Attractivité
“Sécurité juridique, rapidité, ampleur”
21/03/2024
Vous prônez dans votre rapport [1] une politique d’attractivité « d’attaque » consistant à « cartographier, étape par étape, les failles de nos chaînes d’approvisionnement et à les sécuriser au fur et à mesure, en remontant ces chaînes par rangs successifs de fournisseurs ». Cette politique vise-t-elle certains secteurs plutôt que d’autres ?
Charles Rodwell : Permettez-moi un point d’introduction sur le contexte de cette mission : la France est depuis plusieurs années le pays européen le plus attractif pour les investissements étrangers, notamment dans le domaine industriel (en nombre de projets). Même si en termes de création de valeur, de création d’emplois, nous pouvons encore faire mieux, c’est un résultat presque inespéré après des décennies de désindustrialisation.
C’est le fruit de la politique conduite au niveau national, avec la baisse de la fiscalité, les lois de simplification, la loi Pacte, les réformes du marché du travail, et dernièrement la réforme de l’assurance chômage. Mais aussi des politiques portées depuis longtemps et de manière transpartisane par les présidents de région, les élus locaux, avec les industriels, que nous avons pu rencontrer dans 41 départements durant cette mission : des centaines de personnes qui n’ont pas attendu le gouvernement pour attirer des investisseurs français et étrangers sur leurs territoires.
Le deuxième point de contexte, c’est que depuis quelques années nous avons changé de paradigme au niveau mondial : nous vivons dans un monde en guerre économique. Avec l’agression de l’Ukraine par la Russie et le conflit israélo-palestinien, la guerre se trouve aux portes de l’Europe. Ces conflits sont politiques, géopolitiques, militaires, diplomatiques, mais aussi de nature économique. Lorsque nous connaissons une rupture énergétique aussi brutale entre l’Europe et la Russie, lorsque le président chinois dit ouvertement à la télévision que son pays va passer d’une économie de paix à une économie de guerre, et qu’il ferme l’accès à une bonne part de ses marchés stratégiques, avec une incidence directe sur l’activité de centaines voire de milliers d’entreprises européennes, lorsque les États-Unis mettent en œuvre l’Inflation Reduction Act, qui frappe de plein fouet l’industrie européenne, on peut parler de tensions économiques majeures.
Points périodiques sur les maillons faibles des chaînes de valeur
Dans un tel contexte, soit on reste dans le même paradigme en France et en Europe, même s’il a évolué depuis la crise Covid – je pense à la dette levée en commun, aux alliances industrielles qui ont été mises en œuvre –, soit on accélère, avec un objectif au niveau national : l’indépendance et la sécurité économiques de la France. C’est l’objet des propositions de ce rapport, que j’ai mises à disposition du gouvernement.
Évidemment nous avons des priorités, dans certains secteurs stratégiques, où la sécurité des chaînes d’approvisionnement de nos industries est un élément fondamental. Et ça, c’est un travail commun à mener entre l’État et les industriels, pour renforcer la résilience de ces chaînes de valeur. Sur le long terme, l’équipe que nous proposons de mettre à disposition des entreprises pour mener cette politique d’attractivité d’attaque, pourra être ouverte à l’ensemble des entreprises qui contribuent à la croissance française et à la sécurité économique de notre pays.
À ce stade, nous avons donné la priorité aux secteurs où nous sommes le plus en situation de vulnérabilité, je pense à l’électronique, à tout ce qui est lié à l’énergie, à la santé, à l’agroalimentaire, à l’industrie chimique, et quelques autres qui aujourd’hui définissent ou non la puissance et l’indépendance politique d’un pays vis-à-vis de régions du monde qui ne sont pas des alliés objectifs.
Et cette méthode d’attaque devrait être pilotée par le SGDSN [2], c’est-à-dire avec une forte inflexion défense nationale, plutôt que par Bercy… Est-ce que vous aviez en tête l’épisode malheureux d’Excellia l’année dernière [3] ?
