentaire, où les entreprises sont nombreuses et de tailles dissemblables, est-ce que ce sont les mêmes types de mesures qui peuvent favoriser l’attractivité ?
R. P. : En matière de politiques publiques, il est compréhensible et légitime de favoriser des TPE et PME – qui ne sont plutôt pas représentées à l’Ilec. Par exemple, nos adhérents ont été très peu nombreux à bénéficier du « bouclier énergétique » mis en place par le gouvernement en 2023.
Je suis en revanche beaucoup plus réservé en matière commerciale, où des différences de traitement selon la taille des entreprises peuvent vite conduire à une véritable distorsion de concurrence, et où le corpus législatif devrait selon moi être aussi homogène que possible pour l’ensemble des PGC.
Les particularités des TPE et PME peuvent parfaitement être prises en compte par les enseignes de distribution par le biais de chartes, qui ont une force d’autant plus grande qu’elles ne résultent que de la volonté des parties et ne sont imposées par aucune autorité publique ni aucun texte de loi.