C. R. : Oui, absolument. Il y a plusieurs options, on peut aussi s’appuyer sur la Direction générale des entreprises. L’important, ce sont deux caractéristiques. La première : proximité avec la décision politique. Les décisions, et Excellia en est un bon exemple, doivent être prises parfois à l’heure près. Avec un SGDSN qui est directement rattaché au Premier ministre, vous avez entre les mains le cœur de la décision politique, qui peut être prise dans un temps record pour des opérations extrêmement sensibles. La deuxième : le caractère interministériel. Aujourd’hui, vous devez avoir autour de la table les collectivités, Bercy, l’Énergie, qui est désormais rattachée à Bercy, l’Intérieur.
Le SGDSN a comme son nom l’indique un prisme défense, une méthode de travail qui est profondément liée à la sûreté nationale. Ne vous méprenez pas, je connais bien Bercy et ses services, une fonction publique et des agents d’une qualité exceptionnelle et qui ont toujours l’intérêt de l’État au cœur de leur action ; ce que je veux souligner, c’est qu’associer la sécurité économique de notre pays à des enjeux de défense nationale sur un plan politique ou diplomatique constituerait une approche extrêmement intéressante. Si c’est la DGE qui prend la tête des opérations là-dessus, ça me va bien aussi, je connais la qualité de cette direction ; mais il faut assurer le caractère interministériel, pour être le plus efficace possible.
Pour une appréciation plus qualitative des investissements
Quelle articulation de ce pilotage avec Business France, dont vous voulez faire un « opérateur global de l’attractivité » [4] et dont vous proposez d’élargir le champ d’intervention ?
C. R. : Business France, selon les retours de dizaines d’investisseurs, fait du bon travail. Ses résultats en termes d’implantations d’entreprises sont extrêmement positifs, notamment depuis la réorganisation de la Team France Export [5] et aujourd’hui le début d’organisation de la Team France Invest [6]. Mais deux éléments lui manquent.
Le premier : les indicateurs sur lesquels travaillent ses agents restent souvent trop quantitatifs. On se pose trop peu la question de savoir si un investissement sur le territoire français a des répercussions positives sur le reste de l’économie française, ou si c’est un investissement qui, paradoxalement, va lui nuire. Des indicateurs plus « qualitatifs » doivent être assignés aux agents.
Le deuxième, c’est qu’aujourd’hui la mission principale de Business France en termes d’attractivité est d’attirer les primo-investisseurs étrangers. Ses agents n’ont pas de mandat pour aider un entrepreneur alsacien à s’installer en PACA, un entrepreneur de l’Oise à s’installer en Occitanie. Ça vaut pour les investisseurs français, ça vaut aussi pour les entreprises étrangèresimplantées en France depuis des décennies et de facto souvent considérées comme des entreprises françaises, qui ne sont pas toujours suffisamment accompagnées.
Ce constat est largement partagé par les acteurs que nous avons rencontrés. Soutenir les entreprises françaises pour développer leur activité dans notre pays doit être la priorité absolue de notre politique d’attractivité. Je me suis rendu à Châteauroux, où des dizaines d’hectares sont réhabilités avec des sites considérés comme stratégiques. Business France peut mettre en lien le maire de Châteauroux avec des entrepreneurs chinois, taïwanais, américains, coréens ou japonais. Mais quand il s’agit d’attirer des entreprises françaises au cœur de la France, par exemple dans la logistique ou l’industrie de la mobilité, cela se fait souvent par du bouche-à-oreille : il n’y a pas d’organisation spécifique pour accompagner les entrepreneurs français sur l’ensemble du territoire, d’une région à l’autre. Et c’est une perte de valeur, une perte d’efficacité pour l’ensemble de notre pays.
La mission que nous souhaitons assigner à Business France, moyennant un transfert de ressources, par exemple en supprimant le French Fab Investment Desk, qui est censé remplir ce rôle mais qui de facto n’est pas suffisamment identifié, c’est de lui permettre d’être l’agence globale de l’attractivité, qui s’adresse autant aux primo-investisseurs étrangers et aux entrepreneurs français.
Nous nous sommes appuyés sur deux types d’expériences. Premier type : un tour de France, avec quarante-huit déplacements dans quarante et un départements, à la rencontre de deux cents élus, notamment maires et présidents de région, et deux cent cinquante chefs d’entreprise ; ce sont eux qui ont inspiré les propositions que nos avons faites.
L’IRA, efficacité létale pour l’Europe mais exemple à suivre
Deuxième type : on a regardé ce qui au niveau mondial se fait de mieux. Ce qui se fait de mieux aujourd’hui, c’est l’Inflation Reduction Act, dont l’efficacité est potentiellement létale pour l’industrie européenne. Les États-Unis ont fait un chose très simple : ils ont choisi une priorité. Pas dix, pas cinq, une : cibler l’industrie décarbonée. Les 350 milliards d’euros qu’ils ont mis sur la table vont générer un effet de levier maximal sur l’investissement privé. Ils n’ont mis que 350 milliards d’euros, mais leur plan de relance est de 1 500 milliards : un effet de levier sur l’investissement privé de l’ordre de 1 200 milliards d’euros.
L’autre facteur de réussite de l’IRA, c’est la simplicité d’exécution. Un, c’est du crédit d’impôt ; rien de plus simple, notamment au regard des subventions multiples et variées qu’on propose en France et en Europe. Et deux, vous avez une réunion de cinq heures, avec tout le monde autour de la table, l’équivalent d’un préfet qui coordonne tout et à la fin de la réunion qui tranche ; l’entreprise envoie les documents justificatifs et les études menées sur tel et tel point, et elle peut s’installer. Ce qui fait qu’on arrive à des délais d’instruction record de quatre ou cinq mois. Troisième point, vous avez une sécurité juridique du porteur du projet : les règles du début et les règles à la fin sont les mêmes. Un domaine où l’on pèche particulièrement en France. D’où notre proposition sur le contrat d’implantation, et la mise à disposition des entrepreneurs étrangers ou français des moyens d’accompagnement de Busines France.
Ce qui nous revient de nos adhérents français, c’est que ce forum pour accélérer les décisions existe à une certaine échelle, avec Choose France, mais pour les entreprises étrangères. Seriez-vous favorable à un Choose France pour les entreprises françaises ? Et que répondre aux filiales d’entreprises étrangères qui ont l’impression qu’il y a une prime à l’entrée, mais pas de prime à la fidélité ?
C. R. : Très bonne idée. À partir du moment où on accompagne avec autant de qualité les primo- investisseurs étrangers, il faut offrir la même qualité de service aux entreprises françaises. Je tiens néanmoins à souligner qu’au sommet Choose France, organisé chaque année dans ma circonscription, à Versailles, vous avez des entrepreneurs étrangers, mais aussi des entrepreneurs français, des grands groupes, des PME et des ETI, présents justement pour rencontrer de potentiels investisseurs.
Mais s’il faut leur offrir la même qualité d’accompagnement, les besoins d’un entrepreneur français et les besoins d’un entrepreneur étranger diffèrent. Les entrepreneurs français, lorsqu’ils veulent s’installer en France, cherchent d’abord une analyse de marché très fine dans chaque région, et ont besoin d’un accompagnement de qualité pour l’emprise foncière, les délais d’instruction, les liens avec les écosystèmes locaux, sur un marché national ou européen qu’ils connaissent déjà bien. Un primo-investisseur étranger, lui, a une analyse assez fine du marché européen et de la potentialité du marché français, mais il distingue moins les différences entre l’Occitanie, PACA ou les Pays-de-la-Loire. On ne répond pas tout à fait au même besoin, en termes d’investissement et d’implantation.
Projets et propositions de loi en gésine
Avons-nous les moyens de déployer votre triptyque « sécurité juridique, rapidité, ampleur » inspiré de l’IRA américain [7] ?
C. R. : Un exemple qui résume tout, qui illustre la proposition 22 de mon rapport [8]. Une entreprise de logistique de produits frais qui investit dans les dernières années 100 millions d’euros sur l’un des ports français et investit aussi l’équivalent de 100 millions d’euros côté américain dans le port du New Jersey : cinq ans investissements équivalents et de même nature de chaque côté.
Côté français, pour un investissement de 100 millions d’euros dans un entrepôt assez futuriste qui gère en temps réel le transport et la logistique de produits frais, on leur avait promis, après avoir rempli 450 à 500 pages de dossiers, une subvention totale – régionale, nationale et européenne – de 800 000 euros. Et au bout de quelques mois, malgré cette promesse, cet investisseur s’est retrouvé avec une enveloppe totale de 500 000 euros.
De l’autre côté de l’Atlantique, pour un investissement de 100 millions d’euros, l’État fédéral et l’État du New Jersey ont fait une offre commune de crédit d’impôt – moyennant quelques dizaines de pages de dossier qui se résumaient à prouver la solidité de l’entreprise, le montant d’investissement et la création de richesse – de 40 millions d’euros sur sept ans. Et le constat au bout de cinq ans, c’est que la feuille de route est tenue et que chaque jalon a été respecté.
Ce qui fait que ce chef d’entreprise m’a dit, Monsieur le Député, je n’ai pas la capacité de convaincre mes actionnaires d’investir en France et en Europe pour ma prochaine tranche d’investissement. Et malheureusement la prochaine tranche se fera dans le New Jersey.
La différence d’attractivité qu’a créée l’Inflation Reduction Act nous oblige à adopter des mesures beaucoup plus rapidement et de manière beaucoup plus offensive pour attirer les entreprises qui répondent à nos priorités. Dans l’exemple que je vous ai donné les États-Unis ont identifié la filière agro-alimentaire, notamment les produits frais et leur logistique, comme une activité fondamentale pour leur sécurité alimentaire. Ils ont donc déployé leurs moyens plein feu, et cela a marché.
La conclusion, c’est que nous avons d’excellents résultats en matière d’attractivité depuis des années, mais il faut que nous soyons meilleurs. C’était l’objet du projet de loi industrie verte l’année dernière, qui était une réponse à l’Inflation Reduction Act au moins au niveau national. Et cette année, deux rendez-vous majeurs : le premier, le projet de loi sur l’attractivité financière de la place de Paris ; le deuxième, le projet de loi « Simplification » ou « Industrie verte II », qui va nous permettre de porter des mesures d’attractivité, notamment celles que je propose, mais pas seulement – elles ne sont qu’une contribution pour renforcer l’attractivité de la France.
Ne pas toucher au CIR !
Dans votre exemple, la force de frappe est la rapidité de déployer un crédit d’impôt. A-t-on les moyens de faire quelque chose à cette échelle ?
C. R. : Il faut qu’on se donne les moyens de le faire. On a créé le crédit impôt industrie verte dans la loi Industrie verte 1, qui est un très bon dispositif. Il faut qu’on élargisse son champ d’application à l’ensemble de l’industrie décarbonée.
Par ailleurs, l’attractivité de la France se joue sur sa stabilité fiscale et réglementaire. Raison pour laquelle je suis, et la majorité aussi, opposé à toute évolution du crédit impôt recherche. Alors que la France a réussi à sauver une part de son industrie, de sa R&D, grâce au CIR, il n’y a aucune raison de le modifier et de créer une instabilité aux yeux de l’investisseur étranger ou français. En revanche, sur ce socle du CIR, par le crédit industrie verte on peut privilégier les investissements dans l’industrie décarbonée. Ce doit être notre ambition.
Comment effectuer la revue semestrielle des vulnérabilités que vous recommandez ?
C. R. : On en vient à l’un des cas les plus intéressants qu’on ait vus pendant la mission. Nous nous sommes rendus en Belgique sur le port d’Anvers-Bruges, deuxième port européen, un des plus grands du monde. Y est implantée surtout l’industrie chimique, notamment l’industrie chimique lourde : BASF, Bayer, Engie, Total, Ineos et d’autres. Et vous avez une agence d’attractivité, de la région flamande, “Flanders Investment & Trade” (FIT) [9]. Chez FIT, ils sont bien conscients d’avoir entre les mains un port de dimension mondiale, mais aussi une contrainte majeure, c’est que chaque année, il n’y a seulement que quelques hectares de foncier disponibles. C’est à l’hectare près que l’organisation du port se décide.
FIT a adopté une organisation très intéressante, qui de l’avis des dizaines d’investisseurs que nous avons rencontrés fait la solidité et la résilience de l’industrie chimique sur le port : tous les trimestres voire tous les deux mois en période d’instabilité, l’agence rassemble les chimistes que j’ai cités pour faire le point sur leur chaîne de valeur ; elle leur dit : il nous reste quelques hectares de foncier, qui d’entre vous a un maillon faible dans sa chaîne d’approvisionnement qui pourrait menacer une partie de son activité sur le port d’Anvers ? Chacun se prépare en amont de la réunion et chacun dit, tel fournisseur N moins un, ou telle fourniture N moins deux, là j’ai une faiblesse dans ma chaîne de valeur.
Deuxième étape, l’industriel et l’agence mènent une étude pour identifier s’il y a un fournisseur belge ou européen qui peut répondre à la demande, ou plusieurs, pour sécuriser cette chaîne d’approvisionnement. Dans le cas où cette sécurisation n’est pas possible, dans les trois, cinq ans qui viennent selon l’urgence de la situation, FIT déclenche une opération de démarchage offensive sur les marchés mondiaux. Par exemple, pour tel intrant chimique, vous avez quinze fournisseurs à l’échelle mondiale dont six à Houston. FIT va organiser un roadshow extrêmement offensif, à Houston auprès de ces fournisseurs, en embarquant avec elle quatre ou cinq des industriels belges ou européens installés à Anvers. À Houston ils disent à ces fournisseurs : si vous venez vous installer chez nous, on vous offre l’accès à un marché, un site clé en main où l’ensemble des études sont faites, une gamme de services, la filière de formation à côté, la route renforcée pour faire venir votre infrastructure lourde, etc. Vous, il faut que vous consentiez à tel montant d’investissement, à tel niveau d’emploi, à produire tel type de produits. Est-ce que vous êtes d’accord pour vous installer ?
Eh bien, sur les six fournisseurs démarchés, quatre sont intéressés, et FIT fait une offre d’implantation à au moins deux de ces fournisseurs. C’est très performant, parce que délibérément il y a un choix de priorité, là la chimie lourde, par rapport à d’autres types d’industrie, une concentration des efforts et des moyens. Les industriels sont ravis de cette méthode. Si ça marche chez eux, il n’y a aucune raison que les Français ne puissent pas faire pareil.
Renforcer l’autorité préfectorale et favoriser la coordination locale
Il y a là une agence d’attractivité régionale ; si on transpose en France, au vu des propositions que vous faites par ailleurs, qui serait le coordinateur ? Et qui irait à Houston?
C. R. : Un investisseur de taille mondiale, avant de considérer l’Occitanie ou les Pays-de-la-Loire, considère la France, l’Allemagne ou l’Espagne. Et avant de considérer la France, l’Allemagne ou l’Espagne, il se pose la question de savoir s’il investit en Europe, plutôt qu’aux États-Unis ou en Asie. La matrice de notre politique d’attractivité, ça doit être les grands agrégats macro-économiques. Est-ce que nos prix de l’énergie sont compétitifs ? Est-ce que nous pouvons garantir une stabilité réglementaire et fiscale ?
Ensuite, sur l’attractivité spécifiquement française, on a déjà suffisamment et parfois trop d’agences. C’est pourquoi dans notre mission nous avons évité toute solution de facilité, à savoir créer une nouvelle agence. On s’appuie sur les institutions existantes. À une chose près : notre proposition de nommer des sous-préfets à l’investissement dans chaque région. Pourquoi cette mesure ? Elle a déjà existé, on s’appuie sur un partage d’expérience très concret : le sous-préfet à la relance, à la sortie de la crise Covid, qui a permis de piloter la relance dans chaque département, dans chaque région selon les cas.
Car lorsqu’une entreprise décide de s’installer en France, le parcours du combattant commence : elle doit parfois rencontrer jusqu’à trente interlocuteurs pour assurer son implantation : le maire, le président d’agglo, le président de département, le président de région, l’agence d’attractivité communale, intercommunale, départementale, régionale, le sous-préfet d’arrondissement, le préfet de département, le préfet de région, Business France, BPI France, la DDTM , la Drac, la Dreal, l’Office de la biodiversité, l’Agence de l’eau, les associations, les autres élus du conseil municipal, Bercy, le Quai d’Orsay, et j’en passe. C’est déjà assez lourd pour un investisseur français, c’est rédhibitoire pour un primo-investisseur étranger.
Partant de là, nous avons regardé ce qui se faisait de mieux en France. Et nous avons constaté que là où ça marche, ça ne dépend pas du législateur et des politiques nationales, mais des acteurs sur place, qui font la politique d’attractivité de leur territoire, par leur capacité à se mettre en « mode projet ». Ainsi à Valenciennes, vous avez depuis l’installation de Toyota à la fin des années 90 une vraie organisation en mode projet de l’ensemble des acteurs du territoire, élus, État, associations, industriels.
Cette organisation, elle peut se faire l’échelon de l’agglomération ou de la région – Nord-France-Invest dans les Hauts-de-France, ou le G6 de l’implantation en Auvergne-Rhône-Alpes. Elle peut se faire à l’échelon d’un préfet, par exemple sur le grand port de Marseille où les choses se débloquent depuis la création d’un laboratoire territorial par le sous-préfet d’Istres, d’une entreprise – le GIP Chemparc à côté de Pau, ou à Béziers le projet Genvia.
Quelle que soit l’autorité pilote, lorsque vous avez tout le monde autour d’un projet qui fait consensus, ça marche très bien. Pour cela, il y a un élément cardinal, c’est que l’État montre l’exemple. Il y a beaucoup trop de cas où l’élu et l’industriel se retrouvent face à deux administrations dont les injonctions sont contradictoires, et avec un préfet dont l’autorité est mise en question par des administrations qui sont censées la respecter.
L’exemple du “TGV administratif”
Aussi nous proposons de renforcer le pouvoir d’arbitrage et de décision du préfet, et d’installer auprès du préfet de région un sous-préfet chargé du pilotage des implantations industrielles. Pour cela, nous proposons de supprimer toutes les fonctions qui sont censées coordonner et qui sont insuffisamment identifiées – notamment le référent unique à l’investissement, qui dans la majorité des cas ne dispose pas de l’autorité nécessaire pour coordonner l’ensemble des acteurs en mode projet –, et de réhabiliter ce qui a bien marché par le passé, le sous-préfet à la relance, pour en faire un sous-préfet à l’investissement chargé de deux missions principales : coordonner les administrations sur le plan France 2030 et les coordonner pour assurer l’implantation rapide des projets d’investissement identifiés comme stratégiques au niveau régional ou national.
Cela devra se traduire par une lettre de mission signée par le ministre qui engage toutes les administrations soumises à l’autorité préfectorale, avec des objectifs chiffrés au même titre que la politique de la ville.
En résumé, restaurer l’autorité préfectorale ?
C. R. : Exactement, avec des mesures très simples. Par exemple, dans le jargon des agents de la fonction publique, le « TGV administratif » : il y a des cas d’études environnementales ou archéologiques où une Dreal ou une Drac n’ont pas les ressources ou l’expertise nécessaires, et doivent pour un aspect spécifique faire appel à l’expertise de l’administration centrale. C’est parfaitement légitime. Le problème, c’est que lorsqu’un préfet arbitre en défaveur d’une direction départementale ou régionale, cette direction est tentée de faire appel à son ministère de tutelle, pour contrer l’arbitrage du préfet. Nous proposons que la saisine des administrations centrales ne se fasse que par le préfet, ou qu’en lien avec le préfet, qu’une administration déconcentrée, quelle qu’elle soit, ne puisse pas le faire sans l’aval du préfet. Ce n’est pas la révolution, mais ça peut avoir un effet très concret.
Revue générale des surtranspositions
Vous mentionnez des cas de surtransposition ou de surinterprétation [10] des règles européennes. Serait-il possible d’envisager un texte législatif qui s’appuierait sur une revue générale des lois de transposition pour araser le delta réglementaire ?
C. R. : C’est absolument nécessaire. Un exemple, l’administration française demande, de manière quasi-systématique, un inventaire « faune-flore » réalisé obligatoirement sur quatre saisons (douze mois), aux porteurs de projets industriels, alors même qu’aucune disposition ne l’y contraint, ni dans le droit de l’Union européenne ni dans la loi française. En Allemagne, ces études se font en moyenne sur moins de six mois. Il y a une iniquité flagrante, une différenciation réglementaire qui affecte nécessairement les projets d’implantation en France.
À quoi vise le bouclier réglementaire de cinq ans que vous proposez », et est-il compatible avec le droit européen et le droit de l’OMC ?
C. R : Dans le bouclier réglementaire que je propose, il y a des éléments qui sont nécessairement exclus. Le législateur a la supériorité dans la hiérarchie des normes. Le bouclier réglementaire ne peut pas bloquer une évolution du droit du travail ou du droit fiscal par exemple. Ce n’est pas possible. Et la transposition des directives européennes, là encore selon la hiérarchie des normes, est une obligation. Donc, on restreint le champ d’application, on ne va pas contrevenir aux principes constitutionnels, mais dans ces limites-là on a les moyens de répondre à beaucoup de problèmes.
Un exemple. Dans la Marne, une commune de six mille habitants a un terrain où une entreprise, française cette fois, veut s’installer. L’étude archéologique menée, et les études environnementales, les études sur l’eau, les études sur la fourniture d’électricité, l’énergie, le préfet dit oui, le président de région dit oui, le président de l’agglomération dit oui, tout le monde dit oui. Sauf qu’une fois que l’entreprise commence à investir 1,5 million d’euros pour terrasser et creuser les fondations, M. Dupont à la tête de la Drac pour les études archéologiques est remplacé par M. Durand. Lequel estime que M. Dupont a mal fait son travail, et qu’il y a une possibilité de présence d’une villa gallo-romaine sous les pieds du projet. Donc il envoie instruction immédiate à la commune et à l’industriel, malgré l’arbitrage précédent du préfet, en disant : Monsieur le Maire, soit vous acceptez une étude complémentaire, pour laquelle votre commune paie 750 000 euros de plus, et six mois de retard dans le projet, soit vous abandonnez le projet. Je vous laisse imaginer l’issue : l’abandon du projet.
Ce n’est pas sérieux. On perd un nombre de projets nationaux et internationaux invraisemblable sur ces bases-là.
Or M. Durand, tout le monde lui en veut, mais il n’a fait que son boulot, dans le champ qui est le sien. Nous avons donc regardé au niveau réglementaire et normatif, à l’échelle de chaque préfecture et de chaque commune, comment on pourrait garantir une sécurité juridique au porteur du projet, dans ces cas spécifiques, mais qui feront la différence si on instaure une procédure sécurisée sur l’ensemble du territoire français. Nous avons regardé ce qui se faisait un peu partout en France, ce qui avait marché, ce qui n’avait pas marché.
Sécuriser les contrats d’implantation
La solution la plus probante, c’est le contrat d’implantation proposé dans les Hauts-de-France. Le président de région, Xavier Bertrand, a mis en place un contrat qui marche de la manière suivante. Il rencontre un investisseur, qui lui dit « Je parcours les régions françaises et européennes, et j’ai un projet de 50 millions d’euros dans tel secteur. » Et Xavier Bertrand lui dit : « Vous avez besoin de 20 hectares, je fais le tour de mes services et je reviens avec une offre d’implantation. » Il réunit régulièrement les présidents d’agglo de sa région et leur dit simplement les choses : il y a une entreprise qui propose d’investir tel montant, mais elle a besoin de 20 hectares, tout de suite ou dans les prochaines semaines ; qui peut faire la meilleure offre ?
Il y a là un double effet positif : une émulation entre Douai, Dunkerque, Valenciennes, Amiens, Arras, Lille et les autres, et le fait que l’État et la Région, malgré des divergences politiques au niveau national, travaillent de concert pour aider ces agglomérations à préparer des sites clé en main. À Dunkerque, seize mille emplois industriels vont être créés dans les dix prochaines années après des années de désindustrialisation…
Ensuite le président de Région et la communauté d’agglo choisie rencontrent avec le préfet l’investisseur et lui disent : vous nous avez demandé tel type de terrain avec telle qualification, nous sommes en mesure de manière tripartite de vous le proposer, et voici un contrat d’implantation où nous nous engageons à vous fournir les études environnementales, archéologiques et autres études faites. Moi, président de région, je m’engage à créer telle filière de formation dans l’IUT ou le lycée professionnel voisin ; moi, président d’agglo, je m’engage à refaire telle route pour que vos camions puissent circuler ; moi, préfet je m’engage à faire telle chose (le problème étant aujourd’hui que le préfet ne peut s’engager que de manière minimale).
Ce contrat d’implantation est un produit d’appel. Sur les investisseurs que j’ai rencontrés qui en ont bénéficié, la majorité m’ont confirmé qu’il avait été un élément fondamental, en tout cas très important, du choix qu’ils ont fait de s’installer dans les Hauts-de-France.
Donc ça marche, mais la Région rencontre trois problèmes. Le premier : ce contrat n’a aucune valeur juridique propre, c’est une belle lettre d’intention, mais si un jour il y a un problème, à la barre du tribunal ça ne vaut pas grand-chose. Le deuxième : l’État ne peut pas s’engager, ou sur des sujets minimalistes, ce qui ne suffit pas à rassurer l’investisseur et réduit le champ d’application du contrat. Le troisième : on promet à l’investisseur qu’on a fait toutes les études préalables, qu’on met à sa disposition, mais combien de fois arrive-t-il que M. Durand remplace M. Dupont au milieu du projet et que l’investisseur se rend compte qu’il y a une étude caduque ?
Le contrat d’implantation, avec sa reconnaissance dans la loi, permettrait en grande partie de résoudre ces problèmes : une valeur légale, une application sur la base de volontariat dans toutes les régions, l’émulation entre présidents de région, sur les délais par exemple, la possibilité pour le préfet de co-signer des engagements plus contraignants, un bouclier réglementaire garanti sur cinq ans.
Solidarité verticale dans les filières
Vous mentionnez [11] « les problématiques spécifiques rencontrées par les acteurs de la filière agro-alimentaire et par les fournisseurs de la grande distribution, qui soulignent tous les arbitrages difficiles décidés pour les mettre à contribution dans la lutte contre l’inflation ». Lors de la crise Covid les Français avaient redouté une pénurie de papier toilette ; les sites qui le produisent et en recyclent des dizaines de milliers de tonnes sont très sensibles au prix de l’énergie ou à l’accès à l’eau ; l’un d’eux pourrait délocaliser… Y a-t-il dans vos propositions des mesures qui y répondent ?
C. R. : Deux éléments me paraissent importants : l’identification de ces sites, par un travail conjoint de l’État et des industriels, mais aussi le fait que l’État ne peut pas tout. L’organisation des filières repose en immense partie sur la solidarité entre les donneurs d’ordres et les entreprises qui composent la chaîne de valeur. Les exemples sont la filière champagne et la filière cognac. Pour le cognac vous avez une telle solidarité entre les opérateurs du négoce en aval de la chaîne et les fournisseurs d’intrants et les viticulteurs en amont que non seulement c’est une filière en autorégulation assumée en accord avec l’État, mais qu’elle est capable d’anticiper l’évolution de ses marchés sur quinze ans. Le processus est similaire dans la filière champagne. Malheureusement une bonne part des chaînes de valeur françaises sont incapables de faire ce travail. C’est pourquoi nous proposons une série d’incitations, voire d’obligations.
Par exemple, les achats communs, une vraie revue des filières sur les formations, comme la DGA le fait sur ses grands programmes d’armement avec donneurs d’ordres et sous-traitants, pour éviter que les premiers n’arrachent des compétences aux seconds, affaiblissant leur propre chaîne de valeur, ou ne cherchent un écrasement des coûts, formidable pari à court terme mais pari désastreux à long terme – comme cela a été le cas des constructeurs automobiles français, qui ont trop souvent contraint et parfois détruit leur sous-traitance. Autre exemple, la proposition très simple de facture exécutoire, pour réduire massivement les délais de paiement et contraindre les entreprises qui refusent de payer leurs sous-traitants en temps et en heure. Autant de petites mesures très concrètes pour mettre de l’huile dans les rouages.
N’y aurait pas nécessité, pour favoriser ce type de solidarités verticales, de garantir juridiquement les entreprises au regard du droit de la concurrence ?
C. R. : Cela dépend des sujets, mais les filières françaises qui fonctionnent nous prouvent qu’on a quand même une marge de manœuvre large